Dans notre dernier article, nous avons vu comment les équivoques fondamentales et les finales aberrations d’une sécularisation du christianisme qu’on nous propose aujourd’hui se volatilisent au contact des résultats les plus solides de l’histoire des religions comparées, de l’anthropologie et de la psychologie contemporaines1. Il est urgent d’instruire les fidèles de bonne volonté sur ce point, si l’on ne veut pas qu’ils cèdent à des entraînements fallacieux.
Convaincra-t-on pour autant certains théologiens post-conciliaires, qui semblent s’ingénier à tout faire pour saper par la base la reconstruction ébauchée par le Concile ?
Fanatiques de « l’ouverture au monde », ils ne semblent pas voir que leurs slogans appartiennent à une pensée qui se décompose. Ils se révèlent aussi incapables de saisir les courants les plus féconds de la recherche contemporaine que les « scolastiques » les plus enfermés dans leurs systèmes d’un autre âge.
Où mènent certaines spéculations
Peut-être, cependant, peut-on espérer que ceux qui restent malgré tout attachés aux grandes affirmations chrétiennes ouvriront les yeux si on leur montre à quoi mènent inéluctablement leurs spéculations ?
Un des plus brillants esprits de la nouvelle génération théologique a récemment voulu démontrer que nous devions cesser de construire des églises pour y célébrer la messe. Il faut au contraire célébrer la messe pour le monde, et donc dans le monde, donc dans des édifices qu n’aient plus rien de sacrés.
Très bien ! Mais pourquoi s’arrêter en si beau chemin ? Pourquoi s’obstiner à célébrer la messe ? Si la messe doit consacrer nos activités profanes en tant que profanes, c’est-à-dire en évitant soigneusement de les sacraliser, pourquoi ne la remplacerait-on pas par un repas tout comme les autres ?
C’est ce que d’autres s’ingénient à faire. Quand les groupes hollandais du mouvement Shalom déclarent qu’ils ne prétendent pas faire de leur repas une messe, il faut bien les entendre. Ce qu’ils veulent, c’est préparer ce qui, demain, remplacera la messe, mais ne sera plus la messe. Ils persistent cependant à introduire dans ces repas lectures bibliques et prières.
Mais ce n’est là encore qu’une survivance contradictoire. Si l’on veut avoir, à la place de la messe, un repas « comme les autres », que viennent faire ici de tels résidus ? Dans un « repas comme les autres » est-ce qu’on lit la Bible, est-ce qu’on prie ? Dans un monde désacralisé, la Bible est un anachronisme, la prière un dernier défi à la sécularisation… Il faut, suivant cette pente, non seulement laisser la Bible dans les bibliothèques des instituts historiques, s’abstenir de toute prière, mais biffer le nom divin du langage, et exclure Dieu même de la pensée. On y vient. C’est déjà fait.
Les « théologiens » de la mort de Dieu
L’Amérique connaît déjà toute une école de théologiens qui, proclamant la mort de Dieu, s’emploient à nous fournir un christianisme d’où son nom même soit effacé. Ce sont les Hamilton, les van Buren, les Ogden, qui regardent avec une piété condescendante les pauvres Bultmanniens attardés, au moment où nos néo-catholiques de France découvrent ceux-ci avec ravissement. Tous les autres noms que je viens de citer sont encore tout à plus des noms pour les Français. Mais les catholiques de Hollande ont déjà traduit leurs ouvrages et ils s’en délectent. Encore quelques mois, et l’on peut être sûr qu’ils seront traduits en France et qu’on nous assurera que c’est là enfin le seul langage qu’on puisse parler à l’homme d’aujourd’hui, si l’on veut qu’il écoute ce qu’on s’obstine, avec un humour noir mais inconscient, à appeler « le message chrétien ».
Tout cela est parfaitement logique. Si le sacré doit être banni du christianisme, comme le sacré est et n’est que l’ensemble des expressions et des signes par lesquels Dieu, sa présence, son action dans le monde se traduisent à nous, Dieu doit être banni. Si l’on se refuse à ceci, il faut commencer par ne pas vouloir cela. Si l’on veut cela mordicus, il faudra bien en venir à vouloir ceci. Aucune pensée ne peut tenir longtemps un pied en l’air. Ou bien on se décide, malgré la honte qu’on en ait, à revenir en arrière pour poser les deux pieds à nouveau sur la terre, ou bien, ayant levé l’un, on brûle ses vaisseaux et on lève aussi l’autre. Qu’après cela il ne reste plus qu’à choir sur son séant, c’était prévisible dès le début, mais, si l’on ne voulait pas en venir là, il ne fallait pas commencer par vouloir décoller du réel. Il est très joli de lancer le slogan d’un christianisme non religieux. Mais une fois lancé, on ne l’arrête plus. Il faut en venir à un Christ lui-même non religieux. Et un christ non religieux, comme van Buren en particulier l’établit de façon irréfutable, ou bien cela ne veut rien dire du tout, ou bien cela veut dire un Christ sans Dieu. Seulement, une fois Dieu enlevé de l’Evangile, van Buren lui-même le montre trop bien, quoi qu’il en ait, Jésus, le Jésus historique, perd toute sa substance. Il n’apparaît plus autrement qu’une dernière idole, plus irrationnelle que toutes les autres, où les ex-chrétiens tentent désespérément de fourrer le seul succédané de Dieu qui leur reste : l’homme lui-même, entendons l’homme moderne en tant que désacralisé intégralement. Le malheur c’est que, quelque interprétation historique qu’on puisse donner des origines chrétiennes, il n’y a pas dans toute l’histoire de l’humanité une seule figure à laquelle cet effort de ré-interprétation paraisse plus difficile à appliquer. Quoi qu’on pense de ce qu’a pu être le Jésus historique, il est évident qu’il voyait tout par rapport à Dieu. Vouloir le garder sans garder Dieu, c’est vouloir jouer Hamlet en en retirant le Prince de Danemark. Il vaudrait sans doute mieux renoncer tout simplement à une entreprise aussi insensée, et, puisqu’on ne veut plus de religion, laisser tranquille le christianisme, plutôt que de tenter d’en faire sa propre contradiction.
