Voeux du père Jean-Miguel Garrigues - France Catholique
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Funérailles catholiques : un temps de conversion
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Voeux du père Jean-Miguel Garrigues

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Fr. Jean-Miguel Garrigues o.p.
Toulouse, Noël 2015 – Nouvel An 2016

Chers frères, sœurs et amis,

C’est le cœur meurtri et serré que Noël nous trouve en cette tragique année 2015. Comment faire pour entrer en vérité dans la joie de Noël, c’est-à-dire autrement que par une fuite dans l’insouciance mondaine, contre laquelle le pape François nous met en garde ? La tragédie du terrorisme, et d’une immigration de masse fuyant pour beaucoup celui-ci, a frappé à notre porte et nous ne pouvons plus nous boucher les oreilles et détourner le regard. Cette année, les chrétiens, nous devrons creuser profond dans notre foi pour trouver une source authentique de joie et d’espérance.

En France, et particulièrement à Toulouse où vit une population islamique touchée par la radicalisation fondamentaliste, le plus dur c’est de se savoir haï commeFrançais et comme chrétien par certains de ces musulmans que l’on côtoie au quotidien. Comment éviter de porter désormais un regard qui suspecte et redoute en chacun d’eux un possible islamiste ? Considérer que le terrorisme n’est le fait que de quelques illuminés marginaux, sans lien avec le reste des musulmans, n’est pas réaliste et tout le monde le sait désormais en France. Bien de eux qui basculent dans l’islamisme sont les enfants de couples musulmans apparemment bien insérés dans la société française, quand ce n’est pas des français d’origine chrétienne. Se dire que le djihâdisme n’est que la perversion de l’islam est aussi peu fondé. S’il est vrai que dans le Coran il n’y a pas que des textes appelant à la guerre sainte contre les infidèles, ces textes existent bel et bien ; ils n’ont jamais été radicalement réinterprétés dans la tradition et peuvent donc être invoqués par les djihâdistes.

Prétendre que le chrétien n’a pas d’ennemis peut être tout aussi trompeur. Si le Christ nous demande d’aimer nos ennemis, c’est parce nous en avons et qu’il ne sert à rien de faire la politique de l’autruche en faisant comme si tout le monde nous aimait. Par ailleurs, comme le rappelle saint Thomas d’Aquin, nous ne pouvons pas aimer nos ennemis en tant qu’ennemis, car il serait pervers de les aimer en tant qu’ils font le mal, mais en tant qu’hommes créés par Dieu à son l’image et donc en tant qu’ils restent toujours, tant qu’ils vivent, capables de bien. Cette capacité de bien dans les musulmans, qui s’exprime au quotidien non sans l’aide de la grâce dans leurs actes vertueux, se manifeste particulièrement aux yeux du chrétien quand ils s’ouvrent la foi en Christ. Ayant vu le beau film français intitulé L’apôtre, qui raconte l’histoire à fondement réel de la conversion d’un jeune beur français au Christ 1, j’ai trouvé sur Youtube de nombreux témoignages de musulmans et musulmanes convertis au Christ. Ils m’ont permis de découvrir les ressorts de bonté que la grâce trouve chez un musulman, non seulement comme chez tout homme créé à l’image de Dieu, mais aussi avec tout ce que sa religion et sa culture ont prédisposé de bon en lui. Cela m’a permis de percevoir concrètement comment la personne humaine n’est jamais déterminée au mal par un conditionnement défectueux, qu’il soit religieux, idéologique ou culturel ; comment sa conscience, aidée secrètement par l’Esprit Saint, peut discerner ce qui est bien dans celui-ci et prendre appui sur lui pour déterminer ses actes, sans suivre ce qui en lui est mauvais. Pour ma part, j’ai reçu de manière libératrice ces visages d’hommes et de femmes venus de l’islam au Christ comme autant d’images de ce qu’un musulman peut devenir plutôt qu’un djihâdiste. Je me fais une joie de vous les offrir en cette veille de Noël.

