Vladimir Ghika : le contexte politique avant la guerre de 1914-1918 - France Catholique
Edit Template
Noël : Dieu fait homme
Edit Template

Vladimir Ghika : le contexte politique avant la guerre de 1914-1918

Copier le lien

On pourrait donner à cette période un sous-titre : d’où vient la Roumanie ?

Nous ne remonterons pas à la préhistoire mais seulement à l’Empire romain. Quand les Romains arrivent dans cette région qui s’étend de la Mer noire dans le Bas Danube aux Carpates et de la Grèce aux confins de la Hongrie actuelle, ils trouvent des populations et des royaumes aux noms évocateurs : les Thraces, les Celtes (ou Galates), les Scythes que saint Paul épingle comme les plus bêtes des humains. Les Thraces du nord sont appelés Daces. Les Daces exaspèrent les Romains. Il y eut deux guerres dont la chronique est lisible sur la colonne Trajane à Rome. Finalement, Rome contrôle les deux tiers de l’actuelle Roumanie, c’est la Dacia félix, et laisse libres les Daces du nord (Costoboces et Carpiens : ces derniers donnent leur nom aux Monts Carpates. Nous sommes en 105 A.D. Les Goths, à l’époque barbare, font pression sur les Daces qui repassent au sud du Danube. Bien d’autres peuples se succéderont. Finalement, se met en place au VIII° siècle la Bulgarie danubienne sur les deux rives du fleuve. Les Bulgares sont des cavaliers turcophones et leur royaume comprend des Albanais, des Serbes, des Slavons et des Romans dont on parle depuis la fin du 6ème siècle, qui habitent plutôt le pourtour des montagnes. Au 7ème siècle, les Romans sont appelés Valaques (nom germanique) : le slavon est leur langue officielle jusqu’au 17ème siècle. Ils s’étendent au-delà des frontières actuelles de la Roumanie.

Un nom est à retenir : Basile II le Voulgarochtone (tueur de Bulgares) Autour de l’an 1000 il détruit le royaume de Bulgarie au sud du Danube. Bulgares et Valaques se réfugient au nord du Danube et se mettent sous la protection de la Hongrie. En 1186 un second Royaume des Bulgares et des Valaques se forme ; il va durer 60 ans, il s’étend de l’Albanie à la Mer noire. A partir de 1256, le destin des Valaques se joue exclusivement au nord du Danube tandis que ce sont les Slaves et les Turcs qui dominent au sud.

Lors du schisme de 1054, la Hongrie se range du côté catholique, les Roumains restant orthodoxes. La Transylvanie, colonisée par des Saxons germanophones est composée de duchés où les Magyars prennent progressivement le pouvoir. Avec la Réforme, beaucoup deviennent calvinistes. Résultat, en 1737, le pacte Unio Trium Nationum admet comme nations catholiques les Magyars, les Saxons et les Sicules ; les orthodoxes roumains bien que majoritaires dans le pays, sont déclarés « nation tolérée » et, par suite, privés de tout droit social ou politique. Afin de s’émanciper, une partie des Roumains de Transylvanie rallient le catholicisme en 1698 : c’est l’origine de l’Eglise gréco-catholique.

Pendant ce temps, l’aristocratie roumaine orthodoxe forme des voïvodats en Moldavie à l’Est des Carpates et en Valachie au sud des Carpates Posada. Un de ces voïvodes, Basarab Ier le Fondateur donne son nom à la Bessarabie. Les Tatars évidemment se manifestent mais la cartographie reste presque la même jusqu’à l’arrivée des Ottomans. La Moldavie, en renonçant au littoral sur la Mer noire, et la Valachie, en cédant la Dobrogée, deviennent vassales de la Turquie et paient tribut au Sultan, mais ne deviennent pas provinces turques. Ce sont des Etats chrétiens (Millets) ayant leurs lois propres, leurs voïvodes, leurs ambassadeurs et leurs armées. Illustrant cette époque, il faut citer, en Moldavie, Etienne le Grand qui vaincra l’Empire ottoman et recevra du pape le titre d’Athlète du Christianisme ; et en Valachie, Vlad l’Empaleur dont le nom évoque le traitement qu’il infligeait aux Turcs. Mais les Turcs resteront les plus forts. Ils iront jusqu’à Vienne. A partir de 1683, les Habsbourg reprennent l’initiative et colonisent la Moldavie. Les Russes commencent à intervenir pour avoir accès à la Mer noire et au delta du Danube. D’où des guerres. Les princes de Moldavie et de Valachie, portés à combattre les Turcs, sont remplacés par des princes phanariotes propulsés par les Ottomans. Tout le XVIII° siècle est un siècle de révoltes. Les Phanariotes tentent d’imposer les idées des Lumières non sans succès. On veut même substituer à l’Empire ottoman autocratique une république Hétairique multinationale et multiconfessionnelle. Cela finit dans le sang. L’indépendance de la Grèce se fait dans la douleur. C’est le commencement des mouvements nationalistes. La révolution de 1848, qui se répand dans toute l’Europe, n’aboutit pas en Roumanie. En 1853, les Russes envahissent une nouvelle fois la Moldavie et la Valachie (la première fois, c’était en 1806 pour mettre la main sur une partie de la Moldavie entre le Dniestr et le Prut qu’on appelle depuis la Bessarabie). C’est le commencement de la guerre de Crimée où les Français et les Anglais sont aux côtés de l’Empire ottoman. Le traité de Paris (1856) oblige les Russes à rendre la Bessarabie méridionale (le Boudjak en Turc) à la Moldavie et le delta du Danube aux Turcs qui lui accordent cependant une grande autonomie. Et cela va être le commencement de l’Etat de Roumanie.

Les réformateurs de la Valachie et de la Moldavie sont formés en France. Napoléon III, selon le principe des nationalités, soutient l’union des deux principautés qui finissent par élire un même chef, Alexandru Ian Cuza. Celui-ci fit des réformes utiles, notamment agraires, mais fut renversé par une coalition de libéraux et de conservateurs. C’est ainsi que la classe politique, voulant avoir une ouverture sur le monde, choisit un prince allemand : Carol de Hohenzollern-Sigmaringen. C’était s’assurer un pas vers l’indépendance qui fut obtenue en 1878 au Congrès de Berlin. Carol est couronné roi en mai 1881.

Les débuts du nouveau royaume sont paisibles jusqu’à la révolte des paysans en 1907, durement réprimée, mais ouvrant la réforme agraire. Juste avant la guerre de 1914-18, la Roumanie s’engage dans la Seconde Guerre balkanique. Nous reparlerons de ces événements en reprenant la biographie de Vladimir Ghika.

En résumé, quelques dates à retenir

De sa naissance à la fin de ses études en France (1873-1895)

La famille paternelle de Vladimir Ghika est profondément enracinée dans les Balkans par ses origines lointaines. Elle est foncièrement roumaine par le rôle qu’elle a joué : à partir de 1660, cette famille fournit à la Valachie et à la Moldavie nombre de princes régnants (appelés donc voïvodes), dont le dernier, Grigore Ghika X qui régna de 1849 à 1856 est le grand père paternel de Vladimir Ghika. Sous son règne, on note l’émancipation des tziganes et la promotion de la liberté de la presse.

Le père de Vladimir, Ioan Grigore Ghika, né en 1830, est général de division. Il fut deux fois ministre de la Guerre puis passa dans la diplomatie : il fut agent diplomatique à Vienne, Berlin et Saint-Pétersbourg (1871), délégué au Congrès de Rome (1872), agent diplomatique auprès de la Cour suzeraine de Constantinople de 1872 à 1877. En ce temps-là, la Roumanie n’était pas encore souveraine. La relation avec la Sublime Porte était donc délicate jusqu’à l’indépendance. Avec l’indépendance, il fut envoyé en qualité de ministre plénipotentiaire à la Cour Impériale de Russie à Saint-Pétersbourg. Ce fut donc un homme brillant qui jouissait à juste titre d’une haute considération dans son pays et aussi dans les pays où il fut envoyé.

Il épouse en 1861 la princesse Alexandrine Moret de Blaramberg née en 1836 et apparentée à une autre branche des Ghika et à d’autres grandes familles de France et de Russie. Elle eut six enfants : Alexandre (mort en 1915), Grégoire qui ne vécut que deux ans, Georges qui vécut vingt ans (1866-1886), Ella, fille unique, née en 1868, mourut en 1890. Ces enfants eurent la vie courte tandis que Vladimir et Démètre, son frère cadet, atteignirent de grands âges.

