■ Qu’est-ce ce qui vous a conduit au chant orthodoxe ?
Nana Peradze : Je suis née en Géorgie, dans une famille orthodoxe, très croyante. Dès l’âge de deux ans j’ai eu mes premières expériences musicales, en approchant le clavier d’un piano. Ma mère dirigeait une chorale, c’était une spécialiste des chants traditionnels. J’ai fait mes études à Tbilissi, au Conservatoire, pour devenir pianiste, mais je poursuivais parallèlement des cours de théologie. Or nous étions sous le joug communiste et, encore à l’époque, il était interdit d’entrer dans une église.
■ Comment cette pression du régime se manifestait-elle ?
Dans les quelques églises qui parvenaient, tant bien que mal, à ouvrir, il y avait peu de fidèles. Nous subissions sans cesse les contrôles du KGB, aussi bien les simples fidèles, que ceux qui répandaient la foi autour d’eux.
Le directeur de mon école m’a interdit de fréquenter régulièrement l’Église, me soumettant à une forte pression pour nous effrayer, ma famille et moi. Ma mère, ainsi que mon frère reçurent même la visite d’agents du KGB, pour qu’ils les informent de ce que je faisais à l’église, du rôle que j’y tenais, mais ma famille a refusé toute collaboration avec eux.
Après la perestroika et la victoire du mouvement national en Géorgie, la liberté religieuse a été restaurée.
■ Quel a été votre cursus au Conservatoire ?
J’ai étudié le piano avec un éminent professeur. Depuis mon enfance j’ai eu l’honneur de recevoir des prix à des concours nationaux, d’obtenir plusieurs récompenses, et de donner des concerts de piano. à présent je compose pour le piano au lieu de faire des concerts, et j’ai résolument choisi le chant.
■ Comment en êtes-vous venue au chant ?
Je ne m’étais jamais intéressée au chant, malgré les nombreuses tentatives de ma mère pour me faire chanter. Mais un jour un professeur de musique, qui était croyant, a réussi à me donner le courage de chanter dans une église. Je me souviens de ce chant, qui s’appelle : « Venez adorons », chanté sur une mélodie géorgienne très ancienne. Autant je n’éprouvais ni intérêt ni envie de chanter des chants folkloriques, autant le chant religieux m’est devenu familier et naturel.
■ Vous êtes aujourd’hui installée en France, qu’est-ce qui vous a conduit dans notre pays ?
J’avais travaillé pendant quelques temps pour la télévision géorgienne comme réalisatrice d’une émission religieuse à caractère pastoral et théologique. Dans ce cadre, j’avais tourné un film sur un monastère orthodoxe de femmes, film qui a été apprécié par un réalisateur suisse. Cette rencontre a permis la réalisation d’un autre film sur les icônes en métal repoussé. Une co-production helvéto-géorgienne. Mon premier contact avec la France est dû à ce film car il a été diffusé par France 2.
À cette occasion j’ai rencontré des membres de l’Église géorgienne de Paris et j’ai monté une petite chorale avec ces émigrés. J’ai multiplié les contacts avec la France et j’ai senti de plus en plus clairement que ma place était dorénavant ici…
C’est un pays que j’aime beaucoup. Je le considère comme ma deuxième patrie.
■ Comment avez-vous organisé vos activités une fois installée en région parisienne ?
À Paris, je me suis vite engagée sur deux fronts :
J’ai approché la communauté serbe orthodoxe de Paris. C’est une communauté importante, vivante et très chaleureuse. À ce moment-là ils avaient besoin d’un nouveau chef de chœur à la cathédrale Saint-Sava et j’ai donc accepté de diriger la chorale Saint-Siméon. Je dirige le chœur depuis l’an 2000, chaque dimanche, lors de la Liturgie. Cette chorale participe aussi à des événements culturels à Paris ou dans le diocèse.
Parallèlement, j’avais envie de faire connaître la polyphonie géorgienne, ses chants religieux et ses chants traditionnels ; j’ai donc monté une deuxième chorale avec des membres de la communauté géorgienne. Pour aller plus loin, en 2006, j’ai créé l’ensemble Harmonie Géorgienne avec des étudiants parisiens issus de la nouvelle émigration géorgienne, mais aussi d’autres nationalités, tous aimant le chant géorgien.
Pour notre premier concert nous avons été accueillis en Serbie, puis nous avons été invités à un festival international, Tchvenebourebi, à Tbilissi. Enfin, nous avons enregistré notre premier CD pour les Éditions Jade. Nous avons également donné de nombreux concerts en France, à Paris, au festival de Chartres et d’autres encore…
■ Vous sortez maintenant un deuxième CD, quelle en est la teneur ?
Ce deuxième CD est la réponse à une question que je me posais depuis longtemps : que pouvais-je faire pour la France, ma terre d’accueil ? Que pouvais-je faire pour partager les fruits de la religion orthodoxe avec la France actuelle, et dans le même temps pour m’en rapprocher davantage ? J’avais envie de chanter en français, afin d’ecclésifier la vie spirituelle à travers le chant, comme l’enseigne saint Justin Popovitch, l’un des grands théologiens orthodoxes du vingtième siècle. Je veux dire par là que chanter en français, c’est s’inscrire dans la vie de l’Église locale, qui exprime la vie de l’Église universelle, au travers de la langue du pays où l’on vit. J’ai alors reçu les encouragements de nombreux amis, mais tout particulièrement ceux du théologien Jean-Claude Larchet. J’ai réuni les plus beaux chants orthodoxes qui existaient déjà en français. J’en ai également adapté d’autres pour cette langue, que j’ai toujours beaucoup aimée, et j’y ai ajouté trois compositions personnelles.
