… ne serait pas très différent du nôtre, selon un ex-directeur-adjoint de la CIA, dans un livre à succès paru sous ce titre aux Etats-Unis l’an dernier. La thèse de Graham E. Fuller est qu’il convient de traiter des affaires du Moyen-Orient en faisant abstraction de la religion musulmane.
Selon lui, les choses ne se présenteraient pas de manière sensiblement différente si l’Islam n’avait pas dominé cette région depuis quatorze siècles. Il n’y voit de tout temps que rivalités de puissances. Si l’Islam n’existait pas, l’Occident aurait connu autant de difficultés avec un empire chrétien d’Orient. A preuve l’empire russe, qui se voulait l’héritier de Byzance, « troisième Rome », jusques et y compris dans ses phases soviétique et post-soviétique actuelle.
Ceci rappelle l’« uchronie » du philosophe Charles Renouvier qui avait, au milieu du XIX e siècle, imaginé le christianisme restreint à l’Orient, l’Occident s’étant rapidement émancipé de toute force religieuse et ayant résisté aux « croisades » chrétiennes venus de l’Est. L’anticlérical républicain regrettait le millénaire perdu à cause de l’avènement du « Constantinisme ».
Fuller répugne quant à lui à faire porter à la civilisation musulmane mille ans de retard dans l’émancipation du Moyen-Orient. Pas tellement à cause de ses défauts intrinsèques que de l’alternative : le « byzantinisme ». La thèse de Fuller est en vérité celle-ci : si l’empire de Byzance avait survécu, l’aversion pour l’Occident n’aurait pas été moindre qu’avec l’Islam. De fait il a survécu : mille ans en tant que tel jusqu’à la chute de Constantinople en 1453, et ensuite, pour notre plus grand malheur, écrit ce vétéran de la guerre froide, à travers la « sainte Russie ».
Le véritable ennemi de l’Ouest, selon Fuller, c’est « l’orthodoxie », c’est-à-dire, dans son acception, la volonté de l’Etat de contrôler la théologie, d’imposer ses canons comme de la réguler avec ou sans conciles. L’auteur consacre d’ailleurs un chapitre aux parallèles entre l’Islam et la Réforme protestante, jusqu’aux « fondamentalismes » respectifs (objet d’une prochaine chronique) : rien de nouveau sous le soleil.
Vivre sa religion comme si elle n’avait pas de portée politique, agir en politique comme si la religion – ou l’idéologie – n’avait pas d’importance ou de pertinence, ce partage des tâches – véritable discours de la méthode, quasi socratique ou cartésien – peut paraître intellectuellement satisfaisant, sa pratique est rien moins qu’aisée. Des diplomates chevronnés, néo-réalistes, peuvent se conformer à cette ascèse dans la gestion des grands dossiers internationaux, comme le conflit israélo-arabe ou le nucléaire iranien. L’approche est plus difficile en politique intérieure en Europe occidentale comme l’a amplement démontré la campagne présidentielle française. La suggestion de Fuller est de traiter les problèmes de l’immigration et de l’intégration, sans se mêler de la religion en soi. A bon entendeur…
Contrairement à Renouvier, Fuller n’annonce pas la fin de la religion. On sait qu’elle serait vite remplacée par des ersatz. Il reconnaît une certaine irréductibilité du besoin religieux chez l’homme, entendu comme la foi, le besoin de croire. Ce n’est pas son objet. Il ne veut traiter que des seules formes politiques organisées de la religion.
La profondeur historique permet de prendre le recul nécessaire par rapport à l’actualité. Il est sain de penser en termes d’alternatives. Cela facilite l’acceptation du moindre mal. Il est utile aussi d’apprécier les bons côtés de la civilisation islamique au long de quatorze siècles, comme de rester lucide sur ses mauvais côtés.
Toutefois, contrairement à d’autres récits uchroniques (Harry Turtledove), le Prophète Mahomet n’est pas devenu évêque d’une des communautés chrétiennes d’Arabie. Il faudrait se demander pourquoi, car cela peut quand même avoir eu une influence sur l’histoire et en avoir sur notre présent.
Graham E. Fuller, A World Without Islam, Back Bay paperback edition, 2011
Pour aller plus loin :
- LA « MODERNITÉ » : UN CENTENAIRE OUBLIÉ
- Vladimir Ghika : le contexte politique avant la guerre de 1914-1918
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- Suicide assisté : l'histoire de deux compte-rendus divergents
- Malentendu islamo-chrétien ou malentendu entre chrétiens sur l'islam ?