J’ai lu avec quelques-uns de mes étudiants le merveilleux petit livre de Romano Guardini « Apprendre les vertus qui vous conduisent à Dieu ». Je ne peux trop en recommander la lecture. Chacune de ses pages contient une sagesse infinie. Permettez-moi de mentionner juste un exemple concernant la vertu de « vénération ».
La vénération, dit le père Guardini, est « une conjecture de grandeur et de sainteté et un désir d’y prendre part, désir combiné avec la crainte d’en être indigne. » Dans la vénération, « l’homme se retient de faire ce qu’il se plaît d’ordinaire à faire, qui est de se saisir et de se servir de quelque choses pour ses propres desseins. Au lieu de cela il recule et garde ses distances. Ce qui crée un espace spirituel où ce qui mérite vénération peut se tenir droit, séparé et libre, dans toute sa splendeur. »
Comme vous pouvez l’avoir deviné, le père Guardini se réfère d’abord à la vénération due à ce qui est saint, mais elle peut avoir aussi « une forme de tous les jours », insiste-t-il : celle du respect. « Le respect est la chose la plus élémentaire qui doit être perceptible si les hommes sont faits pour s’associer les uns avec les autres en tant qu’êtres humains. » Il doit apparaître indépendamment de talents particuliers ou de réalisations particulières mais simplement parce que l’autre personne est un être humain.
Comment témoigner le respect ? Respecter « signifie qu’on prend au sérieux les convictions d’un autre. Je peux les combattre, car si mon opinion est que ce qu’il dit est faux, j’ai alors le droit, et dans certaines circonstances, un devoir de défendre la vérité comme je la vois. » Mais nous devons le faire avec respect, « conscients du fait que je n’ai pas affaire à une phrase abstraite tirée d’un livre, mais à une personne » avec qui, « si je vois qu’elle est dans l’erreur, je peux débattre. » Mais je ne peux pas violer sa conscience ou vouloir user de ruse avec elle.
Notre société est-elle une société qui fait apparaître cette sorte de respect pour les convictions des autres ?
Ainsi, ajoute le père Guardini, il devrait aussi y avoir un « respect pour la vie privée ». Au lieu de cela, partout, nous voyons une désir impatient de publicité : une manie de voir justement ce qui est mis à l’écart ; une avidité de sensationnel qui trouve un odieux plaisir à dévoiler, dévêtir, causer honte et confusion. » De quelle sorte de respect témoignent-ils par exemple ceux qui ne permettent pas d’intimité à une femme qui pleure la mort de son mari ou de son enfant, et persistent à envoyer des photographies de ce qui devrait être un moment intime pour que le monde entier voient et satisfasse ses appétits répugnants ?
Pourtant, finalement, affirme le père Guardini, « toute vénération culmine en une vénération du sacré. Nous le sentons lorsque nous entrons dans une église. »
Ici nous réalisons à quel point Guardini qui est mort en 1968 représente complètement non seulement une génération différente, mais aussi a une vision aiguë de l’ordre des choses. « Les églises sont construites dans un style si noble et si impressionnant », insiste-t-il, « que, dès l’entrée, l’espace produit un effet sur nous. Si cela n’arrive pas, ce n’est pas en essence une église que nous voyons mais simplement un lieu de rassemblement. »
Que pouvons nous dire à cela sinon oui ? C’est précisément ce que nous voyons bien souvent et un peu partout : des salles de réunion, pas des églises.
De cette désacralisation des églises on peut rendre responsable en grande partie l’influence malheureuse du livre Environment and Art in Catholic Worship [« Art et environnement dans le culte catholique »] (EACW) et son prédécesseur, Architecture in Worship [« Architecture et Culte »] d’Edward Sowik, un livre qui appelait au « Retour à la non-église » : une salle de réunion qui pourrait être utilisée pour toute activité. EACW se faisait remarquer par son insistance sur « l’action des gens rassemblés » et sur l’édifice de l’église qui n’était plus qu’ une « peau » qui les enveloppait. La plupart des recommandations du document découlaient de ce qui était supposé servir les sentiments, les expériences et les besoins de l’assemblée.
Mais les changements recommandés servent-ils réellement ces besoins ? La perte de la vénération pour le sacré n’a-t-elle pas amené la perte du respect pour l’humain ? La transformation de nos églises en salles de réunions a-t-elle conduit à un plus grand respect et une plus grande attention pour nos frères humains ? Ou bien la disparition de la vénération pour Dieu a-t-elle apporté avec elle une disparition simultanée du respect pour les êtres humains qu’on dit « faits à l’image de Dieu ? »
Comme nous avons perdu les espaces sacrés où « l’homme se retient de faire ce qu’il se plaît d’ordinaire à faire, qui est de se saisir et de se servir de quelque choses pour ses propres desseins », avons-nous perdu de la même façon notre respect pour la dignité inhérente à nos frères humains – en ne les évaluant maintenant qu’ à leur utilité plutôt que simplement parce qu’ils sont tels que Dieu les a créés ?
Une église conçue pour correspondre au besoin moderne de se sentir à l’aise – un « lieu sûr – vaut-elle réellement mieux, en fin de compte, qu’un espace conçu pour inspirer la vénération d’un ordre de réalité qui transcende nos conceptions limitées de nos besoins, un ordre divin que nous ne pouvons contrôler et qui s’accorde avec ce avec quoi nous sommes invités à ordonner nos vies, – un « espace sacré » ?
Dans la Grèce ancienne, la déesse de la communauté était, disait-on, Thémis, la déesse de l’ordre divin. Dans la statuaire grecque, c’était Thémis qui tenait la balance de la justice. Ce que les Grecs comprenaient et que nous semblons avoir oublié, c’est que « l’assemblée » ne peut jamais être un regard vers soi, un repli sur soi. Plutôt ce doit être un regard vers le haut, attentif à un ordre de réalité qui transcende les passions et les besoins immédiats du moment. Car c’est seulement en haut que nous pouvons parvenir à connaître la vraie Justice, et seulement en devenant des incarnations de cette Justice que nous devenons vraiment pleinement humains.
« Toute vraie culture » insiste Guardini, « commence par le fait que l’homme recule. Qu’il ne s’impose pas lui-même et ne se saisit pas des choses, mais qu’il laisse un espace, de telle façon qu’il peut y avoir une place où on peut nettement discerner la personne dans sa dignité, l’œuvre dans sa beauté, et la nature dans son pouvoir symbolique. »
Une fois la vénération de Dieu disparue, alors comme la nuit suit le jour, le respect pour la nature et pour les personnes ne tardera pas à suivre le même chemin.
Jeudi 19 novembre 2015
Source : http://www.thecatholicthing.org/2015/11/19/reverence-and-respect/
Photo : Romano Guardini.