J’ai rapporté dans de précédentes chroniques ce que les psychologues pensent de la psychanalyse : ils n’en pensent pas grand-chose, attendu qu’aucun d’entre eux ne tient la psychanalyse pour une science1. C’est seulement, comme le dit J.O. Whittaker, un « petit métier » (a small profession), et toute son importance – c’est encore Whittaker qui parle – vient de ce qu’elle est pratiquée par certains thérapeutes n’ayant fait aucune étude de psychologie.
Mais laissons là une bonne fois tout ce qui, dans la psychanalyse, relève de la thérapeutique. Il suffit de suivre les procès de guérisseurs pour se convaincre que toutes les thérapeutiques, même les plus aberrantes, peuvent exciper de cas de guérison, de cas « cliniques ». Il y a celles qui recommandent de ne se nourrir que de chou, celles qui conseillent d’avaler chaque matin une bonne cuillerée d’argile, celle pour qui l’oignon est une panacée, et ainsi de suite. Quand on traîne devant les tribunaux les auteurs de ces beaux systèmes, le prétoire est envahi de miraculés indignés qui viennent raconter comment ils ont été guéris par l’oignon, l’argile, le chou. Si Œdipe, le stade anal et le Super Ego n’avaient guéri personne, c’est alors qu’il y aurait un problème scientifique de la psychanalyse.
Le monde homérique des psychanalystes
Je voudrais aujourd’hui citer longuement celui qui est considéré par les savants comme le plus éminent théoricien de la recevabilité scientifique, le philosophe anglais (d’origine autrichienne) sir Karl R. Popper. « Popper, écrit le prix Nobel de Biologie, sir John Eccles2, a fait à la philosophie de la méthode scientifique une contribution fondamentale en formulant… les critères qui établissent si un concept et les observations relatives à ce concept sont ou non de nature scientifique (a). » Il serait facile (et fastidieux) de remplir plusieurs chroniques avec des citations signées de prix Nobel et rendant ce même hommage à Popper. On peut donc tenir celui-ci pour un porte-parole respecté des savants de toute discipline en ce qui concerne la recevabilité scientifique d’une théorie, d’une idée, d’un fait3.
Or, Popper a analysé avec la plus grande clarté le cas de la psychanalyse en plusieurs passages de son œuvre, mais principalement dans un cours célèbre donné à Cambridge en 1953 et où il compare les théories d’Einstein, celles de Marx et celles de Freud et d’Adler. Il y montre que les théories d’Einstein (qu’elles soient finalement confirmées ou réfutées, peu importe) sont de nature scientifique et que celles de Marx l’étaient au moins en intention (c’est-à-dire avant de devenir des sortes d’écritures sacrées). Ecoutons la suite :
« Les deux théories psychanalytiques (b) sont d’une nature différente. Elles sont simplement intestables, irréfutables (c). Il n’existe aucun comportement humain concevable qui puisse être en contradiction avec elles… Cela signifie que les “observations cliniques” par lequelles les psychanalystes croient naïvement confirmer leurs théories sont équivalentes aux confirmations que les astrologues tirent de l’exercice de leur art. Il n’existe pour l’épopée freudienne de l’Ego, du Super Ego et de l’Id4 pas plus de statut scientifique que pour le florilège anecdotique tiré de l’Olympe par Homère. Ces théories peuvent décrire certains faits, mais à la façon des mythes (d). »
Ici, une note précise la valeur scientifique des « observations cliniques » :
« Comme les autres observations, dit Popper, les observations cliniques sont des interprétations à la lumière d’une théorie ; et pour cette seule raison elles semblent confirmer les théories à la lumière desquelles on les interprète. Mais la vraie confirmation peut être obtenue seulement d’observations entreprises comme des tests, c’est-à-dire dans un but de réfutation ; et dans ce but, des critères de réfutation doivent d’abord être établis : on doit d’abord préciser quelles situations observables signifient, si on les observe, que la théorie est réfutée. Mais quelle sorte de réaction clinique pourrait réfuter de façon convaincante pour l’analyste non seulement tel diagnostic particulier, mais la psychanalyse elle-même ? De tels critères ont-ils jamais été discutés et acceptés par les psychanalystes (e) ? » Popper se demande alors d’où vient la séduction irrésistible qu’un système si contraire à tout esprit scientifique exerce sur tant de gens intelligents. De sa puissance d’explication, répond-il.
