N’étant pas théologien, je n’examinerai que la science, ses découvertes, ses incertitudes, ses supputations1. Chacun verra s’il y a lieu de s’inquiéter. Pour moi, mangeant mon blé en herbe, je dirai tout de go que plus la science progresse et plus allègrement je me frotte les mains. Ceci pour la raison que ce que découvre la science n’est et ne peut être rien d’autre que la pensée (pour user d’un mot anthropomorphique) du Créateur2. Ce qu’elle en découvre est, certes, très, très peu, et même rien du tout comparé à l’infini qui nous échappe. Mais par rapport à la finitude de l’homme, beaucoup quand même, et passionnant.
Les pseudo-sciences mises à mal
Remarque préliminaire : pendant des siècles, on s’est gaussé des théologiens qui calculaient l’année, le mois, le jour et même l’heure de la Création. Voltaire s’en est bien amusé, rappelant à l’article Babel de son Dictionnaire que le déluge eut lieu en l’an du monde 1656 et la destruction de la fameuse tour en 1771 (toujours de la Création du monde)3.
S’il revenait parmi nous, sans doute serait-il surpris d’apprendre qu’aujourd’hui les théologiens, sans aucune exception, avouent leur ignorance sur ce sujet, que ce sont les physiciens, les propres fils spirituels de son cher Newton, qui se disputent sur l’âge du monde : 15 ou 17 milliards d’années, disent-ils, et que l’un d’eux, éminent spécialiste de la relativité et des particules élémentaires, a même écrit un livre de 211 pages sur Les Trois Premières Minutes de l’univers (a), dont le chapitre VII étudie même en 16 pages le premier centième de seconde ! J’admire Steven Weinberg, mais ne suis pas prêt à parier un kopeck sur son premier centième de seconde (b). Ni contre d’ailleurs4.
Autre remarque préalable : si les découvertes de la science concernant les origines de l’homme sont en train de détruire quelque chose, ce n’est pas la religion, mais bien tout un tas de pseudo ou quasi-sciences, freudisme, darwinisme, marxisme, et même une certaine anthropologie dogmatique prétendant nous enseigner ce qu’est l’homme, « structure vide », « structure historique », nœud de relations sociales, « langage », que sais-je ?
Eh oui ! Dommage pour ceux qui croient encore pouvoir réfléchir sans savoir, mais cela devient un exercice de plus en plus scabreux. Sartre, qui annonçait son ambition de « construire une anthropologie totale » tout en posant la question : « La science, pour quoi faire ? » aura été l’une des dernières dupes de l’illusion que l’on peut réfléchir sur l’homme sans savoir au moins un peu d’où il vient5. Illusion sans doute inévitable tant que les infinies aventures de la préhistoire restaient insoupçonnées. De ces aventures, on connaît encore bien peu. Assez cependant pour changer presque intégralement ce que l’on croit voir de l’homme quand on ne sait rien.
Le Grec et le marteau qui tombe
Je proposerai une image. En regardant le ciel nocturne, les hommes ont cru d’abord voir une voûte obscure, adornée de lumignons. Ils raisonnèrent là-dessus. Un Grec, frappé quand même par la grandeur de ce qu’il voyait, affirma que cette voûte était si vaste qu’un marteau mettrait peut-être sept jours pour tomber de son sommet. Notre œil ne voit rien de plus que celui de ce Grec. Mais ayant découvert que chacun des lumignons est en réalité un soleil, qu’il y en a des milliards et des milliards dans notre seule galaxie, que les galaxies elles-mêmes sont innombrables, nous pouvons mesurer la fantastique erreur du Grec6.
Il en est exactement de même de ce que nous croyons voir de l’homme, comparé ne serait-ce qu’au peu que nous en savons.
Voici un premier coup d’œil sur notre immensité.
Du point de vue zoologique, c’est-à-dire quand on examine son corps, l’homme se classe dans l’ordre des primates, auquel appartiennent aussi les tarsiens, les lémuriens, les singes. Et quand on classe les fossiles, on trouve les plus anciens primates au début de l’ère tertiaire (paléocène, éocène), il y a 60 à 70 millions d’années.
