En quoi l’islam a-t-il attiré le Père de Foucauld ?
Laurent Touchagues : C’est en voyant quelques musulmans très pieux pendant sa reconnaissance au Maroc, tout abandonnés à Dieu et confiants, qu’il a pris conscience, dit-il dans une lettre à son ami Henry de Castries, que l’homme est fait pour « quelque chose de plus grand et de plus vrai que les occupations mondaines ».
La précision est importante : ce n’est pas en voyant l’islam en général, ou « les musulmans » du Maroc qu’il ressent cet attrait, mais bien quelques musulmans. On oublie également que, dans la même lettre où il avoue avoir été séduit par l’islam, Charles de Foucauld dit qu’il s’est aperçu que là n’était pas la vérité. Par la suite, il affirme qu’on ne peut comparer christianisme et islam, que l’on peut suivre Jésus et non Mahomet – qui n’est guère un exemple –, et que les vertus prônées par l’islam ne permettent pas d’être un vrai adorateur de Dieu. Puis, il ne s’intéressera plus à l’islam comme religion, mais davantage aux musulmans comme hommes. Pour lui, cette religion est une erreur qui entraîne les fidèles au péché et au mal. Même si, reconnaissait-il, il y a dans cette religion des parts de vérités qui produisent du bien, non pas par elles-mêmes, mais parce qu’elles proviennent d’un tronc commun…
Que représente pour lui le désert algérien dans lequel il part en 1901 ? Une terre de retraite, ou une terre à évangéliser ?
Quand il repart pour l’Afrique du Nord après son ordination sacerdotale le 9 juin 1901, c’est parce qu’il veut, dans le mystère de la Visitation, porter le Christ aux plus pauvres. Et pour lui, les plus pauvres qu’il connaisse alors, ce sont les Marocains qu’il a visités lors de son expédition. Pour lui, la pauvreté c’est n’avoir jamais entendu le nom de Jésus, entendu parler ou lu un verset de l’Évangile. Il veut donc partir au Maroc pour évangéliser les musulmans.
D’où lui vient cette intuition ?
Il a cette idée lors de ses séjours en Terre sainte, en 1888-1889 puis 1897-1900. Il ne se sent pas l’âme d’un prédicateur et, en marchant dans les rues de Nazareth, il songe à la Visitation, lorsque la Vierge, après l’Annonciation, se rend auprès de sa cousine enceinte de plusieurs mois, portant en elle le Verbe incarné dont la présence est ressentie par Élisabeth et Jean-Baptiste, qui tressaille dans le ventre de sa mère.
Il réalise alors qu’il veut être un prêtre qui, en tant qu’« autre Christ », porte le Christ aux autres. Et ce afin que Jésus puisse reprendre possession de son royaume, là où le prêtre le montre et le fait rayonner. Dans sa vie personnelle, il veut imiter la vie de Jésus à Nazareth et rayonner des vertus christiques. Et, dans sa présence aux autres, il veut être celui qui apporte le Christ en célébrant la messe et en organisant l’ostension et l’adoration du Saint-Sacrement.
Comment les musulmans ont reçu cette « Visitation » ?
Ils restent à distance, car ils savent qu’ils commettraient une faute s’ils s’associaient aux messes ou aux adorations, mais ils le voient. Au début, Charles de Foucauld célèbre la messe sous une tente, à côté de son ermitage. On le voit, on le sait. Ils ont respecté cela. Ils l’ont observé, sont venus le voir, lui parler de leur vie, de leurs besoins… Il est le « marabout chrétien », on sait qu’il est prêtre et qu’il a une autre religion, qu’il est bon, généreux, très pauvre et qu’il vit comme eux… Il parle un peu de religion naturelle à ceux capables de recevoir ce discours.
Pour Charles de Foucauld, l’apostolat auprès des musulmans exigeait « des exemples et des œuvres »… C’est-à-dire ?
Selon lui, il sera très difficile de les convaincre par le raisonnement : soit parce qu’ils ne sont pas assez instruits, soit parce qu’ils se pensent trop instruits et considèrent notre religion comme une folie.
