Une des plus célèbres peintures de l’art français, reproduite sans fin et partout, est la toile de Jean-François Millet (1814-1875), L’Angélus, réalisée entre 1857 et 1859. Elle représente un couple d’humbles paysans travaillant dans leur champ de pommes de terre, immobilisés par l’appel de la cloche de l’église qui se dessine au fond, ayant laissé leurs outils instantanément, l’homme tête découverte et la femme pieusement recueillie, tous deux récitant les prières accompagnant la sonnerie du clocher. Le peintre, pourtant très éloigné de la foi, confessa à ce sujet : « L’Angélus est un tableau que j’ai fait en pensant comment, en travaillant autrefois dans les champs, ma grand-mère ne manquait pas, en entendant sonner la cloche, de nous faire arrêter notre besogne pour dire l’angélus pour ces pauvres morts. »
Cette pratique transmise de génération en génération était devenue, depuis le Moyen Âge, partie intégrante de l’héritage transmis aux siens, surtout dans les campagnes. Hélas, la volée des cloches, trois fois par jour – matin, midi et soir – ne réveille plus aucun souvenir ancestral et aucun réflexe en la plupart des personnes aujourd’hui en Occident, y compris d’ailleurs lorsqu’elles sont chrétiennes.
Il existe pourtant des pays où cette salutation si ancienne rythme encore la prière des fidèles en public, comme aux Philippines où les grands centres commerciaux propres aux pays asiatiques se figent au moment de l’Angélus retransmis dans des haut-parleurs, à la grande surprise des touristes sécularisés. Enracinement dans la tradition pour les uns, pratique désuète pour les autres, l’Angélus est, de toute façon, une des prières officielles de l’Église qui la propose à la dévotion de tous, de génération en génération.
Prière trinitaire
Que signifie donc le mot « Angélus » ? Tout simplement : Ange, c’est-à-dire Angelus en latin, premier mot de la série des trois invocations, entrecoupées de trois Ave Maria et de triples tintements de la cloche, qui constituent cet exercice de piété couronné par une pleine volée. La plupart des églises ont gardé cette habitude, mais la majorité des passants n’y prêtent plus attention, sauf, parfois, pour se plaindre des « nuisances ».
Dans ces courtes invocations, le mystère de l’Incarnation, lors de l’Annonciation, est mis en valeur. Le fidèle est ainsi invité à se souvenir de l’origine de son salut. Une prière trinitaire qui met au premier plan le rôle de la Très Sainte Vierge dans l’œuvre du salut car, sans son Fiat, rien n’aurait été possible. S’arrêter ainsi trois fois par jour, même brièvement, permet de se remettre de nouveau entièrement sous le regard de Dieu. Ce n’est pas un appel à la prière, comme dans d’autres religions, mais l’enracinement de l’Incarnation du Fils et de la maternité divine de Marie dans l’histoire des hommes, dont toutes les activités sont ainsi habitées.
Un long mûrissement
Lorsqu’une dévotion se développe dans l’Église, cela signifie qu’elle a mûri très longtemps en amont. Il est donc impossible de repérer quelles sont les prémices de l’Angélus. Tout a commencé par des balbutiements et des usages très divers selon les régions et les ordres religieux. Avant le XIe siècle, une ébauche apparaît dans certaines abbayes et communautés prenant l’habitude de glorifier Dieu par la récitation de Pater et d’Ave Maria à certaines heures fixes de la journée.
Il faut cependant attendre 1095 et le concile de Clermont pour que le pape Urbain II, organisant la première croisade, demande aux édifices religieux de sonner les cloches avec récitation d’Ave Maria, au début et à la fin du jour, ceci pour le succès de la délivrance des Lieux saints. Ce fut la création du royaume chrétien de Jérusalem, ainsi attribuée en partie à l’intercession mariale dans toute l’Église, mais bizarrement, la ferveur disparut après la victoire, sauf dans la ville de Saintes, ancienne capitale de Saintonge.
Jean XXII, pape installé à Avignon, relancera la pratique pour l’Église universelle, ceci en 1318 et apparemment sans grand effet car Calixte III, en 1456, toujours pour combattre les Turcs menaçant cette fois l’Occident, réclame l’Angélus du soir et précise que l’Angélus doit devenir aussi régulier que l’appel du muezzin chez l’ennemi : l’Angélus, comme le rosaire, devient ainsi une arme spirituelle contre les erreurs et la conquête de l’islam. La victoire de Belgrade la même année confirme l’efficacité spirituelle de cette machine de guerre et de défense.
Le roi Louis XI, grand dévot marial et souvent passé à Saintes comme pèlerin, inventa le troisième Angélus de midi et l’imposa au royaume divisé afin qu’il se mît sous la protection de la Très Sainte Vierge. Sixte IV en 1476, puis Alexandre VI en 1500, finiront de fixer l’usage journalier des trois Angélus, composés de trois sonneries de cloches et d’Ave Maria.
Il faut cependant attendre le concile de Trente et sa formulation doctrinale par saint Pierre Canisius et son Catéchisme pour que toute l’Église catholique latine adoptât cette dévotion qui roula ensuite de siècle en siècle jusqu’à nous, sans cesse encouragée par tous les papes. Le texte désormais fixé ne s’efface que le Vendredi et le Samedi saints, étant ensuite remplacé, durant le temps pascal, par le Regina cœli – à partir de 1742 et de Benoît XIV – récité debout et non plus à genoux en ce temps de Résurrection.
Une pratique française
Avant même cet établissement solennel et définitif, des saints avaient mis en usage dans leurs communautés une triple prière de l’Ave Maria, la plupart du temps après le dernier office du jour : les complies. Tel est le cas de saint Antoine de Padoue, de sainte Mechtilde de Helfta, et de saint Bonaventure lorsqu’il fut à la tête des franciscains. Il n’y eut que rarement confusion avec la sonnerie du couvre-feu. Il s’agissait bien de terminer la journée en méditant le mystère de l’Incarnation et en se blottissant dans les bras de la Très Sainte Vierge. Il est à noter que la bulle du pape Calixte III en 1455 trouve son origine dans une pratique française, celle qui émergea au Puy-Sainte-Marie où une veuve pieuse, Agnès Montel, avait mis sur pied une rente perpétuelle afin que l’Angélus fût récité trois fois par jour grâce à l’appel des cloches. Voilà donc un signe d’affection et de respect marial répandu sur toute la surface de la terre mais qui germa d’abord dans le royaume de France si marial.
Il est d’usage, depuis que les papes se sont retirés par force au Vatican et ont mis en place l’audience publique du dimanche, qu’ils reçoivent ainsi les fidèles sur la place Saint-Pierre à l’heure de l’Angélus de midi. La mise en valeur de cette prière de cette façon a sans doute contribué à son maintien et à l’attachement des chrétiens à son égard.
L’agenouillement de l’Archange devant la Très Sainte Vierge, dans les représentations picturales médiévales du XIIIe siècle, provient sans doute de cette piété mariale si répandue pour laquelle les fidèles faisaient une génuflexion à chaque Ave Maria. Époque où tout l’Occident fut marial, et à genoux. Cet héritage de l’Angélus n’est point nostalgie car cette invocation résiste à tous les temps et permet sans doute, à notre temps, de demeurer dans l’être et de se préparer à l’éternité.