Et les fiers hommes dans la vallée de Shinéar dirent: « Allons! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre!» (Gen. 11:4)
Yahvé dit à Abram: « quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je t’indiquerai. Je ferai de toi un grand peuple, je te bénirai, je magnifierai ton nom; sois une bénédiction!… Par toi se béniront tous les clans de la terre.» (Gen. 12:1-3)
Si un homme a jamais goûté les bienfaits du vingtième siècle et les a trouvés insipides, c’est bien Malcolm Muggeridge. Il avait reçu de son père les idées des « Fabiens » 1 : dévoués à l’amélioration de la condition humaine, bien naïfs et parfaitement inefficaces, sans bases solides pour leurs idéaux qui s’évaporaient dès que çà chauffait. Il enseignait l’Anglais dans une école en Inde, appréciant les services spartiates dûs à un « sahib » tout en saisissant l’absurdité de tout celà — qu’un empire instable exige une telle forme de respect, que des autochtones sensés croient se grandir en étudiant les œuvres de Wordsworth ou en jouant au cricket.
Il risqua l’opprobre quand, à l’encontre de l’apologiste du monde soviétique et prix Pulitzer Walter Duranty, journaliste au New York Times, il révéla au monde le programme de Staline pour affamer des millions d’Ukrainiens. Stupéfait par la crédulité et la servilité des « intellectuels », il pensait que c’était dû à une drogue puissante: la soif de pouvoir. Il assista aux effets de cette drogue sur l’Allemagne nazie. Lors de la seconde guerre mondiale, et travaillant pour l’Intelligence Service, il découvrit, comme son ami George Orwell, que l’organe d’information de son pays, la BBC, n’était qu’une officine de propagande et de mensonges.
Muggeridge s’est réjoui de la victoire du camp des « moins dégénérés ». Il appréciait de vivre en Grande Bretagne (il vécut aussi quelques années aux États-Unis, sans s’y plaire) plutôt que dans la misère crasseuse de l’Union Soviétique. Mais, ainsi que Soljenitsine, qu’il admirait, il voyait bien que l’Occident comme l’Est avaient commis la même erreur.
Chaque « culture », si l’on peut honorer de ce mot les populations occidentales ou les collectivités de l’Est, s’appuyait sur un vulgaire matérialisme. D’un côté plus agréable et moins inhumain que de l’autre, c’était en fin de compte la même chose: un tas de ruines et un bavardage incohérent.
Le récit de la Tour de Babel, si bref, résume l’histoire de la Russie communiste, de l’Allemagne nazie, de l’Empire Britannique… et des États-Unis — si nous ne nous appuyons pas sur des bases plus solides que la poursuite du pouvoir, de la fortune, et de la gloire. Les bâtisseurs de Babel voulaient se « faire un nom », et je défie le plus grand romancier de notre temps de mettre en si peu de mots un tel regard comme l’a fait l’auteur sacré.
Un nom ? Un fantasme ? Ce que Muggeridge nomme « La Légende », une existence sous les feux de la rampe. L’exaltation de l’ego, une folie. Voyons-y aussi une animosité implicite. Aucune confiance mutuelle. Aucune invocation à Dieu. La Tour est dans le droit fil du péché originel: vous serez tels des dieux ou, tout au moins vous dominerez les autres.
Il faut lire le récit de la Tour de Babel et aussitôt l’histoire d’Abram qui, habitant à Ur en Chaldée, fut appelé par Dieu; qu’il quitte sa maison et les siens, et Dieu en ferait une grande nation, et que tous les peuples soient partout bénis en lui. Où est la différence ?
D’une part, Abram est appelé à quitter le New York, le Londres, le Moscou de son époque. Il quitte le grand empire de Babylone. Il s’éloigne de l’ombre de la Tour. Il doit abandonner les siens, et tous ceux qui lui accordaient le prestige dû à un membre respecté d’un vaste clan. Dieu fera de lui une immense nation: la grandeur réside dans le don de Dieu, et non dans la réussite d’Abram. « Si Yahvé ne bâtit la maison, en vain peinent les bâtisseurs;» nous dit le Psaume.
La suite de l’histoire d’Abram (qui bientôt serait appelé Abraham, « Père d’une multitude de nations ») est trop longue pour notre propos. Mais plusieurs remarques s’imposent. Abraham n’est pas Gilgamesh, conquérant de la forêt de cèdres et pélerin en quête d’immortalité. Il n’est pas Ulysse, l’homme rusé qui combattit dans les plaines ventées de Troie. Il n’est pas Priam, père de cinquante fils et de cinquante filles. Il n’est pas Nemrod le vaillant chasseur, ni Lamech, l’assassin vantard [de Caïn].
Il est, selon les apparences, un vieillard plutôt ordinaire dont le principal souci est que sa femme âgée Sarah ne lui ait pas donné de descendance.
Il ne cherche pas à entrer dans la Légende. Il est en quête de ce que Muggeridge appelle la Vie: un domaine de musique douce, de renoncement, de souffrance et de sagesse. Et ainsi, Abraham est appelé, appelé sans cesse, à laisser derrière lui ce qu’il a de plus précieux: ce qu’il est.
Le chemin d’Abraham, le chemin de la foi, coupe les chemins du monde, tout comme l’homme lui-même a traversé pays après pays, toujours étranger en une contrée étrangère. Son histoire est quelconque, aux yeux des gens. Et pourtant c’est l’histoire essentielle. C’est l’histoire du peuple Hébreu, de l’Église, de tous les prophètes, de tous les saints, de l’homme de la rue qui porte son regard loin de la Tour de Babel de son époque.
Et voyez cette réussite éblouissante. La promesse du texte ancien a été tenue: tous les peuples ont été bénis en Abraham. Tous les empires qui ont dominé dans le monde sont redevenus poussière.
Le père Abraham est fidèle. Le Dieu d’Abraham a voulu qu’il en soit ainsi.
Anthony Esolen.
NDT: citations bibliques tirées de l’édition en Français de la Bible de Jérusalem.
Photo : Malcolm Muggeridge: à la recherche de la vie.
Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2012/the-key-that-fits-the-lock-part-six.html
Rappel des chapitres précédents :
page 1
page 2
page 3
page 4
http://www.france-catholique.fr/Une-cle-pour-la-serrure-page.html
page 5