Vladimir naquit le 25 décembre 1873 à Constantinople et fut baptisé dans l’Eglise russe puisqu’il n’y avait pas d’église roumaine à Istanbul. Né de parents orthodoxes, sa mère étant très pieuse, il fut baptisé dans l’orthodoxie et reçut ainsi les trois sacrements de l’initiation chrétienne en même temps. Il eut une nourrice qui était française et qui avait fui la France et la Commune. Son frère note qu’elle ne fut pas très bonne. La maison où la famille habitait à Péra n’était pas des plus belles. Le train de vie était modeste puisque le général ne recevait pas de traitement, seulement des frais de représentation, et que les Ghika avaient subi les effets des réformes agraires sous Cuza qui les avaient appauvris. Leurs ressources provenaient du domaine de Boziéni. Le ménage des parents marchait bien, leur correspondance l’atteste, et vivait dans la foi orthodoxe. La princesse était « farouchement attachée à l’Eglise orthodoxe ; elle était sans le savoir, de mentalité foncièrement catholique et d’une grande piété. « Elle se nourrissait de livres catholiques parmi lesquels, au premier rang, figuraient les Elévations et Méditations de Bossuet et l’Imitation de Jésus-Christ. Elle en avait assimilé la moelle. C’est de cette vie intérieure qu’elle me nourrit moi-même, et cela dès ma plus tendre enfance ». Les deux parents avaient un grand souci de l’éducation de leurs enfants : ils devaient recevoir une bonne éducation, dont Vladimir, comme son frère Démètre qui lui sera toujours proche, garde bon souvenir, pour être en état de servir le pays. Ils donnèrent eux-mêmes la première éducation religieuse et eurent du mal à trouver ce qu’ils souhaitaient en ce domaine pour leurs enfants. Comme souvent dans l’aristocratie de ces pays, la langue de la famille était le Français.

Je ne résiste pas au plaisir de relever deux anecdotes qui révèle le caractère du jeune Vladimir. En 1877, sa mère écrit à son père : « le poète Vladimir, en regardant l’horizon confondre le ciel avec la terre, s’est écrié : « Vois, maman, comme le ciel embrasse la terre là-bas ! Elle ajoute : n’était-ce pas une jolie idée ? Et cela à trois ans et demi !». Un peu plus tard, la même année, alors que Jean Ghika est au front en Bulgarie pendant la guerre (1877-1878) qui allait aboutir à l’indépendance de la Roumanie, le jeune Vladimir est déjà capable d’ajouter ces mots à la lettre de sa mère : « Moi aussi, mon bon papa, je veux t’embrasser parce que je t’aime beaucoup. Je prie Dieu tous les soirs pour papa pour que tu battes bien les Turcs et gardes bien les Russes. Je t’aime beaucoup. Vladimir Ghika ». Cette guerre a montré que les époux Ghika vivaient bien sur la même longueur d’onde. La princesse Alexandrine montre qu’elle comprend parfaitement les enjeux de la guerre face aux tendances expansionnistes des alliés russes. Pour comprendre, il convient de se rappeler la situation dans les Balkans créée par la diplomatie européenne : tout en ménageant la puissance ottomane, principalement, l’Angleterre crée de toute pièce des Etats dans la péninsule balkanique qui suscitent de profonds ressentiments, notamment en Bulgarie, d’une part pour contrer le panslavisme russe et, de l’autre, pour limiter la « Megali Idea » grecque, entendez le rattachement de la Macédoine à la Grèce. Le Congrès de Berlin en 1878 consacrera cette balkanisation qui sera la cause de guerres par la suite tandis que la Roumanie conquiert son indépendance. Alors que le général Ghika est au front en Bulgarie, son épouse, la Princesse Alexandrine s’engage dans le soin des blessés au point de recevoir la décoration « Elisabeta » (du nom de la princesse régnante). Pendant cette guerre, le général Ghika était proche du Tsar de Russie dont il n’ignorait pas les visées. C’était donc naturel qu’il fût envoyé en 1878, après la guerre, à Saint-Pétersbourg comme ministre plénipotentiaire. C’est à ce moment que les époux Ghika décident de faire éduquer leurs enfants en France parce que l’enseignement y est bon que la vie y est moins chère qu’en Roumanie. Ce choix était d’autant plus judicieux qu’il était très probable que la prochaine promotion du père l’amènerait à Paris en qualité de ministre plénipotentiaire. En attendant, sur les conseils d’amis, la princesse et ses enfants s’installent à Toulouse. Vladimir n’a que cinq ans. Il écrit déjà tout seul et « a la rage de l’arithmétique », écrit sa mère. Il est sensible : l’idée qu’il pût exister des hommes ennemis les uns des autres le faisait pleurer ; quand il apprend que sa cousine a obtenu son brevet supérieur, il se précipite au cou de sa mère pour lui dire : « je tâcherais de faire comme elle pour te rendre heureuse ».

Catastrophe, la nouvelle de la mort du père, en 1881, jette la consternation. Le général mourut d’une pneumonie contractée aux obsèques du Tsar Alexandre II qui avait été assassiné. On sent que la famille fait bloc, Mgr Ghika le note bien dans ses souvenirs. Ce fut pour lui l’occasion de réfléchir à la mort. « L’idée de l’infini et l’idée de la mort, écrit-il, ont été le fond de ma vie morale d’alors ».

En 1884, Vladimir et Démètre entrent au lycée de Toulouse. En 1886, leur mère rentre en Roumanie et les laisse à la sagesse d’une gouvernante suisse, Melle Divorne, calviniste. Il y avait toujours chez la mère la crainte d’une contamination catholique. Vladimir souffrait de voir ses camarades communier et pas lui, et trouvait les sermons au Temple particulièrement austères. Il est déconcerté par les divergences entre les confessions qui se réclament du Christ mais reste profondément ancré dans la spiritualité orthodoxe de sa mère. Le baccalauréat en poche avec dispense d’âge, il poursuit ses études universitaires à Toulouse et obtient, tout comme son frère, sa licence en droit. Tous deux partent alors à Paris, avec leur gouvernante, et entrent à l’Ecole libre des Sciences politiques. Nous sommes en 1893. Vladimir commence à s’intéresser à beaucoup d’autres choses. Il suit des cours de lettres, sciences, médecine et philosophie ; s’intéresse aux arts et à l’histoire. Il fréquente les églises catholiques « sans piété, dit-il, mais avec beaucoup de respect ». Il lit et relit les Pensées de Pascal. Il caresse l’idée d’une apologie du Christianisme en vue de laquelle il commence à écrire.

Malheureusement, il quitte Paris en 1895 pour cause de maladie, tandis que son frère poursuit son cursus qui lui fera embrasser la carrière diplomatique. On craint une angine de poitrine. Il retourne à Bucarest mais la vie mondaine ne lui plaît guère. Il finit par rejoindre sa mère à Boziéni, leur domaine familial. Là, il s’aperçoit qu’il ne parle pas bien le roumain.

Au cours de cette courte vie roumaine qu’il qualifie comme «le plus détestable moment de ma vie », Vladimir est assez malheureux au fond de lui-même. Il le dit sans ambage dans son autobiographie : « étroitement réfugié dans le cercle de la famille, le seul endroit où il me parût y avoir quelque chose d’un peu bon et pur. En dehors des personnes de ma famille, pas d’influence sensible. Aucun ami. Aucun guide extérieur. Personne qui m’ait jusqu’ici inspiré une admiration morale suffisante, dans le monde où j’ai vécu, pour en faire sinon mon maître, au moins mon conseiller ». Il garde cependant le sens et le service des pauvres et des malades. C’est alors qu’il se lance dans des travaux de recherche sur les archives familiales. On sait combien l’histoire de sa famille est liée à celle de son pays. A cause de ces recherches, il rencontrera des personnalités éminentes que ce soit dans les lettres ou dans les sciences historiques. Il faut citer Dimitrie Alexandru Strurdza (qui deviendra premier ministre entre 1901 et 1906) et le chanoine gréco-catholique Augustin Bunéa. Les documents qu’il a rassemblés sont de grande importance pour l’histoire culturelle et politique de la Roumanie. Il prolongera ses travaux au Vatican quand il se rendra à Rome auprès de son frère Démètre, nommé en 1898 secrétaire à la légation de Roumanie.