Pour lui, l’évangélisation des musulmans ne passe pas par la parole, mais par l’exemple donné par celui qui est croyant dans sa vie quotidienne, pour les gens avec qui il vit. L’imitation de Jésus-Christ est le plus important pour Charles de Foucauld, qui voulait « crier l’Évangile par toute sa vie ». Dans la Règle destinée aux ordres de Petits frères et de Petites sœurs qu’il aurait aimé fonder, il dit : « Les personnes éloignées de Jésus, et spécialement les infidèles, doivent, sans livre et sans parole, connaître l’Évangile par la vue de leur vie [celle des Frères et Sœurs]. » Il faut donc d’abord pratiquer les vertus évangéliques le plus possible et de façon héroïque. Ensuite, ce sont les œuvres qui vont montrer à ces gens-là ce que permet de faire la religion de Jésus-Christ. Son père spirituel, l’abbé Henri Huvelin, lui avait dit en substance : « Vous devez être bon au point que les personnes s’en étonnent, demandent l’origine de cette bonté et que vous disiez : “je suis bon car je suis disciple d’un maître qui est bon”. »
L’évangélisation n’est-elle pour lui qu’une affaire de consacrés ?
Après le rôle premier des missionnaires qui vont défricher le terrain, il aimerait que viennent pour les aider des « Priscille et Aquilas », du nom de ce ménage de Corinthe qui aidait saint Paul dans son apostolat (Ac 18) : des familles d’artisans, de paysans, de commerçants… Bref, des petites familles françaises qui viendraient vivre avec eux pour montrer ce que sont la famille, les vertus, le comportement et la morale chrétiennes, notamment par le travail qu’ils feraient pour eux.
Pour Charles de Foucauld, il faut vivre son état de vie de la manière la plus évangélique possible pour intriguer les musulmans et les attirer à ce genre de vie et à se poser des questions sur la source. Aucun acte de sa vie sacerdotale au Sahara n’a d’autre but que la conversion de ceux avec qui il vit, ainsi que l’offrande de sa vie. Dans une lettre qu’il ne faut pas mal interpréter, Charles de Foucauld dit certes que le « militantisme » serait de vouloir « conquérir » les musulmans, mais il complète en disant qu’il s’agit bien de les « attirer ».
Comment en est-il venu à faire cette distinction ?
D’une part, outre la prise de conscience de la difficulté de la mission par la prédication, il savait que s’il avait cherché à « conquérir » les musulmans, à faire du prosélytisme, il aurait été chassé par les autorités françaises. Ainsi, quand il s’est élevé contre l’esclavage, il lui avait été intimé de se faire discret, en expliquant que son attitude risquait de provoquer le renvoi des Pères blancs, autres religieux français présents dans la région.
Ensuite, la façon avec laquelle lui-même s’est converti à son retour du Maroc a beaucoup joué. On ne lui avait jamais fait de sermon ou de morale. Il raconte qu’il est revenu au Christ par le témoignage que lui donnait sa famille autour de lui. Il considère comme une grâce la bonté, la générosité et l’honnêteté de sa famille. Il se disait qu’il n’était pas possible qu’ils soient si bons et que leur religion soit absurde ! Et que si elle n’est pas absurde, il ferait peut-être bien de l’étudier et de prendre un maître, qui sera l’abbé Huvelin.
Comment comprendre l’expression de « frère universel » qu’il s’était attribuée ?
Il voulait habituer « tous les êtres à le regarder comme leur frère, comme le frère universel ». Même s’il n’y a en réalité qu’un seul frère universel, le Christ lui-même, Charles de Foucauld pense qu’on peut l’être soi-même dans la mesure où l’on est imitateur du Christ.
Pour lui, puisque le Christ est mort pour tous les hommes, alors tous les hommes sont faits pour la vérité et le bien, et tous, y compris les musulmans, devront être un jour dans l’Église. Par anticipation, il les considère comme ses frères, car les hommes sont déjà, en puissance, des disciples du Christ. Ce n’est donc pas une fraternité en humanité, mais en adoption divine dans le Christ.