■ Pourquoi ce titre : « Eucharistia » ?
La couverture du CD exprime justement l’essence de cette sélection de chants. Le poisson — ichthos en grec — est le signe de reconnaissance fondamental des premiers chrétiens. L’acrostiche de ce mot grec signifie Jésus, Fils de Dieu, Sauveur.
Le poisson est un symbole de pureté, de vie et d’abondance, et pas seulement pour les chrétiens. Ce symbole est aussi un écho de l’eucharistie, car le poisson est le symbole du Christ, il est un aliment, tout comme le Christ dont nous mangeons le corps, lors de la Sainte Eucharistie. Nous avons choisi un détail d’une fresque qui porte le nom de Gratitude réalisée par un prêtre grec, Stamatis Skliris.
Quant au titre Eucharistia, en grec il signifie « action de grâce, remerciements ». L’eucharistie est le sommet de la vie chrétienne, un moment de communion intime avec le Christ. Par son corps et son sang nous vivons pleinement de sa vie à la fois humaine et divine. Face à ce mystère, y a-t-il une plus belle réponse à apporter que le chant ?
Le chant sacré exprime l’amour pour le Christ, la foi, et la profondeur de la théologie. Il élève l’âme, purifie le cœur, lui donne un sentiment de componction et de joie spirituelle. Toujours il épanouit l’âme emplie de gratitude envers le Seigneur, dont on ressent la grâce dans chaque chant de la Tradition.
■ Vous avez adapté un certain nombre de pièces pour le français, comment ?
Par exemple la pièce 11, L’Ange chanta, composée par Balakirev. Il a fallu adapter les paroles du slavon en français, et harmoniser la structure musicale en accord avec la langue française ; autre exemple du même travail pour la pièce 9 Anaphore eucharistique, de Stankovic, en serbe. Je n’ai pas changé la mélodie, mais j’ai dû lier minutieusement les paroles françaises à la musique, les équilibrer, et les faire correspondre. Un travail de précision et de justesse.
■ Figurent également au programme des compositions personnelles.
J’avais déjà composé pour le piano, des pièces dans un style classique, et aussi des chants en géorgien pour lesquels le Patriarche m’avait donné sa bénédiction pour composer. Ici j’ai été poussée par cette envie de composer en français. J’ai d’ailleurs le projet des chants liturgiques pour tout l’Office dominical. Ce CD comporte déjà trois pièces en ce sens. Ce sont les pièces 12, 13 et 15.
■ Comment composez-vous ?
Sans y penser ! Je ressens une inspiration. Après avoir trouvé le calme de l’âme, après m’être éloignée des pensées mondaines, je peux recueillir alors le fruit de la prière nécessaire à l’élévation. S’ensuit la véritable inspiration, marquée de l’empreinte de la théologie, le fruit de la vie spirituelle. Une mélodie se présente, survient comme une inspiration que je ne maîtrise pas…Je la retranscris vite au piano pour ne pas l’oublier, puis je retravaille l’harmonisation des voix. L’harmonisation aussi me vient presque sans effort, j’entends toutes les voix avant de les écrire, ensuite je les écris sur la partition selon les règles de l’écriture musicale.
■ Comment le chœur Harmonie Géorgienne est-il structuré ?
Le chœur est composé de huit chanteurs plus moi-même. Il est modulable en fonction du répertoire. Pour les chants folkloriques, huit chanteurs; parfois pour le chant orthodoxe trois ou quatre chanteurs. C’est une structure légère, facilement mobilisable pour un concert et ses répétitions. Dans le CD le chœur est constitué de deux femmes et deux hommes, un Serbe, une Russe, un Géorgien et moi-même.
■ Quelle différence faites-vous entre chants folkloriques et le chant orthodoxe ?
Musicalement, le chant folklorique géorgien et le chant sacré ont la même racine. Cependant le premier est plus émotionnel et exprime les grands thèmes humains : la joie, l’amour, l’amitié, la souffrance, la nostalgie, la guerre… il fait éprouver toute la palette des sentiments. Le chant folklorique exprime davantage les sentiments de l’âme tandis que le chant religieux exprime ce qui relève de l’esprit. Dans la tradition du chant géorgien, il y a trois voix symbolisant la Sainte Trinité. L’un des anciens chants traditionnels a été choisi par l’Unesco pour être envoyé dans l’espace avec deux autres chefs-d’œuvre de la musique, pour représenter le génie de la race humaine.
Le chant orthodoxe s’inscrit dans une grande histoire. C’est un chant universel, précieux pour l’humanité entière, car il diffuse beaucoup de lumière et de pureté.
La simplicité du chant sacré le rapproche de la prière. Il doit venir du cœur, de l’âme, et de l’esprit. Et il répond à la plus belle des missions : faire descendre le ciel sur la terre.
Une belle rencontre à la librairie L’Age d’Homme
http://levalois.blogspot.fr/2013/09/une-belle-rencontre-la-librairie-lage.html
http://www.orthodoxie.com/sur-le-web/un-entretien-avec-nana-peradze/