L’ouvrage de Mme Viêt se lit comme L’histoire de France de Jacques Bainville, ce qui n’est pas pour moi une critique mais un compliment. Au-delà des caricatures – les quarante rois qui ont fait la France ou l’ennemi héréditaire –, on y suit en effet une sorte d’Île-de-France, le Van Lan, au nord d’Hanoï, qui progressivement s’assujettit le sud et qui par la centralisation administrative et l’unité linguistique, fruits du confucianisme, construit un État durable. Les dates coïncident : 987, tandis qu’à Noyon est sacré le premier roi capétien un premier Lê met fin à un millénaire de domination chinoise et ouvre la voie à onze dynasties Viet jusqu’au dernier empereur Bao-Daï qui abdique en 1955 et meurt en 1997. Il est enterré au cimetière de Passy.
Une seconde date interpelle : 1787. La France et la Cochinchine signent un traité à Versailles. La Cochinchine est représentée par deux personnages extraordinaires : Mgr Pierre Pigneau de Béhaine et Nguyen Canh, âgé de neuf ans, fils de celui qui sera le restaurateur de la dynastie, connu plus tard sous le nom de Gia Long (1802-1820). L’évêque décédé en 1799, ses cendres furent ramenées à Saïgon par le roi. Jean-François Parot, qui fut consul général à Ho Chi Minh ville, en a tiré l’intrigue de son dernier roman policier dans la série des enquêtes de Nicolas Le Floch : Le prince de Cochinchine (Lattès, 2017).
Le rôle de l’évêque s’inscrivait dans une lignée de seigneurs du Grand Siècle : Alexandre de Rhodes, protégé d’Anne d’Autriche, qui introduit l’écriture vietnamienne romanisée, Pierre Lambert de la Motte, qui profita de l’intérêt de Colbert pour les Indes orientales (1664). Pourquoi faut-il qu’après tout se gâte ? Que l’on en vienne à la politique de la canonnière depuis Tourane en 1856 jusqu’à Haïphong en 1946 ?
La réponse est simple : la Chine. Mme Nguyên Thi Viêt a une phrase terrible : « Dès le début de la colonisation, les autorités françaises préféreront le condominium franco-chinois à l’intégration des Vietnamiens. » Le Tonkin est en effet vu comme un simple tremplin vers le Yunnan. L’officier de marine Francis Garnier (mort à Hanoï en 1873) a montré que la pénétration de la Chine du sud devait se réaliser par le fleuve Rouge et non par le Mékong comme on le croyait. Les Anglais avaient commencé le blocage des ports avec les deux guerres de l’Opium. La France n’avait plus d’autre voie d’accès que par le sud.
La diplomatie française cultivera cette stratégie jusqu’à la conférence de Genève de 1954. Les nationalistes vietnamiens l’avaient bien compris. La France officielle ne s’impliquera jamais en Indochine (sauf peut-être deux exceptions, Albert Sarraut avant et pendant la Première Guerre mondiale et paradoxalement l’amiral Jean Decoux de 1939 à 1945). L’auteur est lucide, ce qui lui fait reconnaître les mérites d’un homme politique vietnamien longtemps ostracisé : le catholique Ngô Dinh Diêm, Premier ministre du Sud-Vietnam de juin 1954 au 1er novembre 1963, le seul vrai « indépendant » tant des Français que des Américains qui le firent ou le laissèrent assassiner.
Les tragédies que subirent les Vietnamiens conduisirent un certain nombre d’entre eux sur les chemins de l’exil au prix que l’on sait. Deux millions et demi d’entre eux s’installèrent en France, aux États-Unis et au Canada, en Australie où ils s’intégrèrent et commencèrent une nouvelle vie souvent brillante et prospère. La diaspora vietnamienne est une des plus qualifiées au monde. Ce n’est pas un hasard si cette histoire du Vietnam écrite par une Vietnamienne à cheval sur les deux cultures est publiée aux éditions du Jubilé dont le directeur, Jean-Claude Didelot, y voit le couronnement de son œuvre et de sa vie qu’il a consacrées à l’accueil des vagues successives de jeunes et de familles venues au long d’un demi-siècle s’établir dans notre pays. Chacun en est resté affectivement au Vietnam qu’il a quitté, n’ayant donc, comme l’éditeur le dit en introduction, « de l’histoire de leur pays que des vues parcellaires, parfois déformées voire antagonistes. »
J’ai regretté pour ma part l’absence dans cette Histoire au long cours de référence au discours de Pnom-Penh, par le général de Gaulle en 1966, sur la guerre du Vietnam. Son plan de neutralisation – qui était peut-être encore envisageable en 1964 – resta au nombre des multiples occasions manquées. Cet « oubli » indique-t-il que l’auteur ne le prend pas au sérieux. En veut-il encore au De Gaulle de 1945 ? Si l’on regarde de près la chronologie, De Gaulle a quitté le pouvoir le 20 janvier 1946. Certes il avait lancé une mécanique mais pour tout ce qui s’est passé en 1946-47, il n’était plus au pouvoir. On pourrait aussi reprocher à de Gaulle les agissements amateurs de la soi-disant résistance au nom du GPRF (Langlade et Bornard). Or ces deux noms ont été complétement oubliés tandis que le souvenir de l’amiral Jean Decoux est resté !
Quant au plan de neutralisation dont il est question dans ce livre, il visait l’ensemble de l’Indochine française. C’est pour sauver le Laos qu’on s’est engagé à Dien Biên Phu et pour sauver le Cambodge que de Gaulle a exalté Norodom Sihanouk (qui fut d’ailleurs choisi ou imposé par Decoux !). Le Vietnam a ensuite lancé la guerre contre les Khmers Rouges qui a provoqué l’offensive chinoise de 1979 mais qui devrait quand même valoir au Vietnam d’avoir combattu un génocide ! le livre passe cet épisode presque sous silence sauf pour y voir le prétexte de l’invasion chinoise. L’Indochine n’est-elle qu’un repoussoir pour un Vietnam qui se veut seul contre tous ?
Quoi qu’il en soit de ces détails de l’interprétation du passé récent, l’histoire de Mme Nguyên Thi Viêt est surtout un pari sur l’avenir à plusieurs égards et c’est ce qui rend sa lecture d’autant plus passionnante.
Le premier est évidemment de redonner aux Vietnamiens la fierté de leur histoire, le sens de leur identité et une volonté d’indépendance.
Le second est de dépasser les impasses du système politique et social actuel qui dure déjà depuis quarante ans si on ne remonte qu’à la chute de Saïgon.
Le troisième est de résister à l’emprise chinoise. Quand la Chine fut divisée et affaiblie, le Vietnam sut se libérer. Quand la Chine redevenait unie et forte, la menace s’appesantissait. C’est le cas à présent avec Xi JinPing. L’auteur fait aux dirigeants vietnamiens actuels le procès de soumission à l’égard du grand voisin du nord. L’hostilité nationale aux Chinois semble pourtant ne s’être jamais démentie. Le Vietnam est certes dans une position qu’on a pu qualifier de « finlandisation » (la Finlande par rapport à l’URSS au temps de la guerre froide). Il ne tient qu’à lui de jouer sa carte dans le grand jeu mené par le géant chinois. Mais les grandes puissances internationales, dont la France, seront-elles capables pour une fois de considérer le Vietnam pour ce qu’il est et non en fonction de leurs intérêts en Chine ? C’est l’interpellation que nous lance ce livre.