Premier séjour à Rome (1898-1902)

Rome l’émerveille « avec tout ce qu’elle enseigne à celui qui sait regarder et penser ». Il s’y sent poussé vers le bien. Il reprend ses travaux de recherche. En marge, il fait un travail sur le concile de Florence (1439). Ce concile est particulièrement intéressant du point de vue de Vladimir Ghika et du nôtre en essayant de comprendre comment il est devenu catholique, puisqu’il s’agit d’un concile qui a tenté de rétablir l’union entre les Grecs entendus au sens large et les Latins (catholiques). Ce concile eut un retentissement certain en Europe centrale dans ce qui a été la Russie kiévienne. Il vaut la peine de s’y arrêter un moment.

Au 9ème siècle, les saints Cyrille et Méthode, venus de Byzance, entreprennent l’évangélisation des Slaves. Ils reçoivent la bénédiction du pape de Rome mais Cyrille (c’est son nom de moine, car il s’appelait Constantin) y meurt. Méthode, seul, ordonné évêque, poursuit le travail. En 988, la Russie kiévienne devient chrétienne (byzantine) par le baptême de Vladimir de Kiev. Mais en 1054, c’est le Schisme d’Orient. En 1240, les Tatars détruisent Kiev, capitale politique et métropole religieuse de la Rus’. Les conquêtes du début du 14ème siècle conduisent le patriarche de Constantinople à créer deux nouvelles métropoles : Kiev-Halytch, sous domination polono-lithuanienne et Kiev-Moscou à l’Est du Dniepr, occupée par les Tatars. Les jeux d’influence politique conduiront le patriarcat de Constantinople à supprimer la métropole de Kiev-Halytch qui est rétrogradée au rang de simple évêché sous la tutelle de Kiev-Moscou. C’est alors qu’intervient le Concile de Florence qui réconcilie les Eglises d’Orient et d’Occident. A son retour à Kiev (qui est redevenue polonaise), le métropolite de Kiev-Moscou, Isidore, apporte la bonne nouvelle de la réconciliation et est très bien accueilli. A Moscou, en revanche, le grand prince Vassili II le prive de son titre et le jette en prison. Isidore s’en échappe, se rend à Rome puis à Constantinople en 1453. Un accord entre le roi Casimir IV de Pologne et le grand prince de Moscou divise en deux la métropole de Kiev. Les huit diocèses situés en Pologne s’unissent à Rome sous l’autorité d’Isidore. Pendant un siècle et demi, l’Eglise de Kiev-Halytch, qui n’a jamais rejeté l’acte d’Union de Florence, sera en double communion avec Constantinople et Rome. Le contexte politique se modifie encore à la fin du XVIème siècle : en 1589, le siège de Kiev-Moscou devient patriarcal, tandis qu’en 1596, lors de l’Acte d’Union de Brest-Litovsk, 6 des 8 diocèses de Kiev-Halytch demandent l’union avec Rome, à condition de conserver leur identité byzantine : L’Eglise unie garde son organisation, sa liturgie, l’accès des hommes mariés au sacerdoce et accepte le Filioque comme principe théologique. Après le partage de l’Europe en 1648 (traité de Westphalie) et la conquête de Kiev par Moscou en 1654, le partage confessionnel de l’Europe sera figé pendant plus de trois siècles. (Fascicule de l’Œuvre d’Orient, « être aux côtés des chrétiens d’Orient », Paris, 2010)

On comprend mieux que ce concile de Florence ait retenu l’attention de Vladimir Ghika.

Aux Archives du Vatican, Ghika recueille, copie et analyse sommairement tous les textes intéressant la Roumanie. Ce travail sera financé pendant deux années par le Ministère roumain de l’Instruction publique. Ainsi poursuit-il le travail qu’il avait commencé en Roumanie.

C’est à cette époque qu’il entrevoit la possibilité de devenir catholique. Son cheminement est discret, secret même. Plusieurs indices méritent d’être relevés. D’abord, au temps de sa scolarité à Toulouse, il manqua de formation catéchistique, ce dont sa mère se désolait, mais il voyait ses camarades catholiques communier tandis qu’il s’ennuyait aux sermons du Temple protestant. Déjà, comme il a été dit, il se désolait des divisions entre Eglises. Ensuite, à Paris, il lui arrivait d’entrer dans une église (catholique). Sa mère, profondément orthodoxe, était plus catholique qu’elle ne le pensait. En tout cas, dans la famille de Vladimir, on considérait que les catholiques étaient les plus proches de la vérité. Enfin, Vladimir avait été impressionné par les persécutions dont les catholiques en France étaient les victimes à l’époque du déchaînement des passions antireligieuses. Il éprouvait de la compassion pour eux tout en se rendant compte de l’importance de l’Eglise catholique au cours de l’histoire, avec ses saints, ses œuvres de charité, son héroïsme. Mais, malheureusement, à cette époque-là, il ne put rencontrer aucune personne catholique capable d’exercer sur lui quelque autorité. Vladimir note avec esprit que c’était mieux qu’il en fût ainsi « pour l’autorité que pourrait avoir auprès des autres ma conversion ». Quand il rentre en Roumanie, en 1895, il trouve un désert religieux.

Tentons de saisir l’inquiétude, l’angoisse comme il dit, qui pouvaient être les siennes (et celles de son frère Démètre). Tous deux devenaient partisans des catholiques. Mais il y avait loin de là à la foi catholique. Intellectuellement, il sentait bien que « pour être du côté des catholiques il fallait une information extérieure suffisante de ce qui touchait à la foi catholique et beaucoup de zèle pour la défendre, avec la ferme décision de travailler à l’Union des Eglises et de faire revenir de toutes mes forces à la Papauté les communions dissidentes d’Orient, (mais c’était) tout ce que Dieu pouvait me demander, tout ce que je devais souhaiter pour moi-même ». (Autobiographie).

Il est clair que le fait d’être prince Ghika, descendant d’une famille orthodoxe, qui a régné, qui a travaillé à l’unité et à l’indépendance de la Roumanie, impose des devoirs. Sa conversion serait-elle perçue comme un reniement ? Ce que lui dit sa mère. « Si quelque chose a pu m’arrêter, c’est l’idée de lui faire de la peine », avoue-t-il. Ce qui veut dire qu’il a dû assumer à lui seul la responsabilité de sa détermination.

Vladimir Ghika ne s’est pas converti simplement pour changer de religion. Ce fut le choix délibéré d’un projet de vie totalement consacré à Dieu, au service du prochain, à l’action pour l’unité de l’Eglise.

Par vie totalement consacrée à Dieu, il entend développer par l’exemple, le sacrifice de tout ce à quoi on peut tenir d’habitude, l’esprit chrétien, avec la grâce de Dieu. Il souhaite vivre en un pays où il y ait des églises accueillantes, où il puisse faire son adoration devant le Saint-Sacrement. Il souhaite appartenir à une église où l’on vive selon la charité, où il y ait assez de disciples pour être protégé contre ses propres écarts, assez de sécurité pour être vraiment libre, où l’amour de Dieu qui est désormais sa raison de vivre peut être le plus vif, le plus nourri, le plus aidé

Par service du prochain, il dit clairement : « je n’en suis que trop sûr, les pauvres, les malades, les paysans roumains, me verront plus souvent qu’ils ne voient les bourgeois ou boyards de Bucarest, puisque je serai tout à eux. Je serai avec eux tous les jours, non en étranger mais en ami et en frère, non en visiteur accidentel entre une noce et une partie de poker, mais comme un des leurs. Dans cette tâche de communion à l’âme populaire, de vie avec la misère et la maladie, je n’ai pas seulement de la bonne volonté mais de l’expérience, l’expérience de plusieurs années de renoncement progressif et de don toujours plus grand de soi-même – ceci pour l’âme. Le soin des pauvres, des souffrants pendant des mois et des mois tous les jours – ceci pour la science pratique de la chose. J’ai passé des années de ma vie dans des hôpitaux, des dispensaires et des mansardes. On y apprend beaucoup et on s’y oublie aussi en même temps ». En outre, il voit dans l’exercice de la charité le lieu d’une noble émulation entre les chrétiens de toutes confessions.

Cette dernière remarque qualifie son sens de l’Eglise. Il a une première fois l’occasion de l’exprimer lors du 25ème anniversaire du pontificat de Léon XIII, le 3 mars 1902. C’est ainsi qu’il intitule un article qui sera publié dans le Monde catholique le 15 mars 1902. Il y expose sa confiance en l’avenir de l’Eglise dans le siècle qui venait de commencer, ainsi que son engagement à servir de toutes ses forces la cause de l’Eglise. Il comprend l’importance de la papauté en général (on dirait aujourd’hui le service pétrinien) et précise les caractéristiques du présent pontificat : l’indépendance absolue de l’Eglise (n’oublions pas qu’à cette époque l’Eglise avait perdu ses Etats, trente ans plus tôt et que le pape se considérait comme le prisonnier du Vatican) ; la question sociale devenue question chrétienne (Rerum novarum faisant de Léon XIII le pape des ouvriers) ; l’arbitrage international (« le pape de la paix » ; le retour au bercail des confessions dissidentes ( aspect moins connu de Léon XIII en France, qui œuvra pour l’union des Eglises, spécialement les Eglises orientales).

