Mathématiques modernes. Il est permis d’en débattre : partisans et opposants s’affrontent. Aimé Michel se range parmi ces derniers. Il explique pourquoi.
Quand, il y a quelques années, les papas commencèrent d’entendre leurs enfants entrés en 6e annoncer que « zéro est un ensemble vide » et qu’« un ensemble à un seul élément représente l’unité », ils éprouvèrent une petite inquiétude. S’ils avaient fait des études scientifiques, ils s’efforcèrent généralement de lire le livre où s’étudiaient ces obscures évidences, et alors, le plus souvent, l’inquiétude se muait en panique. Le papa rétrograde trouvait à chaque ligne une objection dont il tentait vainement de se dépêtrer.
« Comment diable (se demandait-il par exemple) peut-on écrire qu’« un ensemble à un seul élément représente l’unité » ? Si je ne sais pas d’abord ce qu’est l’unité, comment puis-je savoir que l’ensemble en question ne compte qu’un élément ? Et même, comment puis-je nommer un ensemble et le distinguer de n’importe quoi d’autre, par exemple deux ensembles ?
Car l’expérience montre…
S’il en avait le temps et le courage, le papa rétrograde allait alors demander au maître de son fils de l’éclairer un peu, si c’était possible. Le maître lui répondait le plus souvent ce qu’on lui avait dit à lui-même qu’il s’agissait des mathématiques « modernes » exigées par les nouveaux programmes, que ces mathématiques-là assuraient un fondement commun aux mathématiques proprement dites et à la logique, que par conséquent elles apprenaient aux enfants à raisonner, qu’elles pourvoyaient une éducation intellectuelle révolutionnaire dans le sens de la rigueur, qu’il n’y avait pas à s’inquiéter « car l’expérience montre que les enfants y mordent très bien », et qu’enfin c’était le préalable indispensable à toutes les futures carrières scientifiques, techniques et économiques.
Parfois aussi, il est vrai, le maître accordait que lui-même trouvait cela « complètement idiot, mais que voulez-vous, je suis payé pour l’enseigner ». Pour rassurer le père, il ajoutait le plus souvent que. « les auteurs des nouveaux programmes devaient savoir ce qu’ils faisaient. »
Eh bien, il semble que non. Aussi incroyable que cela paraisse, les plus hautes compétences scientifiques de notre pays en sont au même point que les papas rétrogrades, elles trouvent cela complètement idiot, dangereux intellectuellement, et même franchement nuisible, ainsi qu’en témoigne une remarquable enquête de Renaud de la Taille que vient de publier Science et Vie (a). Ecoutons le professeur Kastler, qui pour sa découverte du pompage optique (d’où est sorti, entre autres choses, le laser), reçut le prix Nobel en 1966 :
− A une époque où les sciences et les techniques déterminent le développement des nations modernes, notre enseignement scientifique, au niveau du lycée s’est atrophié et s’oriente de plus en plus vers une présentation abstraite déconnectée du monde réel […] les déficiences, hélas ! traditionnelles, se sont trouvées aggravées par l’introduction des « mathématiques modernes ». L’accent y est mis trop tôt, et de façon trop exclusive, sur le raisonnement logique de caractère abstrait. Lorsque les défenseurs de cette réforme prétendent que « la géométrie est une discipline académique que l’on n’utilise plus dès la sortie du lycée », cela prouve tout simplement que ces promoteurs d’un enseignement abstrait ont perdu tout contact avec le monde réel. L’ignorance un peu méprisante des sciences expérimentales et de leur histoire, le snobisme antitechnique, le dédain pour le travail manuel qu’on rencontre chez de trop nombreux intellectuels de ce pays ne sont pas une marque de culture, mais la manifestation d’une regrettable étroitesse d’esprit. […] En vérité nous devrions rejeter de notre enseignement tout ce qui est formation cérébrale exclusive et unilatérale, et préparer un enseignement qui joue sur la relation intime entre l’habileté manuelle, l’acuité des sens, le goût de l’expérimentation et les aptitudes intellectuelles.