Mais, diront ici les bonnes âmes, comment des hommes pétris de si bonnes intentions au départ peuvent-ils en arriver à de telles aberrations ? La réponse, c’est l’auteur encore de la brillante dissertation que j’évoquais plus haut sur la disparition désirable des églises qui va nous la fournir. Une note très révélatrice de son article précise qu’une autre suppression est encore plus nécessaire pour que l’homme moderne accepte l’Evangile. Et c’est, nous dit-il, celle de l’année liturgique. Pourquoi ? Parce que tous le symbolisme de l’année liturgique repose sur une succession de saisons dans la nature qui n’a plus de sens dans une civilisation de moins en moins agricole et de plus en plus industrielle.
L’homme dépendra toujours de la nature
Ceci, encore une fois, va beaucoup plus loin que paraît le supposer celui qui l’a écrit, si supérieurement intelligent soit-il. Pour le faire comprendre, on m’excusera de conter une anecdote qui m’est personnelle. J’ai une petite filleule de cinq ans élevée dans la région parisienne. Elle boit sa tasse de lait tous les matins, et, naturellement, elle n’a jamais vu le lait sortir d’ailleurs que d’une bouteille. Venue récemment chez moi à la campagne, elle a vu traire une vache. Je renonce à décrire le choc métaphysique que cette découverte a provoqué, et les conséquences qu’il a pu avoir pour toute la vision du monde de ma filleule…
C’est là, indéniablement, un des effets seconds du développement actuel de nos techniques. Elles tendent à nous faire oublier que la vie de l’homme procède de la nature, et, pour autant sans nul doute, non seulement à abolir le sens du sacré, mais le sens de Dieu. Mais c’est ici que gît précisément la grande équivoque de notre civilisation technicienne. Nous tendons à confondre science et technique. En fait, comme on le voit de plus en plus depuis quelques années, science et technique pourraient bien devenir rapidement des sœurs ennemies. Par opposition aux techniciens qui ne sont que techniciens, les savants sont sans cesse ramenés (tout comme ma filleule) à la dépendance nécessaire, et radicalement totale, de l’homme par rapport à la nature. C’est bien pourquoi ils se montrent actuellement, parmi nos contemporains, les plus en défiance contre les techniciens qui ne veulent être que techniciens. On peut lire là-dessus des hommes aussi différents que Rostand, Oppenheimer, Max Born et bien d’autres, ils disent tous la même chose. La technique, poursuivie dans l’isolation, est en train de nous forger des illusions qui sont aussi anti-scientifiques qu’elles risquent de se révéler à courte échéance anti-humaines.
De ce divorce entre science et technique, un esprit aussi remarquable que Teilhard ne paraît pas avoir soupçonné la possibilité imminente. C’est qu’il était et restait un homme d’avant la dernière grande révolution technique, celle de la fission nucléaire. Nos néo-théologiens, quoi qu’ils en pensent, feront sans doute figure bientôt d’attardés dans la même impasse. Comme l’atteste la redécouverte du spirituel, et du christianisme traditionnel, si manifeste dans les milieux scientifiques avant tout en U.R.S.S. aujourd’hui, c’est dans des lignes complètement différentes que l’évolution de l’humanité est en train de chercher sa reprise nécessaire. Puissent nos théologiens en veine d’ouverture au monde ne pas être bientôt justement accusés d’avoir simplement contribué à retarder l’ouverture du monde qui se cherche actuellement !
Louis BOUYER
Pour aller plus loin :
- LA « MODERNITÉ » : UN CENTENAIRE OUBLIÉ
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- Le rite et l’homme, Religion naturelle et liturgie chrétienne
- La paternité-maternité spirituelle en vie monastique est-elle menacée en Occident ?
- Quand le virtuel se rebelle contre le réel, l’irrationnel détruit l’humanité