Quelle place l’orgue a-t-il dans une liturgie monastique bénédictine comme la vôtre ?
Sa première fonction est d’accompagner le chant de la psalmodie pour les principaux offices. Ce chant alterné des psaumes est le pain quotidien des moines et le fondement de leur spiritualité. Saint Benoît donne la mesure : ses moines doivent chanter un psautier entier par semaine ! Et c’est ce que nous pratiquons toujours. Cela représente certes un exercice communautaire assez redoutable : la justesse et la régularité rythmique sont des défis quotidiens à relever pour permettre de faire corps dans le chant, de créer une communion fraternelle authentique dans la prière. L’orgue pour cela est une aide particulièrement secourable ! Mais il y a également des moments où l’orgue intervient comme soliste, pour prolonger la prière, permettre son intériorisation ou sa dilatation.
Quelle musique jouez-vous ?
Le répertoire de l’orgue est très vaste et tout ne convient pas à la liturgie bénédictine. Construire un orgue, c’est aussi délimiter un répertoire : un « orgue à tout jouer » (comme ceux récemment construits de la Grande Salle de la Philharmonie de Paris et de l’Auditorium de Radio-France) n’aurait été ni dans nos moyens ni dans notre perspective. La musique allemande, illustrée par Bach ou Buxtehude, nous a paru particulièrement en phase avec notre climat liturgique. Les mélodies des chorals, par exemple, d’ailleurs souvent issues des hymnes grégoriennes, sont reprises à l’orgue de façon à exprimer les inflexions infiniment variées de la piété suscitée par les paroles des cantiques. Mais la tradition française, différente, est également très riche : l’orgue prenait part à la psalmodie par un commentaire purement musical en remplaçant le chœur un verset sur deux. Cela n’est plus guère praticable aujourd’hui, mais les anciens avaient le sens de la connexion intime entre la musique d’orgue et le texte sacré. Ils avaient compris le besoin de prolonger et de dilater la Parole de Dieu dans la pure musique, au-delà des mots, comme le font aussi les grands mélismes du chant grégorien.
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Vous avez donc choisi de construire un orgue baroque…
Oui, tout à fait, dans son esprit. Ce qui nous a séduits dans l’approche du facteur d’orgue Jean-François Dupont, basé en Normandie, c’est l’ancrage de sa facture dans un terroir musical bien défini et très maîtrisé, celui de l’Allemagne du Nord, sans y être pour autant étroitement enfermé. Il nous a ainsi proposé de compléter la composition de l’orgue par un petit nombre de jeux typiquement français, choisis pour leur capacité à s’intégrer dans la base de l’orgue allemand, pour pouvoir aussi honorer notre répertoire national. L’inverse aurait été beaucoup plus difficile : l’orgue français traditionnel est tellement typé qu’il est assez exclusif de son propre répertoire. La musique postérieure, romantique et moderne, sans être au premier plan, ne sera pas totalement exclue, car les compositeurs plus récents ont toujours écrit également pour des instruments historiques ; mais on n’est certes pas dans l’esprit d’un orgue symphonique !
Comment est né le projet d’un orgue neuf ?
Notre monastère a une histoire mouvementée. À peine fondé, il a dû subir deux exils, d’abord du fait des lois anticléricales, puis de la Seconde Guerre mondiale. Il s’est donc édifié très progressivement, et n’est d’ailleurs toujours pas achevé ! L’église a été construite en 1970 et, à ce moment, les finances n’ont pas permis de la doter d’un orgue. Les frères organistes successifs ont dû se contenter d’un orgue de salon peu adapté, mais ils ont cherché une solution définitive. C’est finalement la rencontre avec Jean-François Dupont, vers 2010, et la découverte de la qualité remarquable de ses instruments, en particulier celui de Saint-André de Caen, qui a agi comme un déclic pour lancer effectivement le projet. C’était ambitieux : il s’agissait d’un investissement dont nous n’avions pas le premier sou ! Nous avons heureusement été aidés par de nombreux donateurs, encouragés par la possibilité de déduction fiscale (qui est une bonne façon d’orienter la politique culturelle de l’État !). Nous espérons que cela va continuer, car le financement n’est pas encore bouclé. Le projet est en ligne sur le site de financement participatif chrétien Credofunding.
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De la part de moines qui font vœu de pauvreté, une telle dépense ne risque-t-elle pas d’être incomprise ?
En effet, il arrive qu’on entende cela. À ceux qui pourraient être choqués, je raconte cette anecdote : alors que je résidais dans un bourg pauvre de l’ouest de la Pologne, j’avais été très frappé par la magnificence de l’église paroissiale qui rutilait d’ors fraîchement ravalés, dans un contraste saisissant avec l’état des rues et des maisons. On était même en train d’y installer une troisième chaire à prêcher ! Une telle débauche décorative aussi manifestement superflue, avec stucs et faux-marbres, m’avait d’abord choqué. Et puis j’ai constaté la fierté que les petites gens de l’endroit, paysans pour la plupart, mettaient dans l’expression solennelle du culte divin. Tous pratiquaient assidûment, et l’église était pleine trois fois par jour. Je l’ai retenu comme une leçon. Ces gens, qui n’étaient vraiment pas riches, ne mettaient pas leurs économies dans leur bien-être, mais dans la beauté de la maison de Dieu qui était aussi la leur et dont la richesse voulait exprimer le sens que le culte donne à leur vie en l’ouvrant vers le haut. C’est un peu notre perspective en tant que moines.
En tant que bénédictins de la congrégation de Solesmes, nous sommes héritiers de la tradition de Cluny pour laquelle rien n’était trop beau pour la sainte liturgie. Pour ces moines, la laus perennis allait de pair avec une expression artistique qui exprimait l’offrande à Dieu de tout l’homme, y compris dans ce qu’il a de plus noble. Mais également, comme l’a souligné de façon indépassable Benoît XVI dans son discours aux Bernardins, l’exigence de l’expression artistique du beau au sein de la liturgie provient de la Parole de Dieu elle-même, de la nécessité de l’exprimer avec toute sa justesse (même au sens musical du mot !), revêtue de l’harmonie qui est celle de toute la création, du cosmos.
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Le buffet du nouvel orgue est déjà en place. Son allure fait plutôt moderne !
Cela peut surprendre en effet pour un orgue d’esthétique baroque. Mais, dans notre église toute en béton brut de décoffrage, bien typique des années 70, un buffet en chêne mouluré et doré aurait fait un peu « ovni » ! Jean-François Dupont et son ami architecte Henri Hémon nous ont proposé d’inscrire l’esthétique visuelle du buffet dans la continuité de l’édifice, tout en travaillant à y apporter un peu de chaleur, de couleur et de lignes courbes. L’instrument lui-même, construit en atelier, doit maintenant être installé dans ce buffet qui l’attend. La bénédiction du nouvel orgue est prévue pour le dimanche 25 septembre 2016.
— https://www.credofunding.fr/fr/orguedekergonan http://www.orguedekergonan.com/
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