Finalement, note Andrei Brezianu, Vladimir Ghika n’a pas eu grand monde pour le conseiller en ce qui concerne le choix du catholicisme. Même à Rome, il avoue avoir reçu d’abord une éducation par les choses et les livres, avant de rencontre le P. Lépidi, O.P., Maître du Sacré-Palais, qui a finalement reçu sa profession de foi catholique le 15 avril 1902. Il paraît que les choses se précipitèrent quand il n’osa pas détromper un interlocuteur qui le croyait catholique. Toujours est-il que Vladimir Ghika fit profession de foi catholique à Sainte Sabine, dans la chambre de Saint Dominique, en présence de quelques personnalités ecclésiastiques et d’un laïc. Il dit de cette démarche : «Je ne suis pas ce qu’on appelle un converti. Catholique d’esprit et de cœur, j’ai dû attendre que la possibilité me soit donnée d’entrer officiellement par la grande porte. C’est tout ». Comme on lui demandait pourquoi il était devenu catholique, il répondit, non sans esprit, « pour devenir plus orthodoxe ».

Non sans esprit, mais avec un grand sens théologique remarquable pour l’époque. Sa racine chrétienne est orthodoxe ; il ne la reniera jamais. Mais il veut dire aussi qu’il n’existe qu’une seule foi portée par des Eglises séparées – catholique et orthodoxe – mais unies sur ce point. Mais le service de cette vérité l’a conduit à l’unicité de l’Eglise. On a vu en quelles circonstances, Vladimir Ghika est arrivé à demander à entrer dans l’Eglise catholique. Il n’avait sans doute pas, à ce moment là, les outils théologiques pour exprimer son intuition selon laquelle il n’existe qu’une foi orthodoxe (la vraie foi) et que l’Eglise est de soi catholique. Le problème entre orthodoxes et catholiques est plus ecclésiologique et, encore, les orthodoxes reconnaissent-ils une certaine primauté au pape de Rome. Il faut signaler que depuis longtemps, en tout cas avant le début du 20ème siècle, cette question était étudiée et débattue chez des théologiens russes comme Soloviev. De ce Russe qui devient catholique six ans plus tôt, il est dit « Soloviev n’a jamais voulu se convertir, passer au catholicisme ou faire une ré-union des Eglises. Il a voulu reconnaître, constater, déclarer, professer solennellement une union qui, selon lui, existait déjà… Il ne s’agit pas de créer un état de chose nouveau, mais seulement d’admettre ce qui, en droit, n’a jamais cessé d’exister ». Ces propos sont tenus par un moine de l’Eglise d’Orient dans une contribution intitulée « la signification de Soloviev » aux Travaux offerts à Dom Lambert Bauduin, Chèvetogne 1955. Ils expriment bien la recherche de Soloviev ; ils s’appliquent bien à Ghika. Sa profession de foi apparaît comme un approfondissement de la réflexion dans et sur la conscience que l’Eglise a d’elle-même. Cette réflexion sera reprise par la suite, notamment avec les théologiens de l’émigration russe. Rien ne permet de dire que Vladimir Ghika à cette époque de sa vie ou même plus tard eût été en contact avec ce courant de pensée. Mais il y existe une similitude. Voici ce qu’écrit le Prince : « je crois en cette Eglise que mes ancêtres ont quittée, sans penser à une rupture, sans penser au trésor qu’ils perdaient. Je ne suis pas un renégat ! Je vais devenir catholique pour être meilleur orthodoxe ; je suis un revenant du Bosphore et du Danube, un pèlerin de Byzance à la maison mère de la foi, à la Rome éternelle ! Ce qui m’attire, ce n’est pas la grandeur d’une Cité ni sa renommée, mais l’Esprit et le témoignage de Pierre… » Evidemment, Ghika va plus loin que Soloviev ; ce dernier parle surtout de primauté d’amour alors que le Prince évoque le rôle de Pierre davantage enfoncé dans la tradition puisqu’il le fonde sur la volonté de Jésus lui-même. Cette question de la primauté est centrale aujourd’hui dans le dialogue entre catholiques et orthodoxes.

Perspectives apostoliques

Vladimir Ghika aurait bien voulu devenir prêtre mais, à l’époque, son projet fut contrecarré par le pape Pie X et par sa mère. On sait que le Princesse Alexandrine était contrariée par la conversion de son fils au catholicisme. Elle se fit recevoir par le pape à titre de descendante d’une famille régnante. Elle lui avait exposé des raisons dynastiques : pas question que Vladimir fût ordonné prêtre tant que son frère Démètre n’ait pas de descendants mâles pour éviter que le nom s’éteigne. Vladimir aussi obtint audience du pape qui lui conseilla de rester plutôt dans le monde, du moins pour un temps, afin d’y travailler efficacement à l’unité de l’Eglise et d’y donner, autour de lui, le témoignage d’un christianisme intégralement réalisé dans une vie de laïc. Le pape l’engagea donc à se considérer comme missionnaire de Jésus-Christ dans les divers milieux, en Orient et en Occident, où il avait accès. Pendant 21 ans, Vladimir a suivi le conseil du pape. Sa vie fut entièrement consacrée au service de Dieu et de l’Eglise. Tout ce qu’il allait entreprendre comme laïc, et aussi plus tard comme prêtre, porta cette empreinte missionnaire (remarque du postulateur).

En un clin d’œil, il obtient des diplômes de philosophie et de théologie qu’on n’obtient au bout de longues années d’études. Mais son frère Démètre, chez qui il habitait, ne devant pas rester plus de deux ans à Rome, Vladimir fit en deux ans ce qu’on fait en quatre. Comme il avait une solide culture historique, philosophique et même théologique, il mena à bien une formation régulière telle qu’elle est prescrite pour les candidats au sacerdoce. C’est ainsi qu’il obtint la licence en philosophie et le doctorat en théologie en 1906. (Le postulateur écrit 1905 !) Ces études, qu’il poursuit au Collège dominicain saint Thomas de Rome (le futur Angelicum), lui donnent non seulement une grande connaissance de la vérité catholique mais aussi les moyens de la faire découvrir. Vladimir Ghika devient donc un précurseur : il est laïc théologien, et il se lance dans l’apostolat des laïcs.

Il ne tarde pas à se signaler. Au Congrès marial de Rome, en 1904, il donne une conférence sur le thème de la Vierge et l’Orient. Non seulement, il fait montre d’une belle érudition mais encore il laisse percevoir ce qui allait marquer sa spiritualité dans l’avenir : la dimension eucharistique et mariale. Il expose l’importance de cette hymne entière d’action de grâce que l’on chante après la consécration devant les portes closes de l’iconostase – chaque action du Christ et comme ponctuée par une hymne à la Mère de Dieu toujours à l’ombre de l’Esprit-Saint. Parallèlement, on voit son souci de l’unité de l’Eglise avec son désir de s’impliquer directement dans les efforts pour l’unité et son sentiment que, dans les choses de Dieu, la première manière d’agir est la sainteté, l’amour.

Dans le même temps, il reprend ses recherches sur l’histoire roumaine à la Bibliothèque vaticane. Il travaille sous la direction de Mgr Duchesne, directeur de l’Ecole française d’histoire et d’archéologie de Rome. En outre, à la Congrégation de la « Propagande », il découvre des conversions au catholicisme d’un nombre important de membres des grandes familles régnantes des Principautés roumaines. Il trouve, par exemple, les actes d’abjuration et de profession catholique de son aïeul Grégoire Ghika à Vienne, après son passage avec ses troupes en pleine bataille de Lewenz en 1664 de l’armée turque à l’armée chrétienne. Geste renouvelé devant Hotin, le 11 novembre 1674, avec le Prince de Moldavie, en passant de l’armée turque à l’armée polonaise. Vladimir Ghika commence à publier ; il ouvre même une revue à Bucarest, la Revista catolica. De la sorte, il sert grandement l’histoire de la Roumanie et ouvre la voie à l’historiographie roumaine. Il mène toutefois ces recherches non pas pour la gloire des grands parmi l’aristocratie mais avec la conscience de servir l’Unité de l’Eglise : rapprocher de Rome son pays, y faire connaître les liens qui avaient été tissés dans le passé et s’en servir comme de plateforme pour « montrer que le schisme entre les deux Eglises était plus apparent que réel, pour faciliter en un mot l’union entre elles ».

