Comme la plupart des habitants de la planète Terre, le monde que je connais est un espace dont on perçoit les composantes d’une manière peu compliquée. Par exemple, quand je quitte mon domicile le matin pour me rendre en voiture à mon travail à une dizaine de kilomètres de là, le soleil brille sur mon pare-brise. Et quand, à la fin de la journée, je repars dans l’autre sens pour rentrer chez moi, je fais de nouveau face au soleil. Que me dit ma perception de la réalité ? Que le soleil, oubliant qu’il est un astre autour duquel tournent les planètes de notre système solaire, s’est déplacé pendant sa journée d’est en ouest. Est-il faux de tirer ces conclusions ?
Dante avait-il tort quand, dans le dernier vers du Paradiso, il nous dit que c’est l’Amour, l’Eros divin et éternel lui-même, « qui meut le soleil et les autres étoiles »? Autour de quel axe ces corps célestes tournent-ils si ce n’est le nôtre ? Nous vivons comme si l’univers était réellement géocentrique et que tout y était donné et pardonné par l’Amour.
Bien sûr, nous avons appris depuis notre enfance que tout cela est faux, que ce ne sont que des sornettes. Le monde de Ptolémée s’est évanoui grâce aux découvertes de la science moderne. Sa conception préscientifique de l’univers n’est plus viable et il est stupide de la défendre. Celui qui persiste à penser que le soleil tourne autour de la Terre a probablement besoin d’un analyste.
Alors, pourquoi donc continuons-nous naïvement à percevoir le monde par nos sens ? Serait-ce parce que c’est le seul monde dont nous avons une connaissance sensorielle par la vue, l’odorat, le goût et le toucher ? Et pourquoi devons-nous accepter d’abandonner un espace où nos ancêtres se sentaient parfaitement chez eux ? Ils n’étaient pas perdus dans leur cosmos. Ils le percevaient directement par leurs yeux, en se réjouissant que l’existence du monde soit palpable pour eux.
Ils n’étaient absolument pas perturbés de vivre de cette manière, les proportions étant aussi limitées qu’eux-mêmes. La conception générale de cet espace et ses détails leur convenaient parfaitement, l’échelle en étant adaptée à leurs besoins et sensibilités.
Et tel est le monde que je traverse en long et en large chaque jour, en le percevant par les yeux que Dieu m’a donnés. Pour moi, par conséquent, c’est le seul lieu qui existe. C’est, pour citer Sir Thomas Browne, « [le monde créé n’est] qu’une petite parenthèse dans l’éternité ». Et c’est la seule parenthèse dont nous disposons. Quelle que soit la hauteur à laquelle nous parvenions dans notre quête pour dépasser les étoiles, le voyage commence ici-bas, dans ce lieu et ce temps qui nous ancrent solidement dans la réalité.
Il n’est par conséquent nullement honteux et, au contraire, pleinement sensé de ne pas prendre trop au sérieux le paradigme moderniste. Il n’est jamais mal venu de se détacher d’une vision du monde refusant d’apprécier le poids de la perception de l’œil humain, en dédaignant le système des sens sur lequel, après tout, les réflexions les plus sublimes doivent d’abord s’appuyer.
Et, en outre, la discussion ne porte finalement pas du tout sur la physique. Pas du tout sur les réalisations de la modernité que seul un pauvre débile pourrait récuser. Il s’agit de signification, de logos et de pérennité.
Si bien que quand nous nous interrogeons sur le sens de la vie, point n’est besoin de s’agenouiller d’abord devant l’autel de la science. Certains croient que le monde a commencé avec la révolution copernicienne, ce qui ne doit pas les exclure du commerce des gens civilisés. Ce changement particulier de paradigme, ce remplacement d’un point de vue géocentrique par un point de vue héliocentrique n’a absolument aucun poids quand il s’agit de signification et de la définition des éléments de la vie morale et spirituelle. Les dernières découvertes de la physique ne seront d’aucun secours pour un cœur angoissé.
« Les mathématiques, les sciences et la philosophie sont nécessaires à l’évolution de l’homme dans l’histoire », nous dit le père Luigi Giussani. « Ce sont les conditions fondamentales de la civilisation ». Et pourtant :
… on pourrait très bien vivre sans la philosophie ou sans savoir que la Terre tourne autour du soleil. Mais l’homme ne peut pas vivre sans certitudes morales, sans être capable de former des jugements solides sur le comportement des autres à son égard. C’est si vrai que l’incertitude dans les relations humaines est l’un des plus profonds désarrois de notre génération.
Ce que dit Giussani, c’est que, quand nous perdons toute certitude sur le compte d’autrui, quand le malaise de la méfiance s’insinue jusque dans les relations les plus intimes avec la famille et les amis, la confusion qui en résulte est bien plus grave que celle qui touche les gens incapables de comprendre qu’ils vivent dans un monde redéfini par Copernic.
« Nous vivons comme si nous avions le mal de mer », poursuit-il, « dans une telle insécurité quant à la teneur de nos relations que nous ne construisons plus rien d’humain. Nous pouvons fabriquer des gratte-ciels, des bombes atomiques, les systèmes philosophiques les plus subtils, mais nous ne construisons plus l’humain parce qu’il repose sur des relations ».
Comme bien d’autres, je suis toujours hanté par les événements du 11 septembre 2001, le jour où, en dépit de notre technologie si réputée, nous n’avons pas pu éviter d’être victimes d’hommes mauvais et insensés, résolus à nous ramener au VIIIe siècle. Et pas parce qu’ils voulaient restaurer l’univers ptoléméen. En faisant exploser les Tours jumelles, ils voulaient promouvoir une idéologie inhumaine et non la science.
« Je pourrai être sûr de vous », dit Giussani, « dans la mesure où je partagerai votre vie ». Une grande partie du monde contemporain a perdu cette certitude le matin où ces avions se sont abattus sur les gratte-ciels comme des missiles lancés du haut de l’enfer. Et il s’est avéré bien plus facile de rebâtir la zone autour de Ground Zero que de rebâtir la structure ébranlée du monde d’après le 11 septembre.
Pour que cela se produise ni Ptolémée ni Copernic ne suffiront. Nous aurons besoin de la grâce du Tout-Puissant.
Le dimanche 19 février 2017
Photographie : Père Luigi Giussani.
Source : https://www.thecatholicthing.org/2017/02/19/a-small-parenthesis-in-eternity/
Regis Martin est professeur de théologie au Veritas Center for Ethics de l’Université franciscaine de Steubenville. Il a une licence et un doctorat de théologie de l’Université pontificale Saint Thomas d’Aquin de Rome et il est l’auteur d’un certain nombre d’ouvrages dont Still Point : Loss, Longing and Our Search for God (2012) et, plus récemment, The Beggar’s Banquet. Il réside à Steubenville (Ohio) avec sa femme et ses dix enfants.