Un grand livre du R.P. de Lubac sur Teilhard : il n’y a pas à substituer une spiritualité « positive » à la spiritualité de la Croix du christianisme traditionnel - France Catholique
Edit Template
Marie dans le plan de Dieu
Edit Template

Un grand livre du R.P. de Lubac sur Teilhard : il n’y a pas à substituer une spiritualité « positive » à la spiritualité de la Croix du christianisme traditionnel

Copier le lien

C’est un livre tout différent, et dont le sujet semble à première vue fort éloigné du sien, que nous voudrions maintenant rapprocher de l’ouvrage de M. Tresmontant 1

Il s’agit du travail considérable que le R.P. Henri de Lubac, s.j., membre de l’Institut, vient de consacrer à La pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin (aux éditions Aubier). Et pourtant, c’est exactement avec les mêmes problèmes que nous y sommes aux prises immédiatement, mais cette fois non plus dans le contexte de la pensée chrétienne naissante. C’est au contraire au cœur de la pensée contemporaine que nous allons les retrouver, dans ce qu’elle a de plus marqué par cet humanisme scientifique de notre époque, si souvent apposé à l’humanisme hellénique.

Il serait présomptueux de vouloir présenter le Père de Lubac à nos lecteurs. Disons seulement ce qui fait, en tout état de cause, l’intérêt unique d’un livre de lui sur un sujet aussi brûlant : il nous apporte le jugement non seulement d’un des plus grands érudits de notre temps parmi les spécialistes de l’histoire de la pensée chrétienne, mais d’un théologien nuancé autant que pénétrant, et, qui plus est, d’un grand esprit qu’aucune spécialité ne peut enclore. Lorsqu’il s’ajoute à cela qu’il parle d’un confrère et d’un ami qu’il avait tous les moyens de connaître, et, ce qui n’importe pas moins, qu’il a eu maintes occasions de critiquer fraternellement dans des discussions amicales avant de le faire dans ce livre auquel l’intéressé ne peut plus répondre, et pour cause ! on voit l’intérêt absolument unique, nous y insistons, de ce volume.

Pour prévenir tout malentendu, nous dirons, pourtant, qu’il ne nous paraît pas constituer une introduction à proprement parler à la lecture de Teilhard. Sur ce point, nous sommes pleinement d’accord avec le Père de Lubac lui-même, la meilleure introduction à Teilhard, c’est Teilhard qui l’a fournie, dans Le milieu divin. Et c’est lorsqu’on aura lu l’ensemble de ses œuvres maîtresses à partir de ce volume révélateur entre tous qu’on aura tout profit à se tourner vers l’ouvrage magistral du Père de Lubac pour tenter de résoudre les problèmes, voire les énigmes, que cette lecture aura posés.

Ce livre est un plaidoyer, et nous ne pensons pas que le Père de Lubac en disconviendrait, mais c’est un plaidoyer qui, chose rare, en même temps que suprêmement habile, est scrupuleusement honnête. Ajoutons ceci : quand on voit un homme comme le Père de Lubac, qui a longtemps souffert d’injustes suspicions, se jeter aussi hardiment à l’eau pour justifier un confrère et un ami encore plus attaqué, et certes bien plus difficile à défendre, on doit commencer par saluer pareil acte de courage. On peut penser ce qu’on voudra du procès en cause, mais un tel avocat, comme disent les bonnes gens : « C’est un monsieur… »

Ce qui fait le premier mérite du livre qui est devant nous, comme de tout plaidoyer supérieur, c’est qu’il nous découvre l’envers du décor. Par sa connaissance personnelle de Teilhard, par l’usage qu’il a pu faire non seulement des correspondances déjà publiées, mais de bien d’autres qui ne le sont point encore, le Père de Lubac fait revivre l’homme pour nous expliquer l’auteur.

Evidemment, matériellement, on n’a jamais la possibilité de tout dire et l’on pourra lui reprocher certaines omissions. N’évoquons pas l’ombre fâcheuse de l’ « homme » de Piltdown et bornons-nous à certaines lettres tardives, que tout le monde n’a pas oubliées, sur la notion de la paternité divine considérée comme simple vestige, dans le christianisme, du néolithique.

Ces lacunes, et d’autres du même ordre n’entachent pas sérieusement l’authenticité du portrait de Teilhard, ni surtout l’explication de ce qu’il a voulu faire, qui est ici l’essentiel. Mais l’effet, même réussi, comme c’est le cas, d’un plaidoyer de ce genre n’est jamais tout à fait celui qu’un chacun pouvait en attendre. La fausse image de Teilhard qui est détruite, est en premier lieu celle des contempteurs les plus précipités et les moins intelligents. Mais on peut se demander si ce n’est pas surtout, en fin de compte, celle des disciples, sinon les plus enthousiastes, du moins les plus bruyants.

L’œuvre de Teilhard est une œuvre de spiritualité

C’est ainsi que le Père de Lubac, dût-il par là surprendre beaucoup de gens, et de tous bords, met fort bien en lumière le fait que l’œuvre de Teilhard est d’abord une œuvre de spiritualité, et que cette spiritualité, si originale qu’en soient la présentation et surtout l’application, est en son fond parfaitement traditionnelle. Cela nous semble parfaitement vu.