L’ère tertiaire, c’est celle qui a vu s’ériger toutes les hautes montagnes du monde, les Alpes, les Andes, l’Himalaya. C’est-à-dire que… ou plutôt écoutons Lamartine, si proche de nous pourtant, mais qui ne savait pas :
Ô lac, rocher muet, grotte, forêt obscure,
Vous que le temps épargne…
Le pouce du callicèbe et celui du galago
En réalité, l’enfantement de l’homme a duré bien plus que celui de ce rocher que « le temps épargne ». Quand on regarde (par exemple, à la page 322 du Précis de zoologie des vertébrés, de P.-P. Grassé, vol. 3) (c), le squelette du notharctiné de Gregory, vieux d’environ 65 millions d’années, bien sûr on voit un animal : il a une queue, son museau est allongé. Mais toute notre architecture est déjà là, pas un os ne manque, bien à sa place, et peut-on considérer sans broncher l’extrémité de son membre antérieur, une main, avec son pouce plus court et opposable, une main qui est déjà la nôtre ? Alors pourtant le rocher de Lamartine était encore perdu dans un lointain futur.
Ou faisons une autre expérience, toujours avec ce Précis de zoologie (ou un autre), et toujours à propos de la main. Page 270 et suivantes, Grassé montre les mains d’une série de primates. Celle-ci est plus longue, celle-ci plus large, ou plus épaisse ; celle du callicèbe n’a presque pas de pouce, celle au contraire du galago (son pied aussi d’ailleurs) exhibe un pouce démesuré. Et ainsi de suite. On dirait que la nature s’est complu à tirer toutes les variations imaginables d’une main moyenne. Quelle main moyenne ? Eh bien précisément la nôtre dont l’architecture est plus proche de celle de ces anciens primates d’avant l’Himalaya que de celle des singes actuels7.
Sans doute la plupart des lecteurs de ces lignes ne disposent-ils pas du livre de Grassé. Qu’ils regardent simplement leur main : ce qu’ils voient, c’est un passé vieux de dizaines de millions d’années, plus ancien que le Mont-Blanc8. L’homme, disait Anaxagore de Clazomènes, est intelligent parce qu’il a une main. Il l’est évidemment surtout parce qu’il a un cerveau. Mais l’instrument si simple, souple, universel qui servit à Michel-Ange pour sculpter son David et qui réalisa toute l’œuvre bonne et mauvaise de l’homme, cet instrument dont chacun de nous dispose en naissant, modelait déjà de mille façons les choses de la terre bien avant que nous fissions notre apparition dans l’abîme du temps.
La Bible et les faits, même saisissement
Nous sommes le fruit d’une longue gestation. C’est avec un miraculeux discernement que la Genèse, voulant en faire entendre la majesté à des hommes n’ayant encore de savoir que le spectacle offert à leurs yeux, l’identifie à une histoire du monde : « Que la lumière soit », etc. Car il est vrai que l’histoire de l’homme est celle de l’univers entier.
La Bible n’est pas un système scientifique, nous avertissent les exégètes. Assurément.
Mais comme nous le verrons au cours des prochains articles, la Bible nous enseigne l’authentique sentiment de révérence que suscitent aussi les premiers regards portés par la science sur notre passé. C’est bien le même saisissement que nous éprouvons en lisant la Bible et en découvrant les faits. Et de même que le récit biblique est rempli d’épisodes mystérieux, de même la simplicité imaginée par les premiers savants a disparu devant les découvertes de leurs successeurs. Comme d’habitude en science, les progrès de la préhistoire et surtout de la paléontologie (la science des fossiles) nous révèlent d’abord l’étendue de notre ignorance.
C’est une ignorance qui résonne au plus profond de la métaphysique, car elle périme l’image mesquine de lui-même où l’homme se complaît. L’homme est sorti de la préhistoire en se voyant petit. J’espère détruire cette illusion qui n’était pas humilité, mais mépris. L’homme n’est pas méprisable. Il n’est que perdu dans sa propre grandeur9.
Aimé MICHEL
(a) Steven Weinberg : Les Trois Premières Minutes de l’univers (Éditions du Seuil, Paris 1976). Weinberg, professeur à Harvard, a reçu le prix Nobel en 1979. On n’est pas pour autant, Dieu merci, tenu de croire à ses « 3 premières minutes ».
