Sous le titre « Chef d’œuvre », le Wall Street Journal analyse régulièrement une grande œuvre. L’auteur, un spécialiste choisi, nous invite à nous arrêter, à admirer, et à apprécier. Il faut que les catholiques également sachent s’arrêter et méditer sur les chefs d’œuvre, qui d’abord leur appartiennent, sinon en droit, au moins par dévotion. Ils nous aident dans notre vocation à être des contemplatifs.
Dans cet esprit, The Catholic Thing place les grandes œuvres sous la rubrique générale : « digne d’attention ». Je voudrais ici examiner avec vous l’épitaphe que saint Thomas More composa pour sa propre tombe (à Chelsea) pendant l’été 1532, trois ans avant sa mort – c’est-à-dire, avant son emprisonnement mais juste après qu’il eut résigné son office de Grand Chancelier. Il l’écrivit en prose, en latin, mais il conclut par dix lignes en vers. C’est un petit chef d’œuvre, d’environ 700 mots dans la traduction.
Une épitaphe (littéralement « ce qui est placé sur la tombe ») écrite pour soi-même est un genre étrange. Cela semble présenter une évaluation de votre vie comme du point de vue de Dieu. Aussi, toute vanité, toute posture seront immédiatement évidentes pour autrui, bien que l’auteur puisse ne pas s’en apercevoir. De plus, pour être authentique, elle doit être le fruit de l’intériorité, de l’auto-examen en présence de Dieu. Pourtant il est difficile de faire partager publiquement une chose aussi intime.
More évite les postures et la falsification en présentant sa vie, jeunesse et vieillesse, comme vue par deux pères. Après un paragraphe d’ouverture où il rend compte de façon très factuelle de ses capacités et de ses fonctions, il fait mémoire de son père. Ainsi explique-t-il que, depuis sa jeunesse, il avait vécu sa vie pour satisfaire les bonnes intentions de son père terrestre :
In hoc officiorum vel honorum cursu quum ita versaretur, ut neque princeps optimus operam eius improbaret, neque nobilibus esset inuisus, nec iniucundus populo, furibus autem homicidis, hæreticisque molestus, pater eius tandem Ioannes Morus eques, et in eum iudicum ordinem a principe cooptatus qui regius confessus vocatur, homo ciuilis, suauis, innocens, mitis, misericors, æquus et integer, annis quidem grauis sed corpore plus quam pro ætate viuido, postquam eo productam sibi vitam vidit ut filium videret Angliae Cancellarium, satis in terra iam se moratum ratus, libens emigrauit in celum.
Quand il eut ainsi parcouru toute cette carrière de fonctions ou d’honneurs, sans que ce gracieux prince pût désavouer ses actes, sans qu’il se fût rendu odieux à la noblesse ni désagréable pour le peuple, tout en étant l’affliction des voleurs, meurtriers et hérétiques, finalement, John More, son père, chevalier et choisi par le prince pour être l’un des juges du Banc du Roi, homme civil, affable, débonnaire, noble, miséricordieux, juste et intègre, âgé en années, mais pour le corps, plus qu’on ne l’eût attendu de son âge, robuste, quand il vit que sa vie tant se prolongeait, qu’il vit son fils Grand Chancelier d’Angleterre, pensant que lui-même maintenant avait assez vécu, plein de joie il s’en alla vers Dieu.
Oui, nous avons besoin de lire ce paragraphe en comprenant que nous n’avons pas à être scandalisés du fait qu’il estimait juste de persécuter les hérétiques. Nous avons besoin aussi de nous familiariser avec les usages du vieil anglais : « disalow » ici signifie « ne pas réussir à accepter avec plaisir » et « lusty » signifie « vigoureux », « fort ». Et puis nous ne pouvons pas manquer de remarquer l’humour caractéristique de More, par exemple quand il dit qu’il était l’affliction de la bonne espèce de personnes, ou, comme nous le dirions, « vous devez avoir les bons ennemis ».
Mais outre que c’est une gracieuse façon de remercier et d’honorer son père dans ce passage, More personnalise sa carrière, comme pour dire que si dans une autre vie son père avait été content d’avoir été un simple commerçant, More en eût été satisfait aussi bien – juste comme aujourd’hui de sages personnes donnent ce conseil à ceux qui doivent choisir un métier : « Qu’est-ce qui rendrait vos parents heureux ? »
Ensuite dans l’épitaphe vient ce que je considère comme le détail le plus étonnant, une confession de la façon dont More voyait sa propre vie, ce qui prouve qu’il écrit d’après une intime connaissance de soi.
Quand son père mourut, il cessa de se voir comme un jeune homme pour se voir lui-même comme un vieil homme :
At filius defuncto patre, cui quam diu supererat comparatus, et iuuenis vocari consueuerat et ipse quoque sibi videbatur, amissum iam patrem requirens, et ex se liberos quattuor ac nepotes undecim respiciens, apud animum suum cepit persenescere, Auxit hunc adfectum animi subsecuta statim velut ad petentis sonij signum pectoris valetudo deterior. Itaque mortalium harum rerum satur, quam rem a puero pene semper optaverat, ut ultimos aliquot vite sue annos obtinere liberos, quibus huius vite negotijs paulatim se subducens, future posset immortalitatem meditari, eam rem tandem (si choeptis annuat Deus) indulgentisssimi principis incomparabili beneficio resignatis honoribus impetrauit.
Son fils donc, son père étant mort, auquel, aussi longtemps que dura sa vie il se comparait, et avait l’usage de s’appeler le jeune et lui-même se considérait aussi, dans le regret du départ de son père maintenant, et considérant les quatre enfants de lui, et de leur descendance, onze, commença à se sentir vieux ; et ce sentiment fut accru par une certaine disposition morbide de sa poitrine comme un signe ou une marque de l’âge qui se glissait en lui. Lui, donc, lassé des affaires du monde, ce que depuis l’enfance d’une certaine façon il souhaitait et désirait : qu’il pût avoir quelques années de sa vie libres dans lesquelles se retirant peu à peu lui-même des affaires de cette vie, renonçant à son avancement, il pût sans cesse avoir à l’esprit l’immortalité de la vie à venir, cela enfin (plaise à Dieu de favoriser l’ entreprise) il l’obtint, en résignant ses charges et honneurs, de l’incomparable bienveillance du prince le plus noble.
Son père lui manquait ; il avait perdu sa jeunesse, et il commençait à remarquer