Décidément, 1904 est une grande année pour Vladimir Ghika. Il fit selon ses mots, une vraie trouvaille à Thessalonique : une traduction slavonne de l’Imitation de Jésus-Christ, qu’il signale à l’Académie roumaine qui en fit l’acquisition. Cet ouvrage, de 1646, est évidemment très important pour l’histoire du rapprochement spirituel en l’Orient et l’Occident. Il faut savoir que l’Imitation figure parmi les livres les mieux connus des moines et moniales orthodoxes de Roumanie.

Son activité en faveur des Koutzovalaques

Démètre étant nommé à Salonique, son frère Vladimir le suit. On pourrait s’étonner de voir Vladimir toujours suivre son frère qui poursuit une belle carrière de diplomate. On en comprend la raison à travers ses lettres et ses testaments successifs : Il manque de ressources financières personnelles. Il reçoit de l’argent de sa mère et loge chez son frère.

Faisons un peu d’histoire : quand le prince Démètre Ghika est nommé à Salonique, comme on disait à l’époque, la ville était la capitale de la Macédoine qui faisait partie de l’Empire ottoman. C’est une région où les populations sont particulièrement mêlées. Il y a des Turcs, qui sont minoritaires ; la religion officielle est l’Islam. Cependant les autres religions sont reconnues : un milliyet (organisation turque des religions dérivée du statut de dhimmi du Coran) appelé milliyet i Rum comprenait tous les chrétiens orthodoxes, qu’ils soient grecs, albanais, bulgares serbes et valaques. Ces derniers étaient plutôt appelés Koutzovalaques. On a vu qu’au début du XXème siècle, profitant de l’affaiblissement de l’Empire ottoman, la Grèce, la Serbie, la Bulgarie, les Albanais revendiquèrent la Macédoine en tout ou en partie ; les grandes puissances soutenaient les uns ou les autres. La mission du consul de Roumanie était de « s’intéresser officiellement au sort de ces Roumains lointains, afin qu’en cas de partage de la Macédoine, les Roumains de là-bas ne fussent pas attribués à telle ou telle nation sans garanties pour la protection de leur nationalité et de leurs droits ». (Mémoires de Démètre). Le Consul agit donc de tous les côtés pour sauvegarder les droits de ces Koutzovalaques. L’action diplomatique aboutira d’ailleurs à la reconnaissance de la nationalité roumaine. Nous parlons de cette population de manière bien tranquille alors qu’en réalités, comme toute minorité, elle supportait toutes sortes d’exactions. L’idée de Vladimir – c’est là que nous voyons son apostolat, au moins son action – c’est que, pour soustraire les Koutzovalaques aux prétentions rivales des différentes juridictions orthodoxes, ils s’unissent à l’Eglise de Rome comme l’avaient fait deux siècles plus tôt les habitants de Transylvanie. Dans cette perspectives, il écrit à Rome pour alerter sur le sort de ces gens, rappelant l’action des missionnaires catholiques depuis le milieu du XIX ème siècle, attirant l’attention sur le fait que le Patriarcat de Constantinople les avait excommunié pour avoir réclamé l’indépendance religieuse, mis en usage la langue liturgique nationale et avoir réclamé un clergé national. Du coup les Koutzovalaques n’avaient plus d’églises. Enfin, il signalait que déjà des communautés demandaient leur union à Rome. Vladimir Ghika n’était pas le seul à prôner cette solution. Il continua à s’y intéresser bien après qu’il a quitté Salonique.

La rencontre de Sœur Pucci. L’installation des Fdlc en Roumanie

A Salonique, Vladimir fit la connaissance de Sœur Marianne (en religion Elisabeth) Pucci, fdlc de Lucca en Toscane. Elle dirigeait l’hôpital de Saint Vincent de Paul mais son activité débordait de beaucoup l’institution. (Lire la page 11 de la biographie documentée).

Dans ses mémoires, le Prince Démètre la décrit ainsi:

«Par une disposition datant de loin, les autorités turques ne permettaient à aucun de nous
d’aller dans les villages théâtre de massacres commis par les Comitadji. [ … ] La seule
personnalité chrétienne autorisée à accompagner la police dans les enquêtes de massacres
était la Sœur Pucci, supérieure des Filles de la Charité, dirigeant l’hôpital de Salonique;
les Turcs lui avaient conféré le grade honorifique de Colonel et cette femme admirable courait à cheval, botte à botte avec les gendarmes, par monts et par vaux, sur les pistes de
Macédoine pour porter des secours, atténuer les souffrances, en ramenant des blessés et en
réconfortant les âmes: on se demandait par quel ressort miraculeux pouvait tenir, à ce
régime, un corps frêle et atteint (un seul rein, un poumon oblitéré … ).

Il voit en elle un témoin brûlant de l’amour de Dieu et va l’assister auprès des malades et des mourants. Très vite il envisage de faire venir les Filles de la Charité en Roumanie. Il va multiplier les démarches à cette fin tant auprès de M. Lobry, Visiteur des fdlc de la province de Constantinople, qu’auprès de M. Fiat, Supérieur général. Il envisage une installation modeste mais nécessaire vu le manque d’œuvres de charité de l’Eglise catholique en Roumanie. Le problème se complique du fait d’un anti catholicisme certain dans les classes dirigeantes doublées, semble-t-il, d’un non désir de voir des religieuses françaises tenant à des raisons de politique internationale. Le Prince se sert de toutes ses relations mais se garde bien d’intervenir auprès des grands du Royaume. Enfin, il parvient à ses fins. Les Sœurs arrivent à Bucarest le 20 mai 1906, dont la sœur Pucci. Elles ouvrent un dispensaire qui se développe très vite. Elles font aussi des visites à domicile. Déjà les collaborateurs affluent. Dès décembre 1906, Vladimir Ghika organise un groupe de Dames de charité pour aider les sœurs. Elles sont rapidement une centaine. Le Prince s’occupe de leur formation spirituelle en des conférences qui seront plus tard regroupées en des publications intitulées Liturgie du prochain, Visite des pauvres, le tout donnant lieu au livre intitulé Entretiens spirituels (Beauchesne). […]

Deux autres événements vont donner à Vladimir Ghika de donner la mesure de sa charité. Il s’agit d’abord de la révolte paysanne de 1907. Elle fut de grande ampleur et durement réprimée. Sa cause était l’archaïsme des structures de la propriété agricole malgré la réforme de Cuza et de son fonctionnement : les baux étaient usuraires. La révolte partit de Moldavie, s’étendit rapidement en Valachie. Il y eut des milliers de victimes. Vladimir Ghika et Sœur Pucci organisèrent des ambulances pour les victimes. C’est dans ces circonstances que Vladimir donna de sa peau et même de sa chair pour soigner de grands brûlés.

L’autre occasion fut donnée par la 2de Guerre des Balkans. La Roumanie n’avait pas pris part à la 1ère Guerre Balkanique, en 1912, parce qu’elle n’était pas membre de la Ligue balkanique appuyée par la Russie. La Macédoine était partagée, la part du lion revenant à la Serbie. La Bulgarie conteste et proteste. C’est ainsi qu’éclate la 2de Guerre Balkanique. Cette fois, les Roumains sont alliés aux Serbes et aux Turcs qui espèrent leur revanche. Le traité de Bucarest en 1913 entérine la perte de la guerre par la Bulgarie. Les Turcs récupèrent Andrinople, les Roumains la Dobroudja du Sud. On oublie souvent de dire que la Serbie est aussi frustrée : de la 1ère Guerre, elle n’a pas obtenu l’accès à la mer qu’elle espérait à cause de l’Albanie qui est constituée et qui réclame son indépendance ; de la 2de, elle n’a rien obtenu de l’Autriche-Hongrie qui lui refuse la Bosnie-Herzégovine. D’où l’attentat commis par un Serbe nommé Princip à Sarajevo contre l’Autriche-Hongrie où l’Archiduc François-Ferdinand perdit la vie.