Cette indigeste bouillie
L’autre grand nom de la physique française contemporaine est le professeur Louis Néel, lui aussi prix Nobel, éminent spécialiste du magnétisme.
− Les nouveaux programmes de mathématiques, dit-il de même, visent à développer le goût des raisonnements abstraits et de la logique déductive. Pour former des physiciens et des ingénieurs, il faut au contraire développer l’esprit d’observation, l’intuition, la logique inductive […]. Il faut aussi craindre que des mathématiques trop abstraites n’apparaissent aux jeunes gens, à l’esprit tourné vers les réalités concrètes, que comme un jeu stérile, comme des raisonnements scolastiques adaptés au goût du jour et, finalement, ne les détournent des disciplines scientifiques. On verrait ainsi se tarir le recrutement des Universités scientifiques et des grandes Ecoles.
Non seulement donc, les mathématiques modernes ne préparent nullement l’esprit aux activités scientifiques et techniques, mais elles l’en détournent ! Un astronome de renommée internationale nous avouait d’ailleurs sans façon, après avoir feuilleté les livres de ses enfants, que jamais il ne serait devenu un scientifique s’il avait dû préalablement absorber cette indigeste bouillie. 2
Comme il est hors de question que les esprits littéraires y trouvent leur profit, à quoi auront donc servi les mathématiques modernes si elles font barrage aux esprits concrets et expérimentaux sans lesquels il n’y a pas de science ? A tarir le recrutement scientifique, comme le prévoit Néel. A fabriquer dispendieusement des générations de raisonneurs analphabètes inutiles à la cité, qu’elle soit d’ailleurs libérale ou socialiste : les Russes éprouvent en ce moment toutes sortes de difficultés avec leurs premiers ingénieurs formés aux mathématiques « modernes » et souvent incapables d’acquérir le savoir-faire concret de leur profession.
Quand ils auront appris ces mathématiques sans usages ils n’auront plus qu’à apprendre aussi, s’ils en sont encore capables, les mathématiques « anciennes », celles qu’utilisèrent Kepler, Newton, Maxwell, Einstein. Et s’ils ne peuvent pas, ils auront toujours la possibilité d’aller grossir les immenses promotions de sociologues et de psychologues, et contester (non sans raison !) la société imbécile qui les aura fabriqués à grande peine pour eux et à grands frais pour elle. Est-ce là ce que l’on veut ?
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Aimé MICHEL
(a) Science et Vie, septembre 1971, p. 47
Les Notes de 1 à 3 sont de Jean-Pierre Rospars
- Chronique n° 57 parue dans France Catholique − N° 1295 − 8 octobre 1971. Le titre imprimé par erreur était Une aberration : les mathématiques modernes. Aimé Michel relève l’erreur un mois plus tard plus tard, dans le numéro du 19 novembre : « Un mot tombé à l’imprimerie ôtait toute signification à notre article sur cette question. Le titre était “Un absurdité pédagogique : les mathématiques modernesˮ et non “Un absurdité : les mathématiques modernesˮ. »
- Anglais et Américains, dit-on parfois, sont deux peuples séparés par une même langue. Une incompréhension plus grave encore sépare mathématiciens et physiciens. Voici ce qu’en dit le physicien Per Bak de l’Institut Niels-Bohr à Copenhague : « nous ne sommes (…) que très rarement capables de “résoudreˮ les problèmes au sens mathématique du terme, puisque même les mathématiques les plus sophistiquées au monde sont impuissantes à résoudre rigoureusement de nombreux problèmes en physique. Parfois nous avons recours à des simulations numériques ; parfois nous utilisons des théories approchées, dont certaines doivent sûrement apparaître horribles aux yeux du mathématicien pur. Cependant, bien qu’elles ne soient fondées parfois que sur la pure intuition, elles fonctionnent relativement bien et fournissent de précieux renseignements sur la physique concernée. Le physicien effectue sans cesse des choses mathématiquement peu orthodoxes. Et pourtant, invariablement, il y a toujours un mathématicien pour le rattraper et lui dire : “Tout ce que vous avez fait était justifiéˮ ! » (Quand la nature s’organise : avalanches, tremblements de terre et autres cataclysmes, trad. par M. Filoche, Flammarion, Paris, 1999). (Per Bak s’est rendu célèbre par l’étude… des tas de sable ! Il y a vu le premier une propriété commune à de nombreux phénomènes complexes : la criticalité auto-organisée sur laquelle nous aurons certainement l’occasion de revenir).