Ces théories semblent avoir la puissance d’expliquer tout ce qui se produit dans le domaine dont elles traitent. Leur étude semble avoir l’effet d’une conversion intellectuelle, d’une révélation qui ouvre vos yeux à une vérité nouvelle cachée aux non-initiés. Dès que vos yeux sont ouverts, vous ne trouvez plus que des confirmations : le monde est plein de vérifications de la théorie. Tout ce qui se produit vient la confirmer. Ainsi la vérité est manifeste et les sceptiques sont évidemment des gens qui ne veulent pas voir la vérité manifeste… et la refusent à cause de leurs répressions qui n’ont pas encore été psychanalysées et qui demandent à être soignées.
« Tout cas concevable, a écrit Popper, peut trouver son interprétation freudienne ou adlérienne, indifféremment. Voici par exemple deux cas bien différents de comportement humain : un homme pousse un enfant dans l’eau, un homme sacrifie sa vie pour sauver l’enfant. Chacun de ces cas peut être expliqué aussi facilement en termes freudiens et en termes adlériens. Pour Freud, le premier homme souffrira de répression (disons, de quelque composante de son complexe d’Œdipe), alors que le second accomplira sa sublimation. Pour Adler, le premier souffrait d’un complexe d’infériorité (il voulait se prouver à lui-même qu’il était capable de commettre un crime), et le deuxième aussi (il voulait se prouver à lui-même qu’il oserait sauver l’enfant). Il est impossible d’imaginer un quelconque comportement humain qui résiste à l’interprétation des deux théories (f). »
Rationalistes de l’hypothétique
Or, souligne Popper, accepter cela, c’est se satisfaire avec du vent. Rien n’est plus antiscientifique qu’une telle attitude. La vraie science est risquée elle n’avance rien qui ne puisse être contrôlé et réfuté en cas d’erreur.
Resterait à dire pourquoi nos contemporains peuvent se proclamer rationalistes ou matérialistes et en même temps adhérer à des croyances incontrôlables plutôt que de reconnaître qu’ils ne savent pas.
Popper, qui n’est pas un psychologue, se désintéresse de ce problème. Il se borne à montrer que, à l’égard de la science, astrologie et psychanalyse sont équivalentes. Je me demande quant à moi si l’adhésion à un système irrationnel permettant d’infinies rationalisations n’est pas historiquement l’inévitable refuge de la foi après qu’on a annoncé la mort de Dieu5.
Aimé MICHEL
(a) Sir John Eccles : Facing Reality (Heidelberg, 1970) p. 103.
(b) C’est-à-dire les théories de Freud et d’Adler.
(c) Dans le vocabulaire scientifique adopté depuis Popper, le mot réfutable signifie : qui se prête à un contrôle permettant la vérification ou le rejet. Une théorie irréfutable est donc, par nature, non scientifique, puisqu’il n’existe aucun moyen de savoir si elle est fausse.
(d) K. R. Popper : Conjectures and Refutation (Londres, édition de 1969), p. 37.
(e) Comme c’est le cas dans toutes les sciences (note d’A. Michel).
(f) Popper, ibidem, p. 35.
Chronique n° 140 parue dans France Catholique-Ecclesia – N° 1375 – 20 avril 1973
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 11 mars 2013
- Aimé Michel allusion ici à la chronique Psychologie et psychanalyse – Freud est un grand écrivain, pas un grand scientifique (mise en ligne le 16.07.2012) qu’il a publié deux semaines auparavant.
- Sur John C. Eccles et son livre Facing Reality (qui n’a pas été traduit en français) voir la chronique n° 51, La science au cou raide, mise en ligne le 29.12.2010, en particulier la note 3. Eccles et Popper étaient amis. Ils ont écrits ensemble un gros livre, The Brain and its Self (le cerveau et son moi, qui n’a pas été traduit non plus) dont nous aurons l’occasion de reparler.