Je voudrais maintenant, comme à la fin de chaque année civile, vous raconter brièvement ce qu’a été ma vie en l’an 2015 qui s’achève. Elle a comporté ses deux volets habituels : celui de mes activité régulières et celui de mes activités extra-ordinaires. Les premières consistent essentiellement dans les cours de théologie que je donne chaque année. A Toulouse j’ai initié mes jeunes frères étudiants en formation sacerdotale à la théologie des Pères de l’Eglise sur le mystère de la Trinité. Ici aussi, j’ai donné une session pour les étudiants en licence de théologie de l’ISTA (Institut Supérieur Thomas d’Aquin de l’Institut Catholique de Toulouse) sur la théologie du Filioque (le Saint Esprit qui procède du Père et du Fils). Au séminaire d’Ars, j’ai été donner au cours de l’année quatre-vingt-dix heures de cours sur le traité du Christ en cinq semaines de session intensive. A ce ministère d’enseignement en vue de la formation de futurs prêtres, s’ajoutent à Toulouse les prédications, les conférences du soir et les accompagnements de groupes ou de personnes individuelles.

Les activités extra-ordinaires consistent surtout en des retraites et en des sessions que je donne en dehors de Toulouse. En février dernier je suis retourné, un an après, à la trappe d’Œlenberg, près de Mulhouse en Alsace, pour prêcher aux moines leur retraite annuelle. A la fin de celle-ci, au lieu de rentrer directement à Toulouse, je me suis rendu à Paris pour prendre l’avion vers Rome. C’est que quelque chose d’imprévu était survenu auparavant. A Noël 2014 j’avais reçu un coup de téléphone du cardinal Schönborn, mon vieil ami et camarade de formation Christoph, me demandant de collaborer avec lui sur les questions doctrinales concernant le couple et la famille que devait traiter le synode d’octobre 2015. En plus d’une réflexion partagée à distance entre Vienne et Toulouse, il me demandait de venir le retrouver pour faire le point à Rome, où il devait assister au consistoire des cardinaux début février.

Je l’ai donc rejoint au Vatican juste après le consistoire, à la Maison Sainte-Marthe où il logeait avec les autres cardinaux venus de l’étranger pour cette occasion. Nous avons pu aborder ensemble à tête reposée les différents aspects des questions doctrinales et pastorales les plus épineuse que devait aborder le synode en octobre suivant. Christoph Schönborn devait en effet participer à la rédaction du document de travail préparatoire pour celui-ci. Nous avons ensuite été visiter, comme un sage et un maître, notre frère aîné en saint Dominique le cardinal suisse Georges Cottier, le disciple et l’héritier de Jacques Maritain et du cardinal Charles Journet et l’ancien théologien de la Maison Pontificale avec saint Jean-Paul II.

Le cardinal Schönborn avait rendez-vous avec le P. Antonio Spadaro, directeur de La Civiltà Catolica, la revue des Jésuites de Rome, considérée comme un organe officieux du Saint-Siège. Il l’avait connu au synode d’octobre 2014 et ils avaient sympathisé. Nous avons donc été le voir et j’ai pu découvrir moi-même un homme d’Eglise d’une envergure considérable. Il avait fait l’entretien programmatique du pape François au début de son pontificat, qui avait été publié dans les revues jésuites des principales langues. Le Jésuite et les deux Dominicains, nous avons partagé notre souci commun de soutenir et de relayer les intentions directrices du pape François concernant à la fois la miséricorde envers les faibles, y compris les faibles dans la vertu, et la réforme évangélique de la vie de l’Eglise. Les deux Dominicains, nous avons proposé de contribuer avec notre charisme propre à étayer doctrinalement les intuitions pastorales du pape Jésuite que Dieu a donné aujourd’hui à l’Eglise. En homme d’action avisé, le P. Spadaro nous a proposé de réaliser deux entretiens pour sa revue : un plus magistériel et pastoral avec le cardinal et un plus librement théologique avec le franc-tireur que je suis. Nous avons décidé avec joie de faire collaborer les charismes complémentaires de nos deux ordres pour le service de l’Eglise en deux entretiens significatifs, auquel s’est vite joint un entretien avec le cardinal Georges Cottier pour former un « triptyque dominicain » de trois entretiens qui ont paru successivement entre juin et septembre dans La Civiltà Catolica, puis en un seul volume en italien à la veille du synode 2