Revenons à l’action charitable de Vladimir Ghika. Cette 2de Guerre bien que courte fit de nombreuses victimes du côté roumain en raison de l’épidémie de choléra qui sévissait en Bulgarie. La Princesse Marie, épouse du prince héritier Ferdinand, organise des lazarets au bord du Danube. Vladimir assiste les sœurs qui commencèrent par essuyer un net refus dans cette entreprise. Il agit de telle sorte qu’il fait presque partie de la communauté des religieuses. Elles l’ont surnommé « Sœur Vladimir ». Le témoignage du Père Jammet, desservant des Filles de la Charité est éloquent : « Quel chrétien que le Prince Ghika ! Il ferait des miracles, dit de lui Mgr de Bucarest, que je n’en serais pas surpris. Oh ! Le Christ Jésus doit pour sûr reconnaître pour sien cet homme charitable. Je l’ai vu veiller des cholériques comme pas un. Je l’ai vu donner à boire à des mourants se tordant dans les affres de l’agonie. Je l’ai vu une nuit sortant d’une baraque un vase dans chaque main : il allait jeter les déjections des malades… » Il ne dit pas qu’il est aussi tombé dans la fosse : ce fut miracle qu’il n’attrapât pas lui-même le choléra. En tout cas, il reçut la médaille militaire, bien que civil, et c’est la seule décoration qu’accorda le roi Carol 1er à l’issue de cette campagne. Le plus beau demeure les billets de reconnaissance que lui écrivirent ses anciens malades.

Les Filles de la Charité avaient été très actives. Leur zèle ne s’arrêtait pas là. Elles voulaient s’implanter à Iasi (Jassi) en Moldavie. Mais le climat y était plutôt anticatholique. A moins d’ouvrir un établissement hospitalier supérieur aux autres, disait Vladimir, il n’y a pas de chance de s’y installer. Il conçut l’idée assez révolutionnaire d’un apostolat dans les campagnes mais les autorités s’y opposèrent. Le Père Lobry écrit à cette occasion au Supérieur général une lettre fort intéressante parce qu’elle est la première appréciation portée sur le Prince Vladimir Ghika : « Quant au Prince Ghika, il demeure un homme tout au bon Dieu et voué à la charité. (Et de redire la réflexion de Mgr l’Archevêque). Au Roi lui-même, le Prince Ghika recommande de penser à son salut et de se réconcilier avec Rome et l’Eglise. Son dévouement pour les œuvres de Saint Vincent est admirable parce, dans ces œuvres, il s’agit du pauvre envisagé en Jésus-Christ. Lui-même vit comme un pauvre ». (10 août 1911).

Cependant, les affaires des Filles de la charité sont florissantes à Bucarest. Ainsi la création d’un sanatorium s’imposait. Il fallût quand même plus de 10 ans pour le mettre en route. Il fut inauguré en 1922.

Rôle auprès des Gréco-catholiques

Désireux de faire progresser l’Eglise catholique en Roumanie, le Prince ne perdit jamais de vue les Roumains gréco-catholiques de Transylvanie qui constituaient à l’époque la majorité des Roumains catholiques. Mais ceux-là étaient encore sous la coupe austro-hongroise. Vladimir perçut leur rôle dans la conscience nationale de la Transylvanie, la mettant sur le même pied que les autres nations européennes. Il comprit aussi leur importance pour l’unité de l’Eglise. Dès lors, il se dépensa pour eux, soutenant leurs revendications auprès du Saint-Siège. Le Chanoine Augustin Bunea fut contacté par lui pour qu’il fît un mémoire sur ce qui pourrait les favoriser. Ce que fit le chanoine, en roumain. Le mémoire rendit service à Vladimir dans son activité en faveur des gréco-catholiques de Transylvanie et pour aider l’inculturation de l’Eglise latine en Roumanie. Jusqu’à présent, cette dernière était considérée comme étrangère, comptant dans ses membres beaucoup d’Allemands.

Ce mémoire, qui fut présenté au pape, a eu des effets immédiats : la construction de la première église gréco-catholique à Bucarest. Nous sommes en 1905 ; elle sera inaugurée en 1909. Vladimir y voit une avancée pour l’unité des Eglises. A plus long terme, ce mémoire est à l’origine du Collège Pio Romeno, sur le Janicule, qui accueille les étudiants gréco-catholiques de Roumanie.

Le prince Ghika développe aussi les liens entre Rome et la Roumanie. A cette fin, il saisit toutes les occasions, les anniversaires remarquables, celui d’Etienne le Grand (4ème centenaire de sa mort en 1904), voïvode de Moldavie, les anniversaires de la Roumanie, etc… pour demander à Rome de se manifester par une bénédiction du peuple roumain. Lors d’une exposition sur les Roumains de la diaspora, il veilla à ce qu’on n’oubliât pas les gréco-catholiques de Transylvanie. Bref, Vladimir a joué un rôle important dans l’organisation du culte gréco-catholique à Bucarest afin que les fidèles de cette Eglise constituent un exemple pour leurs concitoyens dans la capitale. Il contribua à la construction de l’Eglise saint Basile de la rue Polona, aujourd’hui siège de l’exarchat gréco-catholique, où il donnait des conférences. Il quitta Bucarest en 1914 mais il reprendra son activité et la développera lors de son retour définitif en Roumanie en 1939.

Être catholique et étranger.

J’ai déjà évoqué la condition de l’Eglise latine (et catholique) en Roumanie, faites d’Allemands et aussi de Hongrois. Autrement dit, aucun Roumain ne pouvait se convertir. La plus roumaine des Eglises catholique était bien sûr l’Eglise gréco-catholique. Malgré la construction de saint Basile, ce fut long de pouvoir vraiment distinguer les deux Eglises pour des raisons pratiques (pas de locaux autour de l’église gréco-catholique). De leur côté, les Allemands pensaient que les Roumains ne pouvaient être qu’orthodoxes.

La première bonne initiative revient à Mgr Netzhammer, Archevêque de Bucarest, qui fit éditer une revue la revista catolica en roumain. Cependant, il ne se prive pas de dire que tout catholique roumain de rite latin ne parlant que roumain a déjà un pied dans l’Eglise schismatique ! Un missionnaire français desservant les Filles de la Charité leur reprochait leur penchant gréco-catholique dangereux pour rester catholique. Risque de devenir orthodoxe ! Ghika réagit fortement (1922). Mais on ne change pas facilement une mentalité. Mgr Netzhammer avait conscience d’être l’évêque des Allemands et des Hongrois. Les œuvres de l’Eglise sont pour eux. Vladimir Ghika travailla beaucoup à l’inculturation. Il écrivit un article dans le Revue des Jeunes intitulé « l’Eglise et la nouvelle Roumanie » (1921). Il poussa à la création d’un séminaire formant un clergé indigène à Iasi en Moldavie. En attendant, il fallait des solutions intermédiaires. Le Français étant bien perçu en Roumanie, il a pensé que des œuvres missionnaires et caritatives de langue française seraient de nature à gagner la sympathie des Roumains envers l’Eglise catholique. Il a dû intervenir auprès du Saint-Siège quand on prévoyait de mettre les œuvres catholiques à l’issue de la Grande Guerre sous la protection de l’Autriche, ancien ennemi : un bon moyen, disait-il, de stériliser à tout jamais toute extension du catholicisme en Roumanie.

L’action du prince Ghika en Roumanie fut donc particulièrement importante et diversifiée, travaillant, selon les principes de l’époque, à l’unité de l’Eglise. Sa charité n’était jamais mise en défaut. En outre, on l’a vu, il garda toujours un œil sur ce qu’il avait fait ou au moins lancé en Roumanie pendant les 15 années qu’il passera hors de Roumanie. Il la quitte en effet en 1914, après la mort de sa mère, la Princesse Alexandrine.

La guerre vécue à Rome

D’abord la guerre elle-même vue du côté roumain.

La position de la Roumanie était ambiguë. Plus ou moins officiellement du côté des Puissances centrales, l’opinion publique penchait plutôt en sens inverse, voulant rattacher à la Roumanie des territoires à population roumaine sous domination austro-hongrois : la Transylvanie, le Banat, la Bucovine. Cependant l’Autriche-Hongrie déclara la guerre, sans être attaquée, par la Roumanie. Le problème était compliqué par la présence des Russes. Finalement, la Roumanie se rangea aux cotés de l’Entente (4/17 août 1916). Après des débuts prometteurs, la Roumanie fut envahie par les Allemands. Bucarest fut occupé. La Moldavie restait libre, pleine de réfugiés, ravagée par le typhus. L’allié russe était de moins en moins sûr. Inutile de dire que les œuvres catholiques françaises étaient particulièrement menacées, leur personnel ayant dû quitter le pays. Soeur Pucci se réfugia en Moldavie car elle était soupçonnée d’espionnage. C’est là que la sœur mourut. Ce fut un coup très dur pour Vladimir Ghika qui se trouvait alors en France. (Lire les lettres à Sœur Vincenza Pucci et au Père Lobry, p. 26 de la bio documentée).

