« Un pape économiste », c’est ainsi que le Journal des économistes, il y a bien plus d’un siècle, saluait l’élection de Léon XIII. Peut-on dire la même chose de Benoît XVI ? Ne reproche-t-on pas souvent à l’Eglise de ne rien comprendre à l’économie ? Il est vrai que Benoît XVI est un grand intellectuel, un grand spirituel et un remarquable théologien, et c’est bien là l’essentiel pour un pape. Mais il semblait jusqu’à maintenant peu intéressé par l’économie, en dehors de quelques passages de ses deux premières encycliques, notamment sur le thème « justice et charité ». Certes, on annonce depuis des mois une grande encyclique sociale, sur la mondialisation, la finance, le commerce international, etc., mais elle est sans cesse retardée et on mettait ce retard sur le fait que le pape avait d’autres priorités et s’intéressait à d’autres sujets. Selon le cardinal Martino, président du Conseil pontifical Justice et Paix, l’encyclique sociale devrait paraitre au tout début 2009. Nous l’attendons avec impatience et dès sa parution l’Association des économistes catholiques (AEC) organisera une rencontre, puis un colloque sur cette question, avec nos amis de la Fondation de service politique et de l’AIESC (Association internationale pour l’enseignement social chrétien).
En attendant, le pape a publié ce que le cardinal Martino a appelé une « mise en bouche », pour nous ouvrir l’appétit. En réalité, il s’agit d’un document publié chaque année par le pape, à l’occasion du 1er janvier, pour la journée mondiale de la paix. Cette année, Benoît XVI a consacré ce texte au thème « combattre la pauvreté, construire la paix ». Tout mériterait d’être lu (www.vatican.va) et le message porte largement sur la mondialisation et les questions économiques.
Le pape commence par écarter les soi-disant causes démographiques de la pauvreté (« La population est une richesse ») (§3), parle des maladies pandémiques dont certains se servent pour conditionner « les aides économiques à la mise en œuvre de politiques contraires à la vie » (§4), des préjudices pour les enfants dus à l’affaiblissement de la famille (§5), du désarmement (§6), de la crise alimentaire (§7) et du fait que la mondialisation élimine des barrières, rapproche les peuples, mais que cela ne suffit pas à créer « les conditions d’une véritable communion » (§8).
Nous avons retenu les paragraphes 9 à 12 qui nous semblent les plus novateurs dans le domaine de la doctrine sociale de l’Eglise et, pour ne pas trahir la pensée de Benoît XVI, nous les citons à chaque fois intégralement, en les faisant suivre de quelques commentaires qu’un économiste peut faire sur ces questions.
§9. « Dans le domaine du commerce international et des transactions financières, des processus sont aujourd’hui en place qui permettent une intégration positive des économies, ce qui contribue à l’amélioration des conditions générales; mais il y a aussi des processus en sens inverse, qui suscitent des divisions entre les peuples et la marginalisation, créant ainsi de dangereux risques de guerres et de conflits. Dans les décennies qui ont suivi la seconde Guerre mondiale, le commerce international des biens et des services s’est accru de manière extrêmement rapide, avec un dynamisme qui n’avait jamais eu de précédents au cours de l’histoire. Une grande partie du commerce mondial concernait les pays d’industrialisation ancienne, auxquels se sont ajoutés de manière significative de nombreux pays émergents qui en sont devenus des acteurs importants. Mais d’autres pays, dont le revenu est bas, demeurent largement en marge des mouvements d’échanges commerciaux. Leur croissance s’est trouvée ralentie par la chute rapide, dans les dernières décennies, du cours des matières premières qui représentent la quasi totalité de leurs exportations. Dans ces pays, africains pour la plupart, la dépendance par rapport aux exportations des matières premières continue à représenter un puissant facteur de risque. Je voudrais ici renouveler un appel afin que tous les pays aient les mêmes possibilités d’accès au marché mondial, en évitant toute exclusion et toute marginalisation. ».
On retrouve ici ce que Jean-Paul II avait déjà parfaitement expliqué dans Centesimus Annus, à savoir le fait que le commerce international est un puissant facteur de développement pour les pays émergents et de croissance pour tous. D’autres n’y participent pas autant, surtout quand ils se concentrent sur quelques matières premières, et la question essentielle, posée par le pape in fine, est celle de l’accès au marché mondial, c’est-à-dire du protectionnisme des pays riches, surtout en matière agricole. On ne rappellera jamais assez que le protectionnisme est non seulement un mauvais calcul, mais avant tout une forme d’égoïsme, qui prive les pays pauvres d’un puissant moteur de développement.
