8 février
Je commence à me lasser de cette polémique provoquée par la levée de l’excommunication des évêques intégristes, mais je ne me sens nullement responsable de la folie de ces dernières semaines. à moins que le fait même d’être partie prenante de la discussion, forcément violente, qui s’ensuit ne m’associe au processus mimétique ? Je plaiderais, toutefois, que j’ai tenté de m’en extraire, ne serait-ce qu’en le désignant, le décrivant, en tentant une sortie pour demander qu’on reprenne ses esprits, et qu’on cesse de prendre Benoît XVI comme exutoire des phobies, des fantasmes et plus généralement des ressentiments de tout un chacun. Plus je réfléchis, me renseigne, converse avec les interlocuteurs les plus divers, plus je m’aperçois que le processus est en effet servi par la logique du ressentiment et que celui-ci s’alimente aux motifs que les uns et les autres entretiennent pour ne pas aimer le Pape, et même le détester, sans pouvoir toujours l’avouer.
Que l’affaire soit partie d’Allemagne est hautement symptomatique, car c’est le pays qui accumule le plus de raisons, avouables ou non avouables, pour prendre ce pape qui vient de chez elle comme objet d’identification, de rejet ou de troubles transactions qu’une psychanalyse sociale aurait à décrypter.
Ressentiment ? Le mot demanderait à lui seul tout un examen. Nietzsche lui a conféré une puissance singulière en l’associant à la morale chrétienne, « morale d’esclave », et même au christianisme tout court. Fort heureusement, Max Scheler est intervenu ensuite pour montrer comment l’auteur de La généalogie de la morale avait fait fausse route et s’était totalement mépris en dépit de sa remarquable acuité psychologique. Il est intéressant de noter que le mot choisi, et par Nietzsche et par Scheler, est le mot français « ressentiment » parce qu’il n’a pas d’équivalent exact en allemand. Scheler précise que le mot associe deux aspects. D’abord, « l’expérience et la rumination d’une certaine réaction affective dirigée contre un autre », qui donnent à ce sentiment de gagner en profondeur et de pénétrer peu à peu au cœur même de la personne, « en s’enfouissant en elle ». Il y a ainsi dans la reviviscence de l’émotion même un re-sentiment très particulier. En second lieu, le mot désigne une « exaspération obscure, grondante, continue, indépendante de l’activité du moi, qui engendre, petit à petit, une longue rumination de haine ou d’animosité sans hostilité bien déterminée, mais grosse d’une infinité d’intentions hostiles ».
Il me semble qu’à l’égard de Benoît XVI, en Allemagne particulièrement, on a bien affaire à cette rumination et cette exaspération obscure qui commandent des conduites de désignation d’un coupable, suivant des processus pas forcément clairs et nets. Qui oserait prétendre, sans s’apercevoir immédiatement de sa bourde, que Benoît XVI est négationniste ? C’est donc par des procédés détournés qu’on parviendra tout de même à faire peser sur lui une culpabilité indirecte et insinuante. (Voir à ce propos chez nous certains dessins de Plantu, le caricaturiste du Monde, qui n’ose pas dire directement, mais insinue fortement. Quant à l’amuseur Stéphane Guillon, sur France-inter ou Canal +, lui, il y va franco : Ratzinger est dans la ligne du membre des jeunesses hitlériennes qu’il a été à douze ans. « Hénaurme », insupportable, mais les amuseurs ont tous les privilèges pour diffamer, insulter, salir en toute immunité).
12 février
Un religieux ami me transmet un entretien qui paraît dans Le Point et qui constitue, dans le climat actuel, un bien intéressant symptôme à analyser. Je ne connaissais pas la personne interrogée, qui est présentée comme un théologien de 46 ans, très en vue en Italie, professeur de théologie moderne à l’université San Raffaele de Milan. Ce Vito Mancuso connaîtra-t-il un succès analogue à celui d’un Drewermann dans les années 90 ? Ce qui apparaît d’ores et déjà, c’est qu’il ne manque pas de culot et que sa façon de fabriquer sa publicité auprès des médias le désigne comme un ambitieux assez redoutable. Ne parlons pas de sa prétention intellectuelle qui dépasse le ridicule ! Je n’ai que ce court entretien pour me faire une idée de son livre intitulé De l’âme et de son destin où il remettrait en cause, selon l’hebdomadaire parisien, « des piliers du dogme comme le péché originel, l’éternité, la damnation de l’enfer, le lien entre le salut et le sacrifice du Christ sur la Croix, la nature strictement divine de l’âme ». Je ne vois pas très bien ce que signifie cette dernière expression, mais je suis assez abasourdi par cette énumération qui défie le bon sens théologique. Je me méfie par principe des personnages qui prétendent dépasser saint Paul, saint Augustin, et plus encore – si j’en crois l’interviewé – la Bible elle-même.