Il écrivit à Sœur Vincenza Pucci de Turin, sœur de la défunte:

«Vous savez ce qu’a été notre labeur fraternel côte à côte, pendant quinze ans d’union de
prières et d’efforts au service de Dieu. C’est le meilleur de ma vie qui s’en va avec elle, et
quelque consolation que je puisse avoir à me la figurer près de Dieu, enfin en possession
du bonheur et du repos, je ne puis pas ne pas me sentir comme amputé et ne pas me
demander ce que deviendront, sans elle, les œuvres en butte aux violences de différents
partis et plus que compromises par des difficultés que la guerre a causées. Priez bien pour
moi et pour nos œuvres.»

Et au P. Lobry:

«Je viens de recevoir par la Sœur Joséphine la nouvelle de la mort de notre bonne Sœur
Pucci. Vous pouvez vous imaginer ce que je souffre, après tant d’années de labeur
commun, d’étroite communion de prières, d’efforts, d’idées, de peines, au service de la
cause de Dieu. Elle était sur terre le plus solide point d’appui que la Providence m’eût
donné pour étayer mon âme, ma foi, l’activité de ma vie, et tout en même temps
l’affection la plus pure, la moins égoïste qu’il soit possible de rencontrer. Il y a là pour
moi de quoi remercier Dieu le restant de mes jours de ce qu’il m’a donné, quand je ne le
méritais pas, – et de quoi souffrir jusqu’à la fin de ce qu’il m’a repris et qui ne se remplace
pas. [ … ]

Priez un peu pour moi – et demandez à la très-grande et très-chère âme qui est partie pour
un monde meilleur, de continuer à protéger de là-haut les bonnes causes auxquelles elle
s’était vouée, et les ouvriers si cruellement traités par le sort des tâches auxquelles elle
avait voulu collaborer.

ln Corde Jesu, bien meurtri, mais essayant malgré tout de vouloir ce que Dieu veut.»81

Signalons la belle attitude de Mgr Netzhammer qui sauva les institutions françaises. La défection russe fut terrible. La Roumanie réduite à la Moldavie demanda la paix (Bucarest 24 avril/ 7 mai 1918 : la majorité du territoire passait sous contrôle austro-hongrois et alliés. Mais la situation commençait à changer et lors de la Conférence de la paix à Paris, la Roumanie réussit, après maints efforts diplomatiques, à réunir tous ses territoires. Ce qu’on a appelé la grande Roumanie.

L’activité de Vladimir Ghika à Rome

Le prince Démètre Ghika est nommé ministre de la Roumanie à Rome près le Quirinal en septembre 1913 ; leur mère, la princesse Alexandrine mourut le 2 octobre 1914. Les deux frères en furent bien malheureux. Vladimir rejoint Rome où, lui-aussi, va jouer un rôle diplomatique. A cette époque, la Roumanie n’avait pas encore de représentation officielle auprès du Saint-Siège. Il se dira que les deux frères constituent une double ambassade de la Roumanie. Ce n’était pas tout à fait la première fois que le prince Vladimir Ghika servait d’intermédiaire auprès du Vatican. Il y eut en 1912 l’affaire du diocèse de Hajdudorogh (en Hongrie). Mgr Netzhammer est averti du projet d’ériger un diocèse gréco-catholique en Hongrie. Un tel projet contrariait grandement les intérêts des Gréco-catholiques de Transylvanie (encore hongroise) de nature à compromettre l’Union. Il prie le prince Ghika d’intervenir auprès du Saint-Siège. Les démarches des Roumains furent vaines. Une fois de plus, la rumeur se répandit en Roumanie que l’Eglise catholique était un instrument de dénationalisation des Roumains…

A Rome, Vladimir Ghika est en relation avec le cardinal Bourne, Primat d’Angleterre, avec le contre-amiral japonais Shinjiro Yammamoto, avec le cardinal Mercier, Primat de Belgique, avec Mgr Deploige, recteur de l’Institut catholique de Louvain, avec les princes Sixte et Xavier de Bourbon-Parme. Son action vise à réaliser les conditions d’une paix vraiment européenne et à faire connaître les droits de la Roumanie, dont les efforts de guerre risquaient d’être méconnus.

Ses principales actions sont les suivantes :

Privilégiant le spirituel, il se rendit avec Mgr Déploige en France où ils contribuèrent à l’organisation de la Manifestation des drapeaux à Paray-le-Monial, sorte de Consécration au Sacré-Cœur des armées alliées. Celle-ci eut lieu le 26 mars 1917 sous la présidence du cardinal Bourne qui bénit les drapeaux de la France, de l’Angleterre, de la Belgique, de l’Italie, de la Russie, de la Serbie, du Japon. Le drapeau de la Roumanie était porté par Vladimir Ghika. Dans un article paru dans la revue hebdomadaire, le 7 juillet 1917, il dégage le sens de cette cérémonie : « Un vrai geste de chrétienté retrouvée, fraternité des peuples et hommage presque œcuménique au Christ vivant ». Sentant le reproche qu’on pourrait faire à une telle célébration, il ajoute : « Ils étaient là avant tout pour proclamer, pour signifier, pour réunir. En effet, là, point de nationalisme frénétique, affirmé par des drapeaux qui, s’unissant, ne s’opposaient pas ; point d’internationalisme énervant affirmé par ces drapeaux, qui, s’unissant et se sacrifiant s’il le faut, ne s’annulaient pas ; point surtout de cet internationalisme coupable, forme d’ailleurs presque toujours larvée et honteuse d’un appétit ou d’un intérêt placé au-dessus d’un devoir et d’un principe, ni de ce nationalisme aveugle, qui ne connaît que son égoïste divinité ; mais une réunion fraternelle de nations qui s’entendent sur un même programme, le programme séculaire et universel de la civilisation, et mettent cette civilisation en rapport naturel et fécond avec celui qui en est la cause efficiente autant que la garantie suprême… »

Au cours de la même année 1917, Vladimir Ghika travailla à la levée de régiments roumains formés de militaires transylvains tombés prisonniers sur les fronts d’Italie. En effet, les Roumains vivant sur le territoire de l’Empire Austro-Hongrois avaient été confrontés à un grave cas de conscience lorsqu’ils furent obligés de faire la guerre contre leurs frères de Roumanie. Ils pouvaient maintenant se battre pour une cause qui leur tenait à cœur, la réalisation de l’unité nationale. Le projet de Vladimir Ghika jugé valable fut soutenu par les autorités roumaines et italiennes.

Malgré de grandes difficultés principalement dues au fait que le prince Démètre Ghika fut limogé de son poste de Ministre de Roumanie près le Quirinal, (entre autres raisons, à cause de son refus d’accepter le poste de Washington), Vladimir devint délégué représentant le Conseil national de l’Unité roumaine près le Saint-Siège. Ce Conseil national était composé de personnalités roumaines en exil du fait de l’occupation de la majeure partie de leur pays. C’est en cette qualité qu’il annonça au Saint-Siège le grand événement d’Alba Julia du 1er décembre 1918 : la Grande Assemblée des Roumains de Transylvanie et du Banat décidait l’union de leurs territoires avec la Roumanie et sollicitait l’appui du Vatican pour la cause roumaine.

Dans le même mouvement, le prince Vladimir Ghika démarra les négociations pour la réalisation d’un Concordat entre la Roumanie et le Saint-Siège et l’établissement de relations diplomatiques. Il fallait convaincre le roi Ferdinand dans le pire moment que traversait la Roumanie puisque tout semble indiquer que le prince Vladimir Ghika obtint un accord de principe du Saint-Siège entre le moment de la paix de Buftea-Bucarest en mars 1918 dont la conséquence fut l’occupation de la majeure partie de la Roumanie de l’époque et l’armistice de novembre 1918. Le roi envoya la demande officielle. Moins de deux ans plus tard, les relations diplomatiques étaient établies entre le Saint-Siège et la Roumanie.

Tout le temps de son séjour romain, Vladimir demeura fidèle à sa vocation et ne négligea aucune de ses activités charitables. Il s’occupa des victimes du tremblement de terre d’Avezzano de janvier à avril 1915, des tuberculeux et des blessés du front. Il demanda même à l’ambassade de France de servir au front en qualité de brancardier ; pour cela, il fit état de ses services au temps de la révolte paysanne et de la 2de Guerre des Balkans. Nous sommes en 1916 ; il a 43 ans. Enfin, il s’occupait d’enfants tuberculeux pour qui il composa une belle prière.

