Nous sommes en train de vivre des événements aussi décisifs que ceux de l’année 1989. Et nous nous en rendons aussi peu compte que c’était le cas au printemps 1989, à quelques mois de l’ouverture du Mur de Berlin. Sans vouloir comparer exactement l’une à l’autre les deux époques, nous assistons à un écroulement d’une importance historique équivalente à celui de l’empire soviétique: c’est celui du règne du dollar. Le dollar a été la monnaie du XXè siècle. Durant la Première Guerre mondiale, les Etats-Unis ont commencé à casser l’étalon-or, en thésaurisant environ 50% des réserves métalliques qui circulaient aux Etats-Unis afin de leur substituer un dollar « as good as gold ». C’est l’origine méconnue d’une politique que l’on fait habituellement remonter à la crise des années 1930 (politique de thésaurisation publique de l’or sous Roosevelt) et à la Seconde Guerre mondiale (afflux de l’or du monde à Fort Knox). Les institutions de Bretton Woods ont consacré la prédominance monétaire mondiale des Etats-Unis: le dollar restait la seule monnaie convertible en or. Lorsque les Etats-Unis n’ont plus pu assurer le remboursement en or des dollars dont ils avaient inondé le monde, Richard Nixon, en 1971, a définitivement tué ce qui restait de Gold Standard. Depuis cette date, il n’est pas exagéré que les Etats-Unis se sont endettés à volonté parce qu’ils fournissaient au reste du monde les réserves monétaires dont avait besoin la croissance mondiale.
C’est grâce à ce système que les Etats-Unis ont apparemment gagné la Guerre froide. Etant donné que les dollars fournis au reste du monde étaent, la plupart du temps, replacés ou réinvestis aux Etats-Unis, selon un processus identifié par Jacques Rueff dès les années 1960, les Américains ont pu développer l’appareil militaire le plus coûteux de l’histoire sans avoir à réduire leur consommation dans le secteur civil. L’Union Soviétique ne disposait pas de ce « privilège exorbitant » (J.Rueff) et n’a pu suivre dans la course aux armements. Dans les années 1980, plus personne ne voulait mettre un sou dans les économies de type soviétique – à juste titre; en revanche, on se berçait d’illusions sur une prétendue « révolution libérale » reaganienne alors que les Etats-Unis produisaient de moins en moins par eux-mêmes et consommaient de plus en plus ce qui était produit en Europe, au Japon et en Chine grâce à l’argent prêté par ceux-là mêmes qui leur vendaient (sans oublier les producteurs de pétrole du Proche-Orient).
Au fond, la confiance dans ce système était plus fragile qu’elle n’en avait l’air. Il a fallu mettre à la disposition de l’économie américaine des liquidités toujours croissantes. la politique d’expansion monétaire d’Alan Greenspan, arrivé à la tête de la Fed après le krach boursier de 1987, a nourri les bulles successives de la « nouvelle économie » (qui éclate en 2000) et de l’immobilier, celle dont l’éclatement vient de déclencher la crise économique que nous traversons, qui a le potentiel d’être la plus dure de l’histoire du capitalisme.
La Chine a largement permis aux Etats-Unis de continuer à s’endetter depuis 2000 en achetant massivement des bons du trésor américain, jusqu’à devenir le plus gros détenteur de réserves dollar au monde (1400 milliards sur des réserves totales de 2000 milliards). Or voici que les dirigeants chinois ont annoncé la fin de ce système. Ils ont demandé, il y a quelques semaines, qu’une nouvelle monnaie de réserve mondiale soit substituée au dollar; et ils ont largement commencé à échanger leurs dollars contre des participations industrielles, des stocks de matières premières ou de l’or. La Chine prend la tête d’un mouvement qui va se généraliser. La valeur des bons du trésor américain à trente ans a déjà vacillé à deux reprises (juillet 2008 et février 2009); or si les bons du trésor américains trouvent de moins en moins preneur, les Etats-Unis sont condamnés à faire marcher la planche à billet (la politique d’Obama, qui pourrait déboucher sur une hyperinflation) ou bien à dévaluer drastiquement le dollar. Dans les deux cas, c’est vers des bouleversements inouïs de l’économie mondiale que nous nous dirigeons.
On peut vraiment dire sans se tromper que l’ère de la prépondérance américaine est terminée. Nous allons vers un monde polycentrique, sans doute plus équilibré que celui qui a produit la crise actuelle. Mais nous allons passer par des turbulences sans doute terribles pour les populations précarisées par la mondialisation – jusqu’au coeur de nos sociétés. Et la question est de savoir si l’Europe subira ou aidera ses peuples à dominer les événements en cours.
Voir Husson (Edouard)/ Palma (Norman), le capitalisme malade de sa monnaie, Ed. F.-X de Guibert, 2009
Edouard Husson
Maître de Conférences-Directeur de recherches
Histoire contemporaine de l’Allemagne et de l’Europe
Université Paris-Sorbonne (Paris IV), 1, rue Victor Cousin -75005 PARIS
www.edouardhusson.com
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