- Les conclusions d’Aimé Michel sont corroborées par Jean Fourastié dans le second appendice « L’enseignement des mathématiques » (pp. 174 et sq.) de son livre Faillite de l’université ? (Idées n° 257, Gallimard, Paris, 1972). Après avoir relevé les caractères positifs du « nouvel enseignement français des mathématiques » (moins d’impedimenta, plus rigoureux, plus efficace), il s’interroge :
« Mais le problème est de savoir si ces trois caractères, reconnus sinon admis, ne se trouveront pas dans le long terme surclassés par deux autres beaucoup moins apparents aujourd’hui : l’abandon de la quantité, l’hypertrophie de la rationalité. Les manuels de l’enseignement français d’aujourd’hui ou bien ignorent délibérément tout ce qui est quantité concrète, mesure, compte, calcul, ou bien sont mal à l’aise pour en traiter, n’en parlant que grossièrement et sommairement. (…)
» Mais le caractère majeur des mathématiques nouvelles semble autre : il tient sans doute à son niveau de rationalité. L’affaire s’est jouée dans la première moitié du XXe siècle dans les cerveaux d’une dizaine d’hommes qu’à peine, je crois, une dizaine de milliers d’autres peuvent aujourd’hui comprendre. Pour ma part, malgré de vrais efforts, je n’ai pu que grossièrement suivre Zermelo, Fraenkel, Russel, Gödel, Brouwer, Church et les autres princes, dans l’élaboration et la domination de leurs paradoxes. Je leur fais confiance et je sais bien qu’il en est de même pour la masse du peuple. Ainsi la pointe de la rationalité aboutit, dans l’enseignement, au triomphe de l’autorité.
» A qui n’accepterait ni cette autorité, ni les miracles perpétuels d’invraisemblables coïncidences entre les notions abstraites et les bonnes vieilles notions expérimentales, les mathématiques nouvelles n’apparaissent-elles pas comme un monument rigoureusement logique certes, mais entièrement arbitraire ? (…) Pour juger de l’arbitraire de la construction, il faut savoir que dans le plus clair et le plus explicite des manuels d’algèbre pour la classe de Mathélem, on compte 11 axiomes, 3 notions premières et 89 « définitions », en 77 pages de cours. Ce ne sont plus des cours, mais des lexiques. Finalement, un esprit non prévenu ne peut-il pas demander si le caractère dominant des mathématiques modernes n’est pas le surréalisme, c’est-à-dire une construction cérébrale exactement à contre-courant de la méthode expérimentale. (…) Les choses sont présentées comme si c’était le rationnel qui avait inventé le réel. De sorte que la méthode expérimentale apparaît inutile et dérisoire.
» Les mathématiques modernes s’inscrivent donc dans le courant antiexpérimental de l’enseignement universitaire et scolaire que nous avons déploré ici. (…) Il faut examiner si cette rationalité abstraite, fruit des plus hauts étages du néocéphale humain, est bien accordée au paléocéphale de l’adolescent moyen… Il faut craindre que non seulement le citoyen renonce souvent à la fois à la logique et aux mathématiques, et que, même ceux qui s’attachent courageusement à cette épineuse rigueur n’en viennent à penser : summa ratio, summa stultitia (…).» Sans doute (…) des expériences doivent être faites, de nouvelles voies d’enseignement imaginées et pratiquées : étant la génération de la découverte, nous sommes les générations des essais. Mais en pédagogie, le temps est long, l’essai engage un avenir éloigné. C’est une erreur scientifique de lancer un peuple entier dans une expérimentation unique et radicale, dont les résultats ne pourront être jugés que sur cinquante ou cent ans. Quels que soient les avantages à attendre des mathématiques surréelles, ils ne peuvent justifier ni l’oubli ni le discrédit des mathématiques expérimentales. (…) »