Pour clore cette période, il faut souligner que la santé de Vladimir n’était pas des meilleures. Il se sentit plusieurs fois proche de sa fin. Nous le savons par les testaments qu’il rédigea en 1913 et 1918 et par des confidences qu’il fit à de proches amis comme Sœur Pucci et M. Lobry, Visiteur des lazaristes à Istanbul. L’année 1918 fut pour lui particulièrement éprouvante, avec la mort de Sœur Pucci, la situation désastreuse de la Roumanie, les incertitudes en lesquelles il se trouvait. Quoi qu’il en soit, les infatigables efforts de Vladimir Ghika dans toutes les directions sont le fruit non d’un activisme déplacé mais plutôt le fruit de sa docilité à l’Esprit et du désir de servir Dieu le mieux possible et de répondre aux appels de la mission et de la charité.

Installation à Paris, activités apostoliques à Paris et Louvain.

Démètre Ghika représente son pays à Paris de Janvier 1920 à mars 1922. En même temps, il fut délégué de la Roumanie à la Conférence de Paris. Vladimir le suivit, habita chez lui tout le temps que dura sa mission diplomatique. Après son départ, il se fixa chez les bénédictins à l’abbaye de la Source à Paris. Il y logera jusqu’à son départ pour la Roumanie en 1939. Pendant ces années qui marquent la fin de son apostolat de laïc et qui précèdent son ordination sacerdotale, le prince Vladimir Ghika se dépensa d’abord en faveur de la reconstruction de l’Université de Louvain qui avait été fortement endommagée par la guerre, sa bibliothèque ayant été complètement détruite. Toujours ami du recteur, Mgr Deploige, il fit parti du comité international constitué à cette fin. Il se rendit plusieurs fois à Louvain, il donnait plusieurs conférences, dont la première avait pour thème « l’actualité de Dante » à l’occasion du 6ème centenaire de la naissance du poète. Il se livrait ainsi à des travaux particulièrement intellectuels. Il faut préciser qu’il se trouvait à Paris dans une atmosphère d’effervescence spirituelle et intellectuelle au contact de personnalités comme Jacques et Raïssa Maritain, Paul Claudel, Francis Jammes, Henri Massis, Louis Massignon, etc… C’est ainsi qu’il est amené à défendre Maritain ignominieusement attaqué, notamment en écrivant un article qui parût dans la Documentation Catholique.

Vladimir participe activement à la constitution du Cercle d’études thomistes, sous la direction du Père dominicain Garrigou-Lagrange, bientôt appelé l’Association thomiste. Les réunions se tenaient à Meudon chez les Maritain. A cette époque, Vladimir Ghika écrit beaucoup dans les grandes revues catholiques : le Correspondant, la revue hebdomadaire, La Revue des jeunes, la Documentation catholique. Parfois, il s’engage dans les débats de l’heure, comme le nationalisme, ou encore il expose ce qu’a été le pontificat de Benoît XV. Enfin, il fait rééditer ses conférences de Bucarest sous le titre : La visite des pauvres. Ce fut un vrai succès à cause de la présentation qu’il fait de l’idéal de charité chrétienne. Il publie également ses premières Pensées pour la suite des jours. Il soutient le mouvement des artistes chrétiens, expose de ses dessins en 1921 et 1923 et rédige l’album des Intermèdes de Talloires en 1920. « Les intermèdes de Talloires sont une suite de très fins dessins à la plume publiés en un tirage limité et hors commerce. Il en avait trouvé l’inspiration durant un séjour sur les rives du lac d’Annecy chez un couple ami, le peintre Albert Besnard et sa femme, Mme Charlotte Besnard : « petit entracte plaisant, écrira-t-il lui-même, dans une vie vouée à d’autres soucis ». L’entracte fut bref : et même ces petits poèmes, d’abord profanes, se mueront, aux dernières pages en une poésie religieuse d’uns intense beauté » (Y. Estienne, Une flamme dans le vitrail).

Ajoutons qu’Albert Besnard avait été directeur de la Villa Médicis à Rome chez qui eut lieu l’entrevue du Cardinal Mercier avec Aristide Briand. Cette entrevue avait été le résultat des entremises du prince Vladimir Ghika en vue de la reprise des relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège. Cette ambassade s’ajoutant à ses mérites culturels valût au prince Vladimir Ghika d’être nommé officier de la Légion d’Honneur (4 octobre 1921).

Avec sa foisonnante imagination, Vladimir Ghika, au contact de cercles fervents songea à fonder une sorte de milice religieuse qui rassemblerait ceux et celles qui se sentaient mus par un grand élan missionnaire. L’ébauche de l’Œuvre apostolique qu’il rédigea donne une idée de sa spiritualité. Le but était de promouvoir le règne universel du Christ, en portant aux peuples la présence eucharistique et en ne se refusant à aucune œuvre de charité spirituelle et corporelle.

[…]

Le moment de conclure cette première partie de la vie parisienne du prince Vladimir Ghika dans laquelle il se révèle particulièrement missionnaire laïc. N’oublions pas que dans le même temps, Vladimir Ghika reste un homme fragile. En cet homme qui approche de la cinquantaine, les épreuves de la vie ont un profond impact. Il est injustement mêlé à l’affaire Caillaux, cet homme politique, dont la femme avait tué le directeur du Figaro en 1914, était accusé d’intelligence avec l’ennemi. Selon le conseil de son confesseur, Ghika ne réagit pas mais souffrit beaucoup de l’accusation et des réactions raides venant de Rome. Cependant, il ne cesse pas de penser au sacerdoce. Les obstacles étaient levés tenant à sa mère décédée en 1914 et au pape Pie X. Cependant, confiant à un ami son désir d’être prêtre, il a cette réflexion imagée : « Plusieurs fois, j‘ai cru voir dans le mur s’ouvrir une porte. Et puis, au moment de passer, je voyais qu’il n’y avait plus de porte, mais toujours le mur ». Il disait cela en 1922, année d’autant plus difficile que son frère, Démètre, était, une nouvelle fois, limogé. C’était un nouveau bouleversement dans la vie de Vladimir, « une incertitude nouvelle sur la voie à suivre, dans une existence toute faite de fragments, interrompus à l’heure précise de toute reprise d’activité – un saut, après tant d’autres dans l’inconnu et le précaire. Ma croix semble être celle du recommencement perpétuel ». (Lettre à J. Maritain le 5 avril 1922). Il est donc obligé de repartir en Roumanie à la propriété familiale de Bozieni., trop loin pour pouvoir reprendre ses travaux apostoliques et ses relations avec les Filles de la Charité. C’est à cette époque qu’il songe à des Filles de la Charité qui fussent de rite gréco-catholique. Son projet est carrément bloqué par la Supérieure générale et par le Supérieur général des lazaristes. Nouvel échec. Il s’ouvre de ses déboires au P. Lobry et lui demande conseil : doit-il rester missionnaire laïc ou devenir prêtre. Conscient de son âge, il ajoute : c’est maintenant ou jamais.

Dans son discernement, une personne a peut-être joué un certain rôle. L’amiral Shinjiro Yamamoto, personnalité catholique que nous avons déjà citée, lui fit rencontrer une mystique juive convertie, Violette Sussmann, devenue par la suite Sœur Marie-Agnès. Vladimir resta toujours prudent à son égard mais c’est quand même bien elle qui attira son attention sur la valeur éminente de la messe. Ayant gardé le contact avec elle, c’est par elle que son apostolat au Japon allait prendre forme.

Bref, le prince Vladimir Ghika se décide. Il sera ordonné prêtre comme « prêtre missionnaire ». Que faut-il entendre par cette expression ? Il faudrait voir le dossier à l’archevêché de Paris. Ce qui est sûr, c’est que Vladimir voulait être prêtre et à Paris et en Roumanie. Se posait alors la question du rite ou plutôt des rites. Il sera forcément ordonné dans l’Eglise latine et célébrera donc la messe en rite latin. Cependant, pour son apostolat, il serait fort utile qu’il pût célébrer dans le rite gréco-catholique. Le cardinal Dubois est ouvert à l’idée et fait les demandes nécessaires à Rome. La réponse tarde ; Ghika fait jouer ses relations ecclésiastiques à Rome et fait intervenir le Ministre de la Roumanie près le Saint-Siège. Finalement, le Ministre obtient l’autorisation et la transmet à Vladimir Ghika.

C’est ainsi qu’il sera ordonné le 7 octobre 1923 en la chapelle des Lazaristes à Paris des mains du cardinal Dubois, Archevêque de Paris. Il reçoit les félicitations du Saint-Père.