Le darwinisme (comme la psychanalyse et le marxisme) est une dictature. Mais le marxisme au moins le dit, c’est honnête. La vocation totalitaire du darwinisme est subreptice. Elle ne tient pas à ses buts. Elle tient à sa nature. Darwin est un immense génie scientifique. Quand on lit la moindre de ses œuvres, on est émerveillé de sa sagacité, de son sérieux, de la masse énorme de ses connaissances, de l’aisance avec laquelle il s’y meut 1. Ce n’est pas sa faute si l’idée qui lui vint lors de son voyage historique aux îles Galapagos a eu de telles conséquences. Il ne pouvait guère les prévoir.
Dans son esprit, il ne faisait que compléter l’œuvre de Linné et des grands naturalistes classificateurs des XVIIIe et XIXe siècles en donnant la clé de l’ordre que font apparaître ces classifications et en y intégrant l’espèce humaine. Il ne pouvait savoir que cette clé deviendrait une pince-monseigneur offerte à la paresse humaine pour crocheter tout ce qui ressemble à une porte, y compris (et surtout) les fausses portes en trompe-l’œil ne donnant sur rien. Dans la nature, les portes sont toujours cachées, déguisées en autre chose. On ne les trouve – c’est une règle – que là où depuis des lustres on nous jurait qu’il n’y avait rien.
Simulacres de mouches
Pour mesurer la puissance explicatrice du darwinisme, il faut le voir à l’œuvre. Voici un exemple :
Une des plantes les plus étranges de la nature est l’orchidée appelée Ophrys, étudiée par le Suédois B. Kullenberg (a). Il y en a de nombreuses espèces, l’orchidée-mouche, l’orchidée-bourdon, l’orchidée-abeille, l’orchidée-bombyx, l’orchidée-araignée. Si elles portent des noms de bestioles, c’est pour la raison très simple que leurs fleurs sont de minutieuses reproductions d’insectes ou d’araignées. Linné le remarquait déjà en 1745 pour les fleurs d’Ophrys insectifera : elles ressemblent tellement à des mouches, écrivait-il, que, si l’on n’est pas prévenu, on croit voir des mouches posées sur la plante.
À quoi peuvent bien servir ces extraordinaires déguisements ? On a mis plus d’un siècle et demi à le comprendre. Darwin lui-même donnait sa langue au chat. L’explication pourtant était simple. Mais elle supposait une ruse d’une telle complication et d’un tel machiavélisme que personne de sensé ne pouvait la prêter à une plante ; l’idée n’en vint à personne.
On sait que, pour se reproduire, les plantes à fleurs comptent sur le goût des insectes pour les aliments sucrés : elles leur offrent une goutte de nectar que l’éclat coloré des pétales ainsi que le parfum signalent au loin. Attirés par ces deux signaux, les insectes se posent sur la fleur, boivent le nectar et emportent le pollen qui sera ensuite déposé sur les autres fleurs : l’insecte est l’involontaire instrument d’une habile fécondation artificielle.
Mais quels sont les deux instincts les plus puissants de la nature ? La faim et le sexe. Le premier assure la survie de l’individu ; le second celle de l’espèce : le sexe est, si l’on veut, la faim de l’espèce ! Dès lors, si les fleurs utilisent si habilement la faim des insectes, on peut se demander pourquoi elles n’en font pas de même de leurs appétits sexuels, qui sont encore plus puissants ? J’entends ici le déclic qui vient de se produire dans l’esprit du lecteur : oui, c’est bien cela, les fleurs d’Ophrys sont des fausses femelles de bourdons, de guêpes, d’araignées, etc. Kullenberg l’a prouvé avec une merveilleuse patience. Il a même identifié chimiquement les odeurs émises par ces fleurs : ce sont bien les odeurs des partenaires sexuels de l’insecte imité.
Dans un cas précis, la fleur a poussé le cynisme jusqu’à utiliser le fait qu’une certaine espèce de bourdon arrive à maturité quinze jours avant l’éclosion de sa femelle, et qu’il la cherche donc avec une impatience fiévreuse : c’est précisément alors que la fleur éclot, offrant au mâle solitaire l’irrésistible subterfuge d’une femelle éblouissante, parfumée et, du moins le croit-il, en parfait état de marche. Quand il découvre enfin que quelque chose ne va pas, c’est trop tard ! Car la ruse ne prévoit que la satisfaction de la fleur, pas celle du bourdon, qui se renvole donc avec une passion intacte, plus enflammé que jamais à trouver son introuvable femelle, et donc à polliniser d’autres fleurs.
