Beaucoup s’interrogeaient sur la continuité de la Manif pour tous. Certains même l’avaient déjà enterrée. Sans doute prenaient-ils leur vœu personnel pour la réalité, n’ayant pas digéré l’atteinte à la bien-pensance que constituait ce phénomène improbable. Ils avaient aussi quelque motif d’étonnement, car l’évolution des mœurs et des mentalités semblait conforme à une logique irréversible, identifiée, en d’autres temps, à la marche inéluctable de l’histoire. Le progressisme, pourtant, dès lors qu’il est délesté du vecteur totalitaire qui était le sien sous le stalinisme, se doit, en régime libéral, de supporter la confrontation des opinions et des valeurs. L’exemple typique nous est fourni par les États-Unis d’Amérique, où les grands débats de société n’ont cessé de faire osciller les majorités, notamment celui sur l’avortement. Le bras de fer entre les pro-choice et les pro-life continue à mobiliser les esprits, sans qu’on puisse imaginer un terme à leur affrontement. Et celui-ci réserve bien des surprises, avec le passage à la défense de la vie de ceux qui s’étaient montrés les plus ardents militants de ce qu’ils croyaient être la libération de la femme.
L’incontestable succès des deux manifestations du 2 février (à Paris et à Lyon) participe de cette oscillation des sociétés libérales qui peut brusquement déboucher sur l’inattendu, dès lors qu’une mobilisation morale vient démentir le processus annoncé. Nous avons suivi avec la plus grande attention ce qui s’était dessiné à l’automne 2012 et affirmé à l’hiver et au printemps 2013. Une force neuve s’est levée, qui ne vient sûrement pas de nulle part, mais qui s’est révélée du fait du traumatisme produit par une provocation au tréfonds de l’âme du pays. Cette force a balayé tous les préjugés, donnant un coup de vieux à ce qui se présentait sous les auspices de la modernité et de l’émancipation. En même temps, elle mettait en difficulté les structures des partis installés peu armés pour affronter le domaine méta-politique.
On aurait pu penser que le vote de la loi Taubira par la majorité parlementaire allait émousser cette résistance spontanée. C’était sans compter sur ses ressorts intimes, sur l’originalité des engagements qu’elle supposait, en traçant la voie d’une véritable révolution intellectuelle et en suscitant le désir d’un engagement total. Un engagement dont il fallait encore inventer les modalités. Mais de ce point de vue, toute une vie encore souterraine s’est développée avec une réflexion exigeante et la recherche de médiations inédites pour transformer la spontanéité en action enracinée dans la durée et pour façonner une autre figure de l’avenir.