Dans le cadre de réflexions sur les rapports de la liberté et de la grâce, j’attache beaucoup d’importance au témoignage ci-dessous. Il établit notamment que Dieu peut avoir et exercer une volonté sur nous sans détriment de nos libertés. La Sainte Ecriture parle bien de « projet », de « dessein », de « vocation », mais pour beaucoup d’auteurs (théologiens inclus, du moins se donnant ce titre), il ne peut s’agir-là que d’un renvoi à nos propres choix , la volonté divine épousant la nôtre. Dieu ne saurait, disent-ils, devancer et dominer nos libertés. Le livre des Proverbes enseigne bien autre chose( : 21,1)- (1), et saint Paul plus vigoureusement encore (Ep.2,10) –((2), (Ph.2,13)- (3) mais le commentaire désamorcera vite ce qui paraît à nos contemporains léser par trop leur autonomie. Nous allons voir ce qu’il en est parfois. C’est la présentation d’un Dieu qui bien loin d’être un concurrent de nos vouloirs en est le créateur.
La femme qui s’exprime est une amie. Elle m’autorise à publier ce qu’elle avait noté dans son « journal de bord » d’époque. A vrai dire, c’est surtout la première partie de son témoignage qui m’importe, alimentant ma conviction personnelle très ancrée d’un vouloir divin si puissant qu’il sait attirer et subjuguer sans qu’il y ai violence. Cependant la deuxième partie du texte a aussi son intérêt en ce qu’elle montre comment notre amie savait faire la différence entre une liberté de choix et une autre de « capitulation ». Mais laissons-la parler…
« Au cours de cette année-là (de ses 16 ans, élève à N.D. des Oiseaux, Paris 16°) je dus faire ma Profession de Foi. Je n’étais pas du tout préparée à cette démarche. Je n’aimais pas les Cours d’Instruction Religieuse. Je me souviens que pendant toute l‘année je refusai d’y penser un seul instant, espérant de tout mon coeur trouver un moyen d’y échapper. J’étais ulcérée de ce qu’on ne m’ait pas demandé si je voulais la faire. C’était obligatoire. Or pour moi un engagement de cet ordre devait se faire dans la liberté. On me parlait souvent de la liberté dans la Religion, mais je ne voyais pas là l’application de ce qu’on nous enseignait.
Bref, un jour ma mère me dit : « Il faut que nous allions chez madame N., amie de ta grand’mère, chercher la robe pour la cérémonie. Elle en a une grande qui pourrait t’aller, et elle a la gentillesse de te la prêter. » Moi qui aimais tant de me regarder dans la glace, je ne me suis, ce jour là, regardée qu’un dixième de seconde. D’emblée la robe ne me plaisait pas. Elle avait de gros plis épais et je me trouvais lourde et endimanchée. Je l’enlevai aussitôt. Arriva pourtant le jour où il fallut la mettre. Ce que je fis avec le secret désir de m’échapper de l’église. J’étais sûre de trouver sur place un moyen pour arriver à mes fins.
Je me suis donc retrouvée dans l’église « Saint Philippe du Roule, le 13 mai 1955, au deuxième rang des filles qui faisaient comme moi leur Profession de Foi, parce que j’étais très grande. Derrière moi il y avait mes parents et devant moi le prêtre, deux Religieuses, et la bible grande ouverte sur laquelle on devait étendre la main et prononcer les paroles suivantes : « Je renonce à Satan, à ses pompes et à ses œuvres, et je m’attache à Jésus-Christ pour toute ma vie. » Je ne me rappelle plus la phrase mais elle était très approchante. J’étais au milieu du banc, à gauche dans l’église, avec deux filles à ma droite et trois filles à ma gauche. Enfermée ainsi dans le banc, je ne pouvais pas partir. Au fur et à mesure de la cérémonie, j’étais de plus en plus en rébellion contre ce qu’on m’obligeait de faire pour toute ma vie. Je me sentais coincée dans mon banc et je ne pouvais pas partir. Je ne pouvais pas faire cet affront à mes parents qui étaient deux ou trois bancs derrière moi. Je décidai donc d’attendre et de trouver un moyen de me faufiler sans qu’ils le remarquent, qu’on me voie à l’intérieur de la file, et d’éviter ainsi de faire ma Profession. J’estimais qu’à onze ans, je devais avoir la liberté de faire une démarche de la sorte. Je me rendais compte de l’engagement et de son importance. Déjà j’avais fait, contre mon désir, ma Confirmation, et là, ça recommençait. Où était ma liberté ? cette liberté dont on me parlait tant !
