Voici quelques années, nous assistions en famille à la Messe de la Sainte Trinité dans une paroisse autre que la nôtre. En chemin nous faisions des paris : y aura-t-il au moins un cantique citant la Trinité ? Ma femme, qui avait parié sur ZÉRO, avait gagné.
J’attendais du célébrant qu’il parle de la Trinité au cours de son homélie. Il en parla, mais j’aurais souhaité qu’il s’abstint. Tout son propos fut que la Trinité est quelque chose que nous ne pourrons jamais comprendre — c’est bien un peu vrai, mais guère explicatif. Il précisa que la Trinité a à voir avec l’amour. En gros, il a laissé les paroissiens sur l’impression que la Trinité est une de ces doctrines étranges des temps jadis, que nous croyons sans vraiment en faire le centre de nos dévotions.
Combien lointain, terriblement lointain, de cette magnifique prière de Dante dans le « Paradiso »:
« Ô Lumière qui habites en Toi seul, qui seule te connaît et que Tu connais, et qui souris avec amour à ceux qui croient et qui savent!»
Il est fondamental de comprendre pourquoi Jésus a ordonné à Ses disciples de baptiser au nom du Père, du Fils et de l’Esprit Saint. Le baptême nous engage dans la vie chrétienne en nous faisant membres de l’Église, qui est corps du Christ. Mais ce ne peut se faire sans être accueillis dans la vie de la Trinité.
Si nous croyons que nous avons été créés à l’image et à la ressemblance de Dieu, et que nous trouvons notre épanouissement humain dans ce pouvoir surhumain, cette sagesse, cet amour, alors ne pas comprendre que nous sommes voués à la Trinité, c’est comme ne pas croire que nous sommes voués à Dieu et que, comme les Chrétiens doivent s’y attacher, ne pas comprendre ce que nous sommes en tant que créatures humaines.
Le risque du monothéisme sans la Trinité est qu’il finit par s’estomper dans l’abstrait et l’impersonnel. Le judaïsme est d’évidence la seule exception à cette règle — exception établie par l’aspect intensément personnel de la révélation divine dans l’Ancien Testament.
Même le nom sacré communiqué à Moïse, « Je suis celui qui suis », apparaissant justement comme le nom au-delà de tous les noms, cherché par des philosophes tels qu’Aristote et Plotin, peut être compris aussi comme « je suis toujours avec toi » — autrement dit: « Je suis ce Dieu personnel, le Dieu d’Abraham, Isaac et Jacob, qui vous a adoptés pour être mon propre peuple.»
Mais ces formes de judaïsme qui effacent l’aspect « Peuple élu » d’Israël finissent par faire perdre de vue la personne de Dieu au profit d’une vague entité ; de même que les néo-platoniciens perdent la personnalité de l’esprit en cherchant à atteindre l’union avec l’Impersonnel; de même que l’islam perd de vue la personne d’Allah, confondant Dieu et le destin, ou Le prenant pour une puissance dénuée de raison.
Notre propre monothéisme séculier sans la Trinité a sa source, et son triste aboutissement, dans une humanité amputée. Nous nous prosternons devant la liberté, que nous prenons pour le droit de faire ce qui nous plaît, comme des petits « Allah » miniatures, avec un système légal empêchant un « Allah » de mettre ses pattes dans les rêves solitaires d’un autre « Allah ».
Nous en arrivons à une incompréhension de Dieu et de l’homme. Nous confondons individu et personne, de même nous confondons collectivité et communauté. Cela ne se produirait pas si nous gardions fermement la Trinité à l’esprit.
L’erreur majeure du libéralisme — quel que soit son parfum politique — est le refus de reconnaître que le terme « individu » désigne une abstraction.
Nous sommes des « personnes », ce qui implique des échanges. Nous sommes nés dans un tissu de rapports qui non seulement nous forment mais nous imposent des relations: je suis un fils, un frère, un père, un étudiant, un enseignant, un ami, un citoyen. [NDT: le « libéralisme » au sens américain du terme efface les règles naturelles au profit de règles collectives; « liberal » signifie souvent « de gauche ».]
Un libéral considère les relations comme essentiellement restrictives ; mais elles ne le sont qu’au sens où l’expression « avoir des jambes » serait restrictive. Mes os en donnent les dimensions, mais elles me permettent d’évoluer dans la pièce où je me trouve. Avoir une mère et un père est aussi contraignant ; mais c’est par eux que je suis venu au monde, que j’ai appris ce qu’est l’amour — bref, à être un véritable humain.
Je dois honorer ma mère et mon père, aimer ma maison et mon voisin. Les règles morales ne sont pas des panneaux d’interdiction plantés arbitrairement par un Grand Interdiseur. Ce sont des guides personnels et d’amour nous montrant comment découvrir la joie — la joie qui est le propre des « personnes ».
L’impossibilité de faire la distinction entre « individu » et « personne » se retrouve dans l’incapacité à faire la distinction entre « collectivité » et « communion ». La Trinité n’est pas une collectivité. En fait, c’est justement à cause des « personnes » qu’on ne peut concevoir la Trinité comme une collectivité.
Car une collectivité est une abstraction. Elle n’implique ni sentiments personnels, ni obligations particulières, ni amour envers telle personne plutôt que telle autre; elle ne s’attache à aucune tradition transmise de génération en génération; comme l’individu, elle n’a ni histoire passée, ni présent. Elle agit non pas par des actes d’amour et de sagesse d’une personne envers une autre, mais selon des procédures, comme les pistons et engrenages d’une énorme machine.
Dans l’enseignement propre à la collectivité, les matières « appropriées » sont déterminées par les décideurs « appropriés » et universellement décrétées sans tenir compte des différences entre pays ou régions, ni entre modes de vie. Un tel mode d’enseignement pourra typiquement coexister avec certaines formes de libertinisme.
La personne amputée est « libre » de toute influence de la part de ceux à qui il devrait être le plus intimement lié; libre, alors d’être parqué dans cette communauté desséchée, la collectivité, dont l’unique raison d’être est d’ouvrir la porte à tous les excès.
Voyant des familles, des voisins unis dans la prière à la source de la personnalité, nous sommes témoins d’un phénomène que les éventuels dirigeants de la collectivité méprisent, eux qui nous proposent une forme d’esclavage qu’ils appellent « liberté ».
Mais peut-être comprennent-ils la Trinité — Ses promesses pour nous, Ses menaces pour eux — mieux qu’ils ne le croient.
Anthony Esolen, conférencier, traducteur, écrivain.
Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2012/the-modern-amputation.html
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Tableau : La Sainte Trinité, par Antonio de Pereda, milieu du XVIIème siècle.
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