Un insecte vole à la recherche de sa femelle. S’il ne la trouve pas, il faudra bien qu’il se pose quelque part. Admettons (c’est la règle du jeu) qu’il se pose n’importe où, au hasard. Cet insecte, c’est, en réalité, dans l’histoire de son espèce, des milliards, et des milliards d’individus depuis des dizaines de millions d’années. Chacun se pose et s’envole, entre naissance et mort, des milliers, des dizaines de milliers de fois, toujours au hasard : il est supposé idiot. Nous voici dans les grands nombres, avec leurs si intéressants effets statistiques. Parmi les milliers de fleurs que l’insecte butine, il suffit qu’il y en ait une qui, sous un certain éclairage se produisant très rarement, disons une fois sur cent mille, ait de loin une vague ressemblance avec la femelle pour que le bourdon se précipite dessus. Mais une fois sur cent mille, cela suffit pour faire apparaître le deus ex machina appelé « pression de sélection » : cette fleur va recevoir d’autant plus souvent la visite du bourdon qu’elle évoquera davantage la femelle. Donc parmi toutes les mutations aléatoires qui apparaissent inévitablement, le bourdon, en pollinisant, favorisera toujours celles qui rapprochent la forme primitive de la fleur de la forme de sa femelle. La mécanique est en marche, la pression presse, la sélection sélectionne. Plus la fleur ressemble, plus elle charme le bourdon; et plus elle le charme, plus sa ressemblance est sélectionnée. Cela ne peut aboutir qu’à l’Ophrys, c.q.f.d.2
Mais, dira-t-on, et les parfums ? Comment concevoir qu’en sélectionnant la forme, le parfum de la femelle doive apparaître aussi ? Patience. Toujours se rappeler la règle numéro 1. Dès que l’insecte commence à s’intéresser à la fleur, ne va-t-il pas être attentif à y retrouver tous les caractères de la femelle ? Donc, une pression de sélection va s’exercer aussi sur l’odeur de la fleur, c.q.f.d. Accordez-nous notre pression de sélection et nous ferons, comme dit le proverbe russe, pisser les poules. Or on peut toujours imaginer une pression de sélection : il ne s’agit que d’imaginer, et ce sans qu’aucun contrôle soit, en revanche, jamais imaginable. Comment tester un mécanisme dont on vous dit qu’il requiert, pour agir, des millions d’années ? Ne nous demandez pas la lune (b).
Vertus dormitives pour rabâcheurs
C’est avec cette admirable machine à escamoter les problèmes en les évacuant dans l’incontrôlable que l’on a endormi les esprits depuis un siècle. Pendant tout ce temps, on a vainement tenté de la prendre en défaut, comme si les vertus dormitives pouvaient être prises en défaut. Pour en finir, il fallait, non lui faire des objections, mais détruire son hypothèse de base, celle du caractère interne et aléatoire des mutations. C’est chose faite pour des cas particuliers de plus en plus nombreux. Si les mutations ne se font pas au hasard, les lois du hasard déclarent forfait, il n’y a plus de pression de sélection et il n’y a plus de darwinisme3.
On va donc chercher autre chose ? Eh, comme vous y allez ! Les découvertes de la physiologie et de la génétique, qui ont détruit la psychanalyse, gênent-elles les psychanalystes ? Quand on tient une bonne raison de ne pas penser, on ne la lâche pas si vite. Il faut d’abord que les rabâcheurs meurent de vieillesse, puis les disciples qu’ils sont en train de former. Laissons cela à nos arrière-petits-enfants.
Aimé MICHEL
(a) B. Kullenberg : Studies in Ophrys pollinisation (Zool. Bidrag Uppsala. 34, 1961, p. 1).
(b) George Gaylord Simpson : Rythme et Modalités de l’évolution (Albin Michel, Paris, 1950). C’est la Bible, ancienne mais toujours jeune, du néo-darwinisme.
Notes de Jean-Pierre ROSPARS
(*) Chronique n° 125 – F.C. – N° 1360 – 5 janvier 1973. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe (www.aldane.com), chap. 4 « Évolution biologique ».