La cérémonie se déroula et arriva le moment fatidique. Le rang des filles devant moi se vida. Elles se mettaient en file dans l’allée centrale de l’église et moi je m’inquiétais horriblement. Cela allait être vite mon tour. Les deux filles à ma droite s’engageaient dans la file et moi je ne décollai pas. La voisine de gauche me poussa et moi je ne bougeai toujours pas. Exaspérée de mon immobilité, elle me donna un grand coup de coude et me dit : « Allez, alors tu y vas ! » Elle était exaspérée contre moi. N’osant lui dire la vérité et n’osant rester seule dans le banc, en la laissant passer, toujours pour ne pas faire cet affront à mes parents qui semblaient si heureux de me voir belle pour ce beau jour, je m’engageai dans la file avec le désir encore de m’échapper, en filant en même temps que la fille qui était devant moi, lorsqu’elle aurait fini sa Profession.
Alors s’engagea un véritable combat en moi. Je disais au Seigneur que j’étais furieuse de faire cela contre ma volonté, que je ne pouvais m’engager à être fidèle, surtout pour toute m vie, cela n’était pas possible. Je n’étais pas capable de le trahir. Je sentais une faiblesse, surtout dans la séduction. Je lui disais aussi qu’il n’y avait pas de liberté dans la religion, que je voyais que tout était obligatoire. Je n’envisageais pas ma religion et mon rapport avec lui de la sorte. Je lui disais aussi que cette promesse n’avait aucune valeur puisqu’on m’y obligeait, que la ferais puisqu’elle était obligatoire mais qu’elle était sans valeur pour moi. J’envisageai un instant de faire l’effort de promettre pour un an d’être fidèle ; après on verrait. Je referais d’année en année, si je voulais bien d’autres promesses.
Arriva donc le moment décisif. Une Religieuse de chaque coté de la bible, un prêtre à coté également, le vertige pour moi. Je ne pouvais m’échapper devant eux.
Mon tour arriva. Il m’était impossible de lever la main pour la poser au-dessus de la bible ; C’était si grave de faire cela. C’est alors que se produisit un événement dont je me souviendrai toujours, pour son intensité. Une main est venue se poser sur ma main droite. Elle ne me touchait pas, elle était juste au-dessus, mais elle souleva ma main (je ne l’ai pas vue, je l’ai sentie.)
J’ai pu alors la poser juste au-dessus de la bible. C’est alors que j’ai dit par moi-même, avec ma propre volonté, ma promesse pour toute ma vie. Je suis revenue très troublée dans mon banc. J’avais envie de raconter à mes voisines ce qui m’était arrivé, mais je n’osai pas de peur d’être ridicule et qu’elles ne me croient pas… J’étais si heureuse d’être arrivée, comme les autres, à faire ma promesse. Ce qui était impossible avait été possible. Ce n’est qu’après un long moment que Dieu ou peut-être le Christ avait été là avec moi. Il ne m’avait pas abandonnée seule devant ma bible, il avait posé sa main sur la mienne, comme pour me dire : « Avec moi tu peux être fidèle. »
Je sus ce jour-là que Dieu était dans le fond de mon cœur, qu’il était présent à tout ce que je pensais, qu’il pouvait agir et m’aider. Je tiens à préciser que ma promesse je l’ai prononcée avec toute ma liberté. J’ai eu le choix de la dire ou de ne pas la dire. Quant à la main posée au-dessus de la mienne, je ne puis savoir si c’est moi seule ou la main de Dieu avec la mienne qui l’a avancée et posée au-dessus de la bible. Je suis dans l’incapacité de me rappeler ce détail.