(b) Certains astronomes, comme le Français Jean-Claude Pecker, pensent qu’il n’y eut pas de premier centième de seconde.
(c) Masson Éditeur, Paris.
Chronique n° 347 parue dans F.C. – N° 1823 – 20 novembre 1981
[||]
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 25 avril 2016
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 25 avril 2016
- Une fois n’est pas coutume, le sous-titre de cette chronique « La science et le récit de la Genèse », est d’Aimé Michel lui-même ; il explique l’allusion aux théologiens de la première phrase. Cette chronique, qui a été précédée de plusieurs autres (quelques-unes d’entre elles sont rappelées dans la rubrique « Pour en savoir plus ») est la première d’une série de treize, reprenant toutes (ou à peu près) ce sous-titre, dont la dernière sera publiée en mai 1982. La série se poursuivra ensuite sans rappel du sous-titre jusqu’en janvier 1983. C’est la plus longue publiée dans F.C., la série sur les rêves par exemple n’en comporte que cinq (sa dernière chronique est la n° 76, La dent en or de papa Freud – La science des rêves – 5, 24.08.2011). Au cours des prochaines semaines, nous mettrons régulièrement en ligne, une semaine sur deux, les textes de cette série, en alternance avec des chroniques sur d’autres sujets.
- Cette vue volontairement provocatrice, fort à contre-courant, mais à la longue et durable tradition, de la science comme « théologie expérimentale » (ou comme « sixième évangile » comme il le dit ailleurs) est souvent en toile de fond chez Aimé Michel. Elle est présentée plus en détail dans la chronique n° 307, L’orgueil diabolique de la science que nous mettrons en ligne dans quelques semaines.
- Ce n’est pas dans l’article « Babel » de son Dictionnaire philosophique, du moins de l’édition que j’ai entre les mains (GF-Flammarion, 1964). Voltaire y déploie son ironie coutumière, non sur la date de construction de la fameuse tour, mais sur sa hauteur. Je n’ai trouvé dans toute son œuvre qu’un seul commentaire sur la chronologie encore en usage à son époque ; il se trouve dans un texte intitulé « De la cosmogonie attribué à Moïse, et de son déluge » (chap. XXVII, volume 6 des Œuvres complètes de Voltaire, Firmin-Didot, Paris, 1875, p. 243, https://books.google.fr/books?id=JotLAQAAMAAJ). Voici ce passage : « D’où vient, par exemple, que du temps d’Auguste il ne se trouve pas un seul historien, un seul poète, un seul savant, qui connaisse les noms d’Adam, d’Eve, d’Abel, de Caïn, de Mathusalem, de Noé, etc. (…) Il faut avouer que les Varron et les Pline riraient étrangement s’ils pouvaient voir aujourd’hui nos almanachs et tous nos beaux livres de chronologie. Abel mort l’an 150. Mort d’Adam l’an 930. Déluge universel en 1656… Noé sort de l’arche en 1657, etc. Cet étonnant usage, dans lequel nous donnons tous tête baissée, n’est pas seulement remarqué. Ces calculs se trouvent à la tête de tous les almanachs de l’Europe, et personne ne fait réflexion que tout cela est encore ignoré de tout le reste de la terre. »
- Il est piquant de voir Aimé Michel considérer les érudites analyses de Steven Weinberg avec une distanciation comparable à celle de Voltaire à l’égard des chronologies érudites des théologiens de son temps ! Avec une différence toutefois : Voltaire ne croyait pas un mot de ces récits bibliques et des chronologies qu’on en tirait, alors que Michel ne parie ni pour ni contre la chronologie de Weinberg.
- Je ne sais si on parle encore de ces savantes constructions intellectuelles si à la mode dans les années 70. Sans revenir encore sur freudisme, marxisme et darwinisme (seul ce dernier –isme n’a pas sombré), Michel a toujours ironisé sur les Sartre et autres Foucault. Sur Sartre, voir les chroniques n° 231, Achever la création ? – Le chaos des espaces infinis représente le domaine de notre liberté future (17.11.2014) et n° 248, Le futur de l’homme est le surnaturel – Éloge d’un philosophe atypique, Claude Tresmontant, 05.10.2015. Sur Foucault, voir la chronique n° 264, Les métamorphoses du péché – De la culpabilité à la honte et de la quête du pardon à celle de l’estime publique (04.11.2013). Voir aussi la chronique n° 207, La gnose de Princeton – Vers un spiritualisme scientifique (07.07.2014), en particulier la note 4.