Il est parfois rappelé que Foucauld « n’a converti personne », comme s’il fallait se méfier de l’évangélisation…
Déjà, il faut préciser qu’il n’a converti personne… de son vivant ! Il expliquait cela par des raisons sociologiques créant l’endurcissement des gens, mais il pensait surtout qu’il n’était pas assez saint, qu’il ne montrait pas assez ce qu’était l’Évangile et que les musulmans n’étaient donc pas assez attirés par la foi chrétienne. On ne trouvera jamais une formule de sa part où il dirait qu’il ne faut pas les convertir et qu’ils ne sont pas faits pour être dans l’Église. Charles de Foucauld est lucide, mais il maintient contre tout le monde que les musulmans sont convertissables. Il pense même qu’il est plus facile de convertir les musulmans que la « Grande Babylone », c’est-à-dire Rome, du temps des apôtres ! Il suffit de faire des « miracles de ferveur » et Dieu fera « des miracles de grâce ».
D’où vient cette image erronée ?
On peut être surpris, mais il y a une image d’Épinal présentant un Charles de Foucauld, mièvre, acceptant tout, sans conviction, d’une tolérance extrême, sentimentale… Ni viril, ni ardent. Un bonhomme dont on se demande à quoi servait sa vie de prêtre. Ceux qui se sont opposés idéologiquement à Charles de Foucauld durant le XXe siècle l’accusaient d’avoir été un ami de la colonisation, d’être resté un militaire sous l’habit du prêtre et d’avoir été un agent de renseignement de l’armée – ce qui est faux –, d’avoir manqué de respect en voulant évangéliser les Touareg… Mais ce qui demeure, c’est cette fausse image d’un Charles de Foucauld irénique, au point qu’à Rome, la Congrégation pour les causes des saints a expliqué au postulateur qu’elle ne comprenait pas ce que Charles de Foucauld était allé faire au Sahara s’il ne souhaitait pas rester conforme à l’Évangile qui dit, dans le dernier verset de saint Matthieu : « Allez ! De toutes les nations faites des disciples : baptisez-les au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit » (28, 19-20). Il a fallu prouver qu’il avait un projet réellement missionnaire…
Charles de Foucauld écrivait à René Bazin que « le seul moyen [que les musulmans d’Afrique du Nord] deviennent Français est qu’ils deviennent chrétiens ». Pourquoi cette précision ?
Car en restant musulmans, ils seraient toujours en attente du « Mahdi », cet envoyé de Dieu qui, à la fin des temps, doit chasser tous les « roumis », c’est-à-dire les Européens… Charles de Foucauld estime que pour en faire des chrétiens, il faut leur apporter le maximum de notre civilisation, car ce n’est pas en les laissant dans la misère physique et intellectuelle qu’on y arrivera. Pour lui, montrer ce qu’est la civilisation française, c’est montrer ce qu’a produit le christianisme, car la France est la fille aînée de l’Église et elle a reçu en héritage de Dieu tous ces territoires. Dieu lui fait le don de 50 millions d’indigènes non chrétiens, dont elle doit s’occuper comme des parents de leurs enfants.
Il est lucide et écrit : « Et si nous n’avons pas su nous attacher ces gens-là, dans 50 ans, ils nous chasseront. » Il souhaite leur apporter la France chrétienne et non la France de l’époque, laïque, franc-maçonne et persécutrice de l’Église.
Que retenir de lui pour la relation de nos jours entre catholiques et musulmans ?
On peut songer aux trois piliers qui guident les fondations foucaldiennes : la connaissance de l’Évangile, le culte eucharistique et la préoccupation des âmes qui ne sont pas amies du Christ, penser sans cesse à elles en étant missionnaire auprès d’elles ou en soutenant ceux qui sont de véritables missionnaires. Ainsi, pour Charles de Foucauld, tout commence par le travail de connaissance de notre propre religion. Avant de vouloir s’entretenir avec d’autres religions, nous devons suivre une vraie formation avec de vrais maîtres.
Plus largement, il est difficile d’imiter Jésus-Christ si on ne connaît pas bien sa vie. Charles de Foucauld disait : « Il faut sans cesse méditer et reméditer les paroles et les exemples de Jésus-Christ, pour savoir quels sont nos devoirs et, à chaque occasion, se poser la question : “Que ferait Jésus à ma place ?”. » Pour lui, le Christ ne va pas nous éclairer de façon magique à chacune de nos actions. C’est parce qu’on connaît bien les prophéties messianiques, les proverbes, les psaumes, les Évangiles, que l’on peut agir au jour le jour en imitant le Christ.