Sans cet événement je me serais peut-être éloignée du Christ et de sa parole. Un véritable choix s’offrira pour moi quand j’aurai 18 ans.
Ma vie s’écoulait tranquillement entre l’école, mes loisirs et les vacances lorsqu’un dimanche matin, sur la place de l’église de Notre-Dame de Passy, je me suis vraiment demandée pourquoi j’allais à la messe. Le désir de retourner en arrière et de ne plus y aller fut très fort. Je me suis sentie poussée à abandonner cette pratique qui se présentait à moi comme formelle. Des idées me traversaient la tête ; « Cela ne m’apportait rien…Je pouvais faire des choses plus efficaces, comme travailler à la place et avoir ainsi de meilleurs notes, et puis je ne sais plus quoi » Mon assistance à la messe se présentait à moi comme neutre , donc inutile, et ma participation comme passive, comme un temps ennuyeux que je pouvais combler de manière plus utile.
Je me suis mise alors à réfléchir sur les avantages et les désavantages à ne plus y aller. Quelque chose me pressait de choisir. Je réfléchissais donc quelques instants avec le peu de bagage que j’avais et avec toute ma liberté. Je ne voulais pas prendre une décision de cette importance si rapidement. Je choisis donc premièrement celui du raisonnement de Pascal, et c’était à mes yeux l’engagement du « oui » qui offrait tous les avantages. Puis, ensuite, je me suis mise à penser au Christ, à ce qu’il avait été pour moi à 9 ans, à 11 ans, et mon cœur s’attendrit pour lui. Je ne pouvais pas l’abandonner ainsi, comme cela, sur un bout de trottoir, en quelques instants.
Je fis donc ce jour là le choix d’aller à la messe chaque dimanche. Je réalisais que si j’abandonnais aujourd’hui, ce dimanche, ce serait deux puis trois, ensuite une pente glissante sans fin, qui ne s’arrêterait pas. Je pensai aussi à celui qui m’attendait dans l’église et qui serait triste de ne pas m’y voir. Je fus très heureuse de mon choix. La messe qui suivit fut d’une grande paix. Je me souviens encore de l’endroit où j’étais dans l’église… «
A la lettre, cette page d’un « journal de bord » j’aurais pu l’intituler tout aussi bien :« Combat d’une jeune fille, contre elle-même sinon contre Dieu, qui ne voulait pas se laisser avoir…et qui le fut malgré tout, pour son plus grand bonheur. »
(1) Proverbes : « Comme l’eau courante, le cœur du roi est dans les mains de Yavhé qui l’incline à son gré »
(2) Ephésiens :2, 10 : »Nous sommes l’ouvrage Dieu, créés dans le Christ Jésus, en vue des bonnes œuvres que Dieu a préparées d’avance pour que nous les pratiquions »
(3) Philippiens :2, 13 : « Dieu est là qui opère en vous le vouloir et l’opération (velle et facere) au profit de son bienveillant dessein »
P.S. Lors d’un camp de jeunes auquel avait elle été invitée pour rendre un témoignage, j’eus l’occasion de rencontrer Lise Delbès, juive rescapée du camp d’Auschwitz, plus tard convertie au catholicisme et baptisée par Mgr. Charles Journet, le futur cardinal.
Relatant les conditions physiques affreuses –que tous connaissent – elle s’attarda sur les effondrements et les sursauts d’ordre moral des uns ou des autres, effondrements et sursauts où on ne les attendait pas. Pour en terminer par ce mot, inattendu lui aussi, « Seuls tenaient debout ceux qui étaient très aimés de Dieu. » Elle ne disait pas « Ceux qui aimaient beaucoup Dieu », ce qui était vrai aussi, mais en bonne fille d’Israël qui sait remonter aux causes suprêmes, elle disait : « Seuls tenaient debout ceux qui étaient très aimés de Dieu. »