- D’après David Elbaz du CEA Saclay, l’évaluation la plus récente (en 2007) du nombre d’étoiles dans notre galaxie, la Voie Lactée, serait d’environ 230 milliards, compte tenu de sa masse totale (78 milliards de masses solaires) et de la masse moyenne des étoiles (un tiers de masse solaire). Quant au nombre de galaxies dans l’univers visible, il serait de 130 milliards, donc du même ordre de grandeur. (http://www.larecherche.fr/savoirs/autre/combien-etoiles-contient-notre-galaxie-combien-galaxiesdans-01-10-2007-84880). En fait, ces nombres ne sont pas encore connus avec précision car ils dépendent des méthodes utilisées. Pour les étoiles de la Galaxie les évaluations varient entre au moins 100 milliards et au plus 400 milliards (http://www.space.com/25959-how-many-stars-are-in-the-milky-way.html). Ce nombre augmente légèrement avec le temps car il naît actuellement plus d’étoiles qu’il n’en disparaît. Sur la naissance et la mort des étoiles, voir la note 7 de la chronique n° 103, Avant l’homme et au-delà – Un univers infiniment peuplé de créatures intelligentes (12.02.2012).
- « L’architecture [de notre main], écrit Aimé Michel, est plus proche de celle de ces anciens primates d’avant l’Himalaya que de celle des singes actuels ». On trouve une confirmation de cette remarque dans une étude récente (S. Almécija, J.B. Smaers et W.L. Jungers, The evolution of human and ape hand proportions, Nature Communications, 6, 7717, 2015 ; http://www.nature.com/ncomms/2015/150714/ncomms8717/full/ncomms8717.html). Ce travail de chercheurs de Barcelone, New York et Washington montre que les mains des hominoïdes modernes (humains et grands singes) sont très différentes ce qui s’explique par une évolution propre aux gibbons (avec une élongation extrême des doigts et du pouce), une adaptation convergente chez les chimpanzés et les orangs-outans (élongation des doigts) et peu de changement par comparaison chez les gorilles et les homininés fossiles (Ardipithecus ramidus et Australopithecus sediba). Les humains ont des longueurs du pouce et des doigts (pouce long par rapport aux doigts) qui n’ont que peu changé depuis leur dernier ancêtre commun avec les chimpanzés, ce que les auteurs rapprochent de leur capacité de manipulation car on trouve également ce rapport élevé pouce/doigts chez des anthropoïdes de grande dextérité comme les capucins et les babouins gelada. La date exacte de divergence entre humains et chimpanzés n’est pas connue avec précision, d’autant qu’une longue période d’hybridation entre ces deux lignées en voie de séparation peut avoir eu lieu. Les auteurs précédents la situe vers 7 Ma (voir leur fig. 3) ce qui est en accord avec la proposition de Tim White et collaborateurs (Science, 326, 75-86, 2009) : vers 7 à 10 Ma.
- D’où le titre de cette chronique. On y voit l’art d’Aimé Michel à trouver des formules frappantes et mémorables. Au Crétacé, il y a 80 millions d’années (Ma) les terrains de l’actuel Mont-Blanc sont depuis les débuts du Trias (245 Ma) sous les eaux d’une mer peu profonde. Mais les continents, Europe et Afrique, commencent à se rapprocher. Cette collision des plaques continentales provoque la surrection des Alpes. Les roches sédimentaires se plissent. Les altitudes augmentent. Au Miocène (20 Ma) les Alpes actuelles sont formées et le Mont-Blanc a atteint son altitude présente (4810 m). On trouvera de belles illustrations de cette formation sur le site http://www.geologie-montblanc.fr/formation.htm.
- Variante michelienne sur le renversement pascalien de la misère et de la grandeur de l’homme. L’homme tire sa grandeur de sa misère, et sa misère de sa grandeur (fragments 254 et suivants.) [Note de Bertrand Méheust]