L’intention commune à nous trois Dominicains était, me semble-t-il, de montrer aux pères du futur synode qu’il existait une voie moyenne, pastoralement miséricordieuse et prudente, mais aussi doctrinalement fondée, entre le tout et le rien des deux opinions extrêmes qui risquaient de s’affronter stérilement. Il fallait éviter au synode d’avoir à choisir entre un immobilisme pastoral sans cœur et un reniement dans les faits de l’indissolubilité du mariage, si clairement enseignée par le Christ. Chacun à notre manière, les trois Dominicains interrogés avec la pertinence d’un grand professionnel et la sympathie d’un ami par le Jésuite Spadaro, avons été dans le sens de la ligne que le synode devait finalement retenir. Celle-ci a consisté à ne pas verrouiller moralement (canoniquement c’eût été impossible) une décision du Saint-Père permettant un assouplissement de la discipline de la communion dans certains cas particuliers. Il semble qu’au synode cela se soit décidé dans le groupe linguistique germanique, où le cardinal Schönborn jouait un rôle médian et sans doute médiateur entre d’une part les cardinaux Kasper et Marx, favorables à une ouverture générale de la communion aux divorcés remariés, et d’autre part le cardinal Müller préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, tenant du statu quo pastoral. Les deux premiers ont admis que l’assemblée ne reprendrait pas leur position maximaliste et le dernier a reconnu à la lumière de plusieurs textes de saint Thomas, comme il l’a dit lui-même dans une interview à un média allemand, que des dérogations ponctuelles ne remettent pas en cause une loi générale. Il semble que Schönborn ait réussi à faire accepter aux uns et aux autres de laisser au pape le soin de tracer une voie moyenne. Et le synode les a suivis.

Nos trois entretiens avec le P. Spadaro ont donc paru, entre juin et septembre. Le mien, publié le premier en juin, a suscité aussitôt des critiques peu nombreuses mais d’une rare violence. Le journaliste et vaticaniste Sandro Magister, aidé en coulisse par un Dominicain resté dans l’anonymat, et le philosophe chrétien Thibaud Collin ont crié au « scandale » et m’ont accusé de « contredire le Magistère », ne sachant sans doute pas que tous les articles de La Civiltà Catolica sont soumis par principe à l’autorité doctrinale du Saint-Siège, laquelle peut en empêcher la publication. Le plus drôle c’est qu’en novembre, mais une fois le synode achevé, le même Sandro Magister a reconnu dans sa chronique du 30 octobre que la voie ouverte par le synode, celle-la même qui avait semblée à lui et à son conseiller dominicain si « scandaleuse » quand je l’avais formulée à titre de modeste opinion théologique, avait été certes non adoptée mais en tout cas envisagée et non exclue par principe par… Joseph Ratzinger, comme cardinal-préfet puis comme pape Benoît XVI 3. En juin, m contradicteurs ont été aussitôt relayés complaisamment par des revues catholiques comme Famille Chrétienne ou Liberté Politique, sans compter par les innombrables sites web et autres salons de la blogosphère plus ou moins « tradi ». Je fus d’autant plus reconnaissant à l’hebdomadaire France Catholique de publier sur son site internet l’intégralité de la traduction française de mon entretien, puis une réponse aux objections qui me semblaient avoir plus de poids.

En cette fin d’année scolaire, j’ai dû me débattre assez seul au milieu de ces critiques virulentes, tout en continuant à mener de front mes divers enseignements à Ars et à Toulouse ainsi que mes ministères de prédication. De plusieurs côtés ont m’a demandé des conférences sur les questions que le synode allait débattre. Début mai j’ai donné une session de théologie sur le Saint-Esprit aux Cisterciens de l’abbaye d’Hauterive près de Fribourg (Suisse).