Cela fait partie de la maladie de nos médias : mettre en vedette ce qui paraît sulfureux, susceptible de provoquer quelque scandale. C’est à dessein que j’ai opéré le rapprochement avec Drewermann qui fut largement une fabrication médiatique et dont le renom s’est éclipsé dès lors qu’il n’était plus susceptible de produire de l’émotionnel. Je remarque aussi que Mancuso a commencé sa carrière avec un ouvrage sur le Mal. Exactement comme Drewermann, qui avait commencé avec Les structures du Mal à partir de quoi son dérapage doctrinal et spirituel n’a cessé de se précipiter. Ce qui s’explique assez aisément. C’est la fascination pour cette question abyssale qui détermine le décrochage, par rapport à l’étiologie biblique, paulinienne et augustinienne. J’ai le sentiment qu’il se passe exactement le même phénomène avec Mancuso, si ténue soit l’information répercutée par Le Point. Le trouble, profondément ressenti par l’intéressé, doit provoquer un doute quant à la rédemption apportée, vécue, traversée par le Christ. C’est toujours le même processus gnostique qui se met en route pour extérioriser le mal, en décharger si possible l’humanité, et n’en plus faire l’objet du salut. Le recours à une sorte de néo-platonisme s’impose alors, et il semble que tel est le cas de Vito Mancuso.
Mais alors, ce qui m’étonne, c’est la préface donnée à cet ouvrage par le cardinal Martini, ancien archevêque de Milan, et bibliste universellement reconnu. Je vois tout de même plutôt difficilement Martini cautionner quelqu’un qui prétend avoir des lumières supérieures à la Bible ! Entendons-nous, il y a des lumières de raison à retenir en dehors de la Bible, notamment à travers les diverses traditions philosophiques développées jusqu’à nous ou même réinventées. Mais la Révélation est unique. Jusqu’à preuve du contraire, c’est ma conviction inentamable.
14 février
J’ai gardé sous le coude une page de l’hebdomadaire Réforme du 22 janvier, qui se présente comme une analyse de la ligne Benoît XVI comparée à la ligne Jean-Paul II. Son intérêt est surtout d’émaner d’un théologien protestant italien, Fulvio Ferrario, spécialiste des relations œcuméniques, qui ne se veut ni hostile ni bienveillant, mais s’efforce d’abord de comprendre pour lui-même à qui il a affaire et comment le pape de Rome analyse la situation du christianisme dans le monde d’aujourd’hui.
Comme dans tout exercice de ce genre, l’auteur se révèle autant qu’il révèle l’objet de sa recherche, avec ses présupposés idéologiques. D’ailleurs, son analyse semble dépendre uniquement du différend entretenu par les deux papes avec la modernité. Même si Ferrario ne nous dit rien de ses propres convictions, on devine qu’il appartient à un protestantisme qui se veut en phase avec cette modernité et qu’il prend au sérieux le diagnostic Ratzingérien sur un protestantisme promis au déclin par son « autosécularisation ». Rome considérerait les Églises de la Réformes comme « faibles et sociologiquement à l’agonie, sans aucun futur ». D’où une préférence pour les orthodoxes et les évangéliques, en dépit des désaccords subsistants.
Le problème c’est que Fulvio Ferrario se garde bien d’esquisser l’ébauche d’une « stratégie alternative ». Tout juste pose-t-il la question en la laissant en suspens. S’il partage l’idée d’une conception plus positive de la modernité, s’il se considère dans la dépendance directe des Lumières, s’il se refuse, dans une ligne très luthérienne, à considérer positivement le concept de « morale naturelle », on ignore selon quelle modalité, quelle problématique, avec quelles éventuelles réserves. La perspective d’une disparition des Églises classiques de la Réforme relayées par les Églises évangéliques est simplement évoquée. Elle devrait pourtant provoquer des protestations ou répliques, d’autant que c’est le problème de fond qui est ainsi posé. La dissolution de la réactivité chrétienne à travers l’alignement systématique sur une culture dite moderne n’est pas un risque illusoire.
Certes, il ne faut pas sous-estimer la complexité du rapport à la société dite moderne, ou à la notion de modernité. Je vois mal comment l’Église catholique – puisque c’est elle qui est provoquée – ne participerait pas de la perplexité des observateurs ou des analystes les plus pointus de nos réalités sociales et des interrogations qu’elles imposent. Demander un aval global à la modernité est absurde, d’autant qu’elle est elle-même dépassée par une post-modernité qui en invalide les postulats et les modèles idéologiques. Sans doute y aurait-il erreur à ne pas reconnaître le monde tel qu’il est, en dépit des difficultés d’identification, par nostalgie des temps anciens. Mais en toute période, il y a eu décalage de l’Évangile par rapport à la civilisation et à la culture. Il y a donc lieu de garder vivante la liberté supérieure de l’homme spirituel, capable selon saint Paul, de juger de toutes choses.
Autre remarque. On ne règle pas si facilement la question de la « loi naturelle » en lui signifiant accord ou désaccord, empathie ou allergie. Sans doute les traditions sont parfois contraires, les mots ne sont pas toujours univoques, avec des risques d’incompréhension et même des glissements de sens. Si la Commission internationale de théologie, qui siège à Rome, s’est saisie du sujet à la demande du Pape, c’est qu’il y a lieu d’élucider un domaine inépuisable aussi bien dans son passé que dans son présent.