- Comment séparer les sciences véritables des pseudo-sciences comme les métaphysiques, les idéologies, les gnoses ? Telle est la question que se posa Karl Popper (1902-1994) dès sa jeunesse à Vienne lorsqu’il fut confronté, entre quinze et vingt ans, au marxisme, à la psychanalyse et aux théories d’Einstein. Cette dernière rencontre fut décisive : Popper fut très frappé de l’affirmation d’Einstein que sa théorie deviendrait insoutenable si elle ne parvenait pas à passer certains tests : « Si le décalage vers le rouge des lignes spectrales dû au potentiel de gravitation devait ne pas exister, alors la théorie générale de la relativité serait insoutenable. »
Après avoir cité ce passage d’Einstein dans son autobiographie intellectuelle, La quête inachevée (trad. De Renée Bouveresse, coll. Pocket n° 36, Calmann-Lévy, Paris, 1989), Popper poursuit :
« Je découvrais là une attitude totalement différente de celle, dogmatique, de Marx, Freud et Adler, et davantage encore de celle de leurs disciples. Einstein était à la recherche d’expériences cruciales dont les résultats positifs n’établiraient cependant pas pour autant sa théorie ; alors qu’une contradiction infirmerait sa théorie tout entière, comme il fut le premier à le souligner.
» C’était, me semblait-il, l’attitude véritablement scientifique. Elle différait totalement de celle, dogmatique, qui affirmait sans cesse avoir trouvé des vérifications pour ses théories préférées.
» J’en arrivais de la sorte, vers la fin 1919, à la conclusion que l’attitude scientifique était l’attitude critique. Elle ne recherchait pas des vérifications, mais des expériences cruciales. Ces expériences pouvaient bien réfuter la théorie soumise à l’examen ; mais jamais elles ne pourraient l’établir. » (p. 49).
Popper est un des grands philosophes et épistémologues du XXe siècle dont il a profondément influencé la réflexion sur la science et la philosophie politique. Il n’est donc pas surprenant qu’il ait été souvent question de lui dans les présentes chroniques, notamment à propos du caractère invérifiable de la psychanalyse (chronique n° 70, Psychanalyse et expérience – La psychanalyse est-elle une science ? parue ici le 21.03.2011) et du darwinisme (n° 18, À propos de l’évolution : les faits et le regard, 19.10.2009 et n° 124, La fin du darwinisme – La transcriptase inverse montre qu’il existe des variations génétiques induites de l’extérieur, 21.05.2012) ; mais aussi à propose de sa théorie des trois Mondes (chroniques n° 33, La grève du savoir, 30.8.2010 et n° 86, Dans l’abîme du temps – Des êtres mortels ont su inscrire un message qui survivra à leur planète, à leur soleil, à leur ciel, paru ici le 12.09.2011) et d’autres points d’épistémologie tels que les propositions a priori (n° 111, Les pulsars au rendez-vous du calcul – L’univers est-il conforme aux structures de la raison humaine ?, 01.10.2012) et la lutte des idées (n° 137, Copernic cinq siècles après – Il existe une éternelle contradiction entre la découverte de la vérité et les mécanismes par lesquels elle se transmet, 22.10.2012).
- L’Id, l’Ego et le Super Ego sont plus connu en français sous le nom de Ça, Moi et Surmoi. Le psychanalyste Pierre-Paul Lacas, membre de la Société de psychanalyse freudienne, donne de ces termes la définition suivante dans son article « Topique (psychanalyse) » de l’Encyclopedia Universalis :
« Dans la nouvelle théorie qu’il donne de l’appareil mental en 1923, Freud distingue le ça, le moi et le surmoi. Le ça, réservoir des pulsions, des énergies inconscientes et des désirs refoulés, existe seul lors de la naissance de l’être humain. “Son contenu comprend tout ce que l’être apporte en naissant, tout ce qui a été constitutionnellement déterminé, donc avant tout les pulsions émanées de l’organisation somatique et qui trouvent dans le ça, sous des formes qui nous restent inconnues, un premier mode d’expression psychique” (Abrégé de psychanalyse, 1938). Le moi, qui contrôle la conscience et les mouvements volontaires, naît du ça à partir de l’influence persistante du monde extérieur. Le surmoi, enfin, est l’expression des interdits parentaux de l’enfance; il juge et critique en fonction de ces exigences passées. »
- Fidèle à son habitude, Aimé Michel élargit son propos pour finir. Sa question « Pourquoi adhérer à des croyances incontrôlables plutôt que de reconnaître qu’on ne sait pas ? », dans un domaine qui devrait relever de la méthode scientifique, ne s’applique pas à la seule psychanalyse. Elle révèle une fois encore que la pensée humaine a un goût spontané pour les systèmes qui paraissent tout expliquer et une résistance non moins spontanée à l’esprit scientifique.