L’été venu, j’ai prêché fin juillet la première partie de la retraite des Sœurs Dominicaines de Poncalec. Aussitôt après, je me suis envolé pour Santander (Espagne) pour faire une communication sur « Jacques Maritain face à un catholicisme de croisade » dans un colloque sur le philosophe de Meudon à l’occasion des quatre-vingt ans de ses conférences données en 1934 dans cette même université d’été, dans lesquelles il avait tracé une ébauche de ce qui deviendrait deux ans après son célèbre livre Humanisme intégral. Je suis rentré tout de suite après en France pour donner à notre sanctuaire de la Sainte-Baume, avec le fr. Philippe-Marie Margelidon, la session annuelle d’initiation à la théologie de saint Thomas d’Aquin, consacrée cette année au mal moral et à la providence divine. J’avais dû annuler cette année la retraite théologique d’été, que j’aurais dû normalement prêcher comme les autres années, les Trappistes de l’abbaye d’Aiguebelle, qui nous ont accueilli si amicalement depuis des années, ne pouvant le faire qu’après le 15 août, ce qui s’est avéré être une date trop tardive pour la plupart des retraitants. Les Trappistes de l’abbaye de Notre-Dame des Neiges (haut Ardèche), chez qui j’avais déjà donné en 2007 ma première retraite théologique, ont aimablement accepté de nous accueillir en 2016 du 25 au 30 juillet.

En septembre j’ai repris mes sessions de théologie de la nouvelle année académique au séminaire d’Ars et début octobre, pour la quatrième année consécutive, je me suis envolé vers les Etats-Unis. Mon ami Mark Kinzer, le principal théologien juif-messianique et mon principal interlocuteur depuis quatorze ans dans le groupe de dialogue entre Juifs Messianiques et Catholiques, a publié cette année un livre qui rassemble tous ces écrits concernant sont dialogue sous le titre Searching her own mystery 4. Hillsdale College (Michigan), une vénérable institution universitaire, avait organisé pendant trois jours autour de ce livre une de leurs Gershom Lectures avec les conférences de Kinzer, de Gary Anderson, un laïc professeur de théologie venu de la voisine Notre Dame University (Indiana), et de moi-même, suivies d’une table ronde. A cette occasion, j’ai retrouvé le superbe et flamboyant automne américain dont je gardais un souvenir lointain mais émerveillé depuis mon semestre à Georgetown University (Washington D.C.) 1962, il y a plus de cinquante ans… Aussitôt après, je suis rentré en France pour donner une retraite pour des prêtres aux Foyer Sacerdotal d’Ars, puis une session de trois jours au sanctuaire de Notre-Dame du Laus sur les fins dernières.

C’est ainsi que se termine pour moi dans l’action de grâces une année 2015 riche en surprises, en événements et en labeurs. Il ne me reste plus qu’à vous rejoindre par le cœur et par la prière dans la joie de Noël et de souhaiter que Dieu nous donne une fois de plus une année de grâce… donec non erit tempus.

Avec mon fidèle et amical souvenir, fr. Jean-Miguel.

  1. Vous pouvez le trouver en DVD ou sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=3WUWYFn1zZ0
  2. Les deux entretiens du cardinal Cottier et de moi ont paru ensemble en français aux éditions du Cerf sous le titre Vérité et miséricorde : l’enjeu du synode ; celui du cardinal Schönborn a été publié en français dans une version bien plus développée aux éditions Parole et Silence sous le titre Le regard du Bon Pasteur : mariage et conversion pastorale..
  3. http://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/1351168?fr=y . Le 24 novembre il a repris favorablement la même idée, cette fois-ci charpentée canoniquement : http://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/1
  4. Il est déjà traduit en français et devrait paraître aux éditions Parole et Silence sous le titre Scrutant son propre mystère.