§10. « Une réflexion similaire peut être conduite à propos du domaine financier, qui concerne l’un des aspects premiers du phénomène de la mondialisation, grâce au développement de l’électronique et aux politiques de libéralisation des flux monétaires entre les différents pays. La fonction objectivement la plus importante de la finance, celle qui consiste à soutenir à long terme la possibilité d’investissements et donc de développement, se révèle aujourd’hui tout à fait fragile: elle subit les contrecoups négatifs d’un système d’échanges financiers – au niveau national et mondial – basé sur une logique du très court terme, qui a pour but l’accroissement de la valeur des activités financières et se concentre sur la gestion technique des diverses formes de risque. La récente crise démontre aussi comment l’activité financière est parfois guidée par des logiques purement auto-référencées et dépourvues de considération, à long terme, pour le bien commun. Le nivellement des objectifs des opérateurs financiers mondiaux à l’échelle du très court terme, diminue la capacité de la finance de jouer son rôle de pont entre le présent et l’avenir, pour soutenir la création de nouvelles possibilités de production et de travail sur une longue période. Une finance limitée au court terme et au très court terme devient dangereuse pour tous, même pour ceux qui réussissent à en tirer profit dans les périodes d’euphorie financière ».
Ici, le pape analyse d’une manière scientifiquement inattaquable le rôle de la finance dans le financement de l’investissement, donc du développement. Au moment où, dans la crise financière actuelle, certains sont tentés de jeter le bébé avec l’eau du bain et de condamner la finance elle-même, et non ses dérives, il est essentiel de rappeler qu’il n’y a pas d’économie de marché sans finance et que celle-ci, lorsqu’elle est bien utilisée et comprise, est un puissant facteur de progrès économiques. C’est, comme le dit le pape, un « pont entre le présent et l’avenir ».
Par ailleurs, le pape a raison de condamner les logiques à très court terme, souvent d‘ailleurs suscitées par les autorités monétaires qui veulent forcer la marche économique, par exemple par des taux d’intérêt artificiellement bas, ne correspondant pas aux réalités du marché. La facilité monétaire, l’argent qu’on se procure sans efforts et qui est mal utilisé, le crédit inconsidéré, tout cela vient d’abord du laxisme des banques centrales, qui entrainent dans leur sillage les autres agents économiques. Les vrais entrepreneurs, eux, savent bien que ce sont ceux qui raisonnent à long terme qui rendent des services utiles et finissent par y gagner eux-mêmes et que ceux qui n’ont qu’une vision à court terme ne font que des gains illusoires et passagers. Même ceux qui croient un instant y gagner finissent par y perdre. On ne construit rien de solide dans la facilité.
§11. « Il ressort de tout cela que la lutte contre la pauvreté exige une coopération aussi bien sur le plan économique que sur le plan juridique qui permette à la communauté internationale et en particulier aux pays pauvres de trouver et de mettre en œuvre des solutions coordonnées pour affronter ces problèmes en donnant un cadre juridique efficace à l’activité économique. Elle requiert en outre des incitations pour créer des institutions efficaces et participatives, ainsi que des soutiens pour lutter contre la criminalité et promouvoir une culture de la légalité. On ne peut nier, par ailleurs, que les politiques fondées sur l’assistance sont à l’origine de nombreux échecs dans l’aide aux pays pauvres. Investir dans la formation des personnes et développer sur un mode inclusif une culture spécifique de l’initiative constitue actuellement, semble-t-il, la démarche appropriée à moyen et long terme. Si, pour se développer, les activités économiques ont besoin d’un contexte favorable, cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas accorder d’attention aux problèmes du revenu. Si l’on a fort à propos souligné que l’accroissement du revenu par tête ne peut pas constituer de manière absolue la fin de l’action politico-économique, on ne doit pas pour autant oublier que celui- ci représente un moyen important pour atteindre l’objectif de la lutte contre la faim et l’extrême pauvreté. À cet égard, doit être écartée comme une illusion l’idée selon laquelle une politique de pure redistribution des richesses existantes puisse résoudre le problème définitivement. Dans une économie moderne, en effet, la valeur de la richesse dépend dans une importante mesure de sa capacité de créer du revenu pour le présent et pour l’avenir. La création de valeurs devient donc une obligation incontournable, dont il faut tenir compte pour lutter de manière efficace et durable contre la pauvreté matérielle. ».
Le pape commence par rappeler le rôle central des institutions. L’activité économique ne se déroule pas dans un vide juridique et la qualité des institutions est essentielle pour le développement : sans état de droit, sans droits de propriété bien définis, sans respect des contrats, l’économie n’est qu’une jungle. Il suffit de comparer les Etats coupés politiquement en deux, dont une partie avait des institutions conformes à la nature humaine, et une autre partie ne disposait pas de ces institutions, mais de pseudo-institutions contraires à la nature de l’homme : le résultat est sans appel.
Ensuite, prolongeant Jean-Paul II qui avait critiqué l’Etat providence (l’Etat de l’assistance), Benoît XVI condamne « les politiques fondées sur l’assistance » qui ont conduit à de nombreux échecs. Suit un appel à « investir dans la formation des personnes », ce que les économistes appellent investir en capital humain, ce qui est reconnu par tous comme le principal facteur de développement. On est frappé de voir, ici comme ailleurs, comment Benoît XVI, après Jean-Paul II, rejoint les développements les plus récents de la science économique. Quand à la « culture de l’initiative » (Jean-Paul II avait parlé du droit à l’initiative économique) elle met l’accent sur l’homme créateur, qui ne peut créer que s’il est libre de ses initiatives. Le Pape insiste donc sur le fait que cet esprit d’initiative s’enracine dans une culture, et donc dans une certaine conception de l’homme, participant à la Création (qui nous vient en fait directement de la Bible et notamment de la Genèse : « Dominez la terre »).