Mais voilà qui risque de ne pas faire les choux gras même de ceux qui nous le présentent comme le « maître spirituel » de notre temps, mais en l’opposant à Pascal et à tous les tenants d’une infériorité qu’on nous dit désuète, comme celui qui aurait supprimé une fois pour toutes la distinction entre les différents « ordres » (des corps, des esprits et de la charité), et substitué enfin la spiritualité positive, de consécration du créé, que demanderait notre époque, à la spiritualité négative, nous dit-on, des temps passés, absorbés par la croix et la rédemption.

En fait, le Père de Lubac le montre admirablement, loin d’évacuer la croix de la vie chrétienne, ou de la rejeter sur les bords, ce fut peut-être le plus grand mérite du Père Teilhard de montrer que les plus nouveaux acquis de la vision moderne du monde empêchent précisément d’opposer aucune spiritualité « purement » créatrice, aucun humanisme qui ne se voudrait que positif, aux tensions douloureuses, voire à la nécessité de la mort librement acceptée, qui sont au fond du christianisme le plus traditionnel.

Autrement dit, dans la vision d’un monde en devenir qui est devenue la nôtre, et de ce devenir très particulier qui est le sien, opposer encore humanisme et ascèse crucifiante, dynamisme créateur et rédemption douloureuse, cela n’a plus de sens. La croix, le chrétien qui ouvre les yeux sur le monde tel qu’il est, n’a pas à l’y introduire comme par un coup de force : il ne peut plus, simplement, éviter de l’y rencontrer. Mais ce que lui seul, en tant que chrétien, peut apporter au monde qui se révèle de mieux à lui en tant qu’homme, c’est le sens et le contenu sauveur que seule la foi, la foi surnaturelle (mais dont le surnaturel déchiffrera l’énigme finale du monde, loin d’y rien brouiller), vient apporter à cette inéluctable croix. Et cette foi, c’est tout simplement la foi en la résurrection du Christ, entraînant celle du chrétien, et la transfiguration finale du monde autour du Christ total.

A partir de cela, le Père de Lubac nous montrera en détail comment le Père Teilhard de Chardin, en dépit de malentendus où lui-même a pu avoir sa part, entendait bien sauver, avec la transcendance et la liberté du créateur qui est aussi le rédempteur, la liberté de l’homme lui-même, la réalité, non seulement du mal en général, mais de la chute, au sens très précis quoique pas tellement facile à définir en détails que la tradition chrétienne donne à ce mot, et donc de la rédemption…

N’y a-t-il donc plus de problèmes ? Teilhard aurait-il, comme plus d’un de nous l’affirme avec une superbe intolérance, réglé une fois pour toutes, au moins dans ses grandes lignes, le problème de la réconciliation de la vision du monde qui est celle de la grande tradition chrétienne avec celle que la science moderne tend à s’en former ? Le Père de Lubac, tout en soulignant ce que Teilhard a fait pour définir la problématique en cause et proposer des éléments positifs de sa solution, est bien loin de vouloir nous le donner à croire. A plus forte raison est-il éloigné de cet étrange, et si commun, refus a priori de toute critique possible d’un maître que des disciples compromettants veulent absolument nous présenter à la fois comme un sommet de la science positive et rationnelle, et comme un oracle dont le moindre obiter dictum ne saurait souffrir la discussion.

Ne confondons pas « en avant » et « en haut »

Pour le dire d’un mot, le Père de Lubac ne fait pas difficulté à reconnaître ce qu’il y a de particulièrement décevant dans les dernières formulations d’une pensée qui pouvait paraître si riche de promesses : tendance inquiétante à une confusion entre la concentration quantitative des énergies humaines et leur accession à la communion véritable, substitution croissante d’une vision du seul « en avant », à celle de son équilibre nécessaire avec l’ « en-haut », extinction au moins relative de l’attente d’une résurrection toute surnaturelle en son principe dans une aurore futuriste où l’on ne sait ni si l’on doit dire que la Croix s’efface ou bien, au contraire, si la gloire où elle s’absorbe n’est pas celle de l’équivoque « Meurs et deviens » goethéen…

Faut-il voir si, comme le pense le Père de Lubac, simple durcissement des perspectives chez un vieillard légitimement lassé par les luttes et surtout les incompréhensions ? Nous aimerions pouvoir le croire, sans en être tout à fait convaincu. C’est sans doute la rançon d’un plaidoyer qui rassure aussi bien sur l’homme et le religieux en faisant saillir sa personnalité trop peu connue que de rehausser finalement les doutes sur une œuvre dont l’audace était plus belle que suffisants les moyens pour la mener même au terme le plus sûrement désiré.

Teilhard n’a pas fini d’être discuté, et ce livre, le plus beau et le plus profond qu’il ait encore suscité, fera plutôt rebondir la discussion qu’il n’y saurait mettre un terme. Ce qu’il montrera en tout cas à tous, c’est la gravité et la complexité des problèmes que Teilhard a su poser, et qu’il fallait poser. C’est aussi l’inspiration qui fut la sienne, tellement plus haute que celle qui lui a été prêtée, non seulement par certains contradicteurs qui ne lui venaient pas à la cheville, mais par trop de disciples, de la première mais surtout de la onzième heure, dont on aura honte pour lui chaque fois qu’on relira ce livre, admirant au contraire celui qui a inspiré une si lucide fidélité comme celui qui vient d’en porter témoignage.

Louis BOUYER

  1. Dont le R.P. Bouyer a traité dans le dernier numéro de « La France Catholique ».…