- Cette admiration d’Aimé Michel pour Charles Darwin mérite d’être soulignée. Même s’il ne l’a pas toujours clairement exprimé, ce n’est pas le darwinisme en tant que théorie scientifique qu’il critique sévèrement mais la croyance qu’elle est le dernier mot de la science sur le sujet et qu’elle mérite d’être élevée au rang de vérité incontestable. Je ne sais s’il l’avait remarqué mais Darwin lui-même n’était pas darwinien en ce dernier sens et a vigoureusement exprimé son désaccord avec cette extrapolation contraire à l’esprit scientifique. En effet il considérait que la sélection naturelle était la cause dominante mais non pas exclusive des changements évolutifs. A la fin de l’Introduction de la première édition de L’origine des espèces il écrivit : « Je suis convaincu que la sélection naturelle a été le principal, mais non le moyen exclusif de modification ». Il y revint dans la 6e édition (1872) en notant, non sans amertume, que sa position sur ce point avait été mal comprise (« misrepresented ») en dépit de sa remarque citée ci-dessus (« This has to no avail. Great is the power of steady misrepresentation »). En 1880 dans un article de Nature (23: 32) il reproche à Sir Wyville Thomson de l’avoir caricaturé en en faisant un pan-sélectionniste : « C’est une critique habituelle qui n’est pas rare de la part des théologiens et des métaphysiciens quand ils écrivent sur des sujets scientifiques, mais c’est quelque chose de nouveau de la part d’un naturaliste… Sir Wyville Thomson peut-il nommer quiconque ayant dit que l’évolution des espèces dépend seulement de la sélection naturelle ? » (cité en note par S. J. Gould, The structure of evolutionary theory, Harvard University Press, Cambridge Mass. et Londres, 2002, p. 147). Comme le note Gould, cette absence d’arrogance est une des marques du génie de Darwin.
- La tendance excessive à se satisfaire de petites histoires invérifiables est reconnue par les darwiniens les plus lucides. Dans La foire aux dinosaures. Réflexions sur l’histoire naturelle (trad. M. Blanc, Points Sciences n° S121, Seuil, Paris, 1993, p. 138 et p. 154) Stephen J. Gould s’exprime ainsi :
« Le cou des girafes s’est peut-être allongé pour leur permettre de se nourrir des feuilles du sommet des acacias ; mais peut-être est-ce en vertu d’une autre cause (éventuellement ,on reliée à quelques stratégie alimentaire que ce soit), et les girafes découvrirent que, étant donné la hauteur qu’elles atteignaient désormais, elles pouvaient se délecter de nouvelles ressources. Le simple fait qu’il y ait une bonne correspondance entre la forme et la fonction – un long cou permettant d’atteindre les feuillages élevés− n’autorise aucune conclusion quant à la raison pour laquelle les girafes ont développé de longs cous. Voltaire avait très bien compris les faiblesses du raisonnement humain, c’est pourquoi il fit dire au vénérable Dr Pangloss de solennelles paroles pour illustrer cette démarche erronée :
Les choses ne peuvent pas être autrement : car tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes, aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour porter des chausses, et nous avons des chausses.
Cette erreur, consistant à extrapoler trop vite de l’utilité présente à l’origine historique, n’est en aucune manière l’apanage des biologistes darwiniens, quoique ceux-ci l’aient souvent faite de manière très évidente et sans y être jamais arrêtés. Ce type d’inférence erroné se rencontre dans tous les domaines où l’on essaie de déduire l’histoire passée de l’état présent du monde. »
- La formulation d’Aimé Michel (détruire l’hypothèse de base du néodarwinisme du caractère interne et aléatoire des mutations) est un peu rapide et ne doit pas être mal interprétée. D’un côté, un rejet tout azimut du rôle du hasard est mal fondé. Il intervient par exemple au cours de la méiose lors de la recombinaison des paires de gènes homologues dont l’un est d’origine maternelle et l’autre paternelle. Les mutations sont également une réalité indubitable gouvernées par des probabilités. Dans ces conditions pourquoi rejeter un rôle important aux mutations du génome dans les processus évolutifs ? Rien dans les connaissances scientifiques actuelles n’autorise à le faire.
D’un autre côté, peut-on affirmer que seul le jeu du hasard des mutations et de leur sélection par l’environnement intervient dans les processus évolutifs ? Ce serait manquer de prudence. Entre autres, notre connaissance des mécanismes de l’ontogenèse (développement de l’embryon) est encore trop imparfaite pour qu’on soit assuré d’avoir bien repéré et compris tous les éléments qui interviennent dans l’apparition d’une nouvelle espèce. Les modèles actuels seront certainement enrichis et revus. L’ampleur de ces révisions est par nature impossible à prévoir. Seront-elles déchirantes pour les théoriciens du néo-darwinisme ? Pourquoi pas ?