Le wokisme épouse des causes si diverses qu’il est difficile d’y voir une cohérence. Comment le définiriez-vous ?
Pierre Valentin : Il y a en effet beaucoup de branches différentes au sein de ce mouvement : le décolonialisme, la mouvance LGBT, les études de corpulence, les études de handicap… Il n’est pas simple d’en trouver immédiatement la cohérence, mais il y a un point commun : le wokisme est une idéologie qui perçoit les sociétés occidentales comme étant fondamentalement régies par des structures de pouvoir, des hiérarchies de domination, des systèmes d’oppression qui ont pour but d’inférioriser « l’Autre », c’est-à-dire la figure de la minorité sous toutes ses formes, par des moyens souvent invisibles. Et le woke, c’est celui qui a conscience de cette « réalité » néfaste, et qui se donne pour mission d’aller éveiller les autres, de les « conscientiser ».
Le wokisme a-t-il un projet de société ?
La particularité de cette idéologie, c’est qu’elle a pour seul projet la « déconstruction », pour reprendre le concept phare du wokisme. Sa proposition est une négation. Le wokisme ne défend pas les minorités, il les utilise en jouant sur le ressentiment tel que Nietzsche le définit : « C’est bien la faute à quelqu’un si je vais mal », résume-t-il dans sa Généalogie de la morale (1887). C’est ce ressort que les wokes actionnent. On fait l’éloge de la femme uniquement quand elle peut accabler l’homme, et l’on fera l’éloge du « transgenre » quand il ou elle permettra de critiquer, voire de condamner la différence sexuelle. Ce n’est pas A qui importe, c’est la faculté de l’instrumentaliser pour dénigrer B.
Pourquoi utiliser le terme de révolution pour caractériser le phénomène woke ?
J’ai été très marqué par la lecture de La Ferme des animaux (1945). C’est un petit livre de George Orwell, à qui l’on doit aussi 1984. Dans cette fable tragique, Orwell évoque, de façon métaphorique, la Révolution russe de 1917. Mais il parle aussi, plus largement, de la révolution en tant que telle. La révolution, au sens physique du terme, c’est le retour d’un axe sur soi-même. Dans cette ferme, les cochons font la révolution au nom des autres animaux : ils en sont « l’avant-garde éclairée ». Mais ils finissent par reproduire tout ce qu’ils ont dénoncé depuis le début du roman. Leurs objectifs sont toujours définis de façon négative. Il faut combattre, abattre, détruire. Faire table rase. Lorsqu’on définit la révolution par la négative, on est structurellement contraint de reproduire ce qu’on dénonce et de dupliquer ce qu’on déplore.
On concède parfois de bonnes intentions à ce mouvement. Partagez-vous ce point de vue ?
J’entends souvent dire, en effet, que l’enfer que nous promettent les « wokes » est « pavé de bonnes intentions ». Selon moi, au contraire, le ressentiment est le principal ressort des militants woke. Or, le ressentiment ne sait que détruire. L’existence d’un ennemi commun est la seule chose qui permette l’unité du mouvement woke. Ils ne sont pas du tout dans une logique positive d’égalité. Pour résumer, j’utilise la formule : « Dis-moi qui tu hais, je te dirai qui tu es. » Au nom de la compassion pour le dominé, c’est en réalité la volonté d’accabler le dominant qui motive leurs revendications et leurs actions.
Vous expliquez dans votre ouvrage que la génération des millenials – nés dans les décennies 1980 et 1990 – est un terreau favorable à l’émergence et au développement du wokisme. Pourquoi ?
Je pense qu’il y a plusieurs aspects. Les millenials sont à la fois très privilégiés d’un point de vue matériel et tragiquement défavorisés d’un point de vue existentiel et spirituel. Ils sont frappés de plein fouet par la crise du sens que traverse l’Occident. Ils subissent l’effondrement de l’enseignement, de la transmission de l’histoire – et de la géographie – de sorte que beaucoup sont incapables de se repérer dans le temps et dans l’espace. Il y a aussi un vrai problème de mémoire lié au numérique : avec les réseaux sociaux et les applications, vous recevez sans cesse des « notifications », des sollicitations qui vous interrompent et qui tuent toute continuité dans la réflexion…
Face à ce désarroi existentiel et à cette fragmentation du monde, le wokisme leur offre une forme d’unité. C’est un peu paradoxal car c’est une philosophie qui parle de diversité, qui fait l’éloge du flux, de la divergence, du séparatisme, de la fracturation. Mais la désignation d’un ennemi commun – le bouc émissaire, selon un schéma vieux comme le monde – permet d’unir temporairement la communauté, donc de se donner un rôle, d’avoir une raison d’être : déconstruire la société.
Comment enrayer la révolution woke ?
Il ne suffira pas de dénoncer sa nature profondément cancérigène. C’est une bouée de sauvetage pour beaucoup de gens, on ne pourra pas la leur enlever sans leur proposer autre chose. C’est un vrai défi pour la jeune génération. Une solution pourrait être de proposer à nouveau un récit collectif, comme l’amour de son pays, dans lequel les gens pourraient s’inscrire et se projeter. Sinon, la pure négation de la négation se révélera insuffisante.
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Comprendre la révolution woke, Pierre Valentin, éd. Gallimard, octobre 2023, 224 pages, 17 €.
Pour aller plus loin :
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- INTRUSION DE LA THEORIE DU GENRE A L’ECOLE ET DANS LA SOCIETE
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- SYRIE : ENTRE CONFLITS ARMES ET DIALOGUE INTERNE
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