Enfin, Benoît XVI réduit à néant les critiques adressées à l’Eglise qui verrait l’économie comme un jeu à somme nulle, la lutte contre la pauvreté ne reposant que sur le partage : le pape affirme au contraire l’importance de la création de richesses nouvelles pour le bien de tous (« la création de valeurs ») : l’économie est donc vue comme un jeu à somme positive. Pour pouvoir partager, il faut commencer par créer et la seule redistribution de ce qui existe ne supprimera pas la pauvreté ; il faut d’abord la croissance et le développement.
§12. « Mettre les pauvres à la première place suppose, enfin, que les acteurs du marché international construisent un espace où puisse se développer une juste logique économique, et que les acteurs institutionnels mettent en œuvre une juste logique politique ainsi qu’une correcte logique de participation capable de valoriser la société civile, locale et internationale. Les Organismes internationaux eux-mêmes reconnaissent de nos jours combien sont précieuses et profitables les initiatives économiques de la société civile ou des administrations locales pour permettre la sauvegarde et l’insertion dans la société des couches de population qui, souvent, sont au-dessous du seuil de l’extrême pauvreté et qui, en même temps, sont difficilement atteintes par les aides officielles. L’histoire du développement économique du XXe siècle montre que de bonnes politiques de développement relèvent de la responsabilité des hommes et de la création de synergies positives entre marchés, société civile et États. En particulier, la société civile a un rôle de premier plan dans tout processus de développement, parce que le développement est essentiellement un phénomène culturel et que la culture naît et se développe dans le domaine civil. ».
Cette insistance sur les initiatives économiques et le rôle de la société civile mettra du baume au cœur de tous ceux qui ne cessent d’expliquer que ce sont les personnes, les entreprises, les initiatives qui créent des richesses pour le bien de tous. C’est particulièrement vrai en matière de solidarité ou les aides officielles centralisées atteignent rarement leur but, alors que la richesse de l’action de la société civile, c’est qu’elle se situe au plus près des personnes, Après tout, ce n’est qu’une bonne application du principe de subsidiarité. Cela ne fait pas disparaitre l’Etat, mais le pape parle des synergies entre marchés, société civile et Etats, chacun à sa place donc. Et le pape est clair : le rôle de la société civile est premier, c’est un rôle « de premier plan », notamment pour faire naitre la culture favorable au développement.
§13. « Comme mon vénéré prédécesseur Jean-Paul II l’a affirmé, la mondialisation « se présente avec un caractère très marqué d’ambivalence » et elle doit donc être gérée avec une sage vigilance. Cette forme de sagesse requiert que l’on tienne compte en premier lieu des besoins des pauvres de la terre, en mettant fin au scandale de la disproportion entre les problèmes de la pauvreté et les mesures prévues pour les affronter. Cette disproportion, si elle est d’ordre culturel et politique, est avant tout d’ordre spirituel et moral. Souvent, on s’arrête sur les causes superficielles et instrumentales de la pauvreté, sans aller jusqu’au cœur de l’homme où s’enracinent l’avidité et l’étroitesse de vues. Les problèmes du développement, des aides et de la coopération internationale sont parfois envisagés sans qu’il y ait un véritable engagement des personnes, mais simplement comme des questions techniques face auxquelles on se limite à la mise en place de structures, d’accords tarifaires et à la concession de financements anonymes. La lutte contre la pauvreté requiert au contraire des hommes et des femmes qui vivent en profondeur la fraternité et qui soient capables d’accompagner les personnes, les familles et les communautés sur les chemins d’un authentique développement humain. ».
Que la mondialisation, comme toute réalité humaine, ait besoin d’être gérée avec sagesse et de reposer sur des hommes sages est une évidence. La lutte contre la pauvreté doit évidemment être prioritaire, et elle passe par les moyens rappelés ci-dessus par le pape : commerce extérieur, capital humain, institutions, initiatives, société civile,…Mais, au-delà, l’essentiel est bien d’ordre spirituel et moral. C’est en développant les vertus humaines et chrétiennes, en s’appuyant sur une éthique forte, que les hommes feront évoluer l’économie dans une bonne direction. C’est, au-delà des nécessaires techniques et institutions, le cœur de l’homme qu’il faut d‘abord toucher et convertir pour construire « la civilisation de l’amour ».
Jean-Yves Naudet
Président de l’Association des économistes catholiques de France (AEC)
Vice-président de l’AIESC (Association internationale pour l’enseignement social chrétien)
Professeur à l’Université Paul Cézanne (Aix-Marseille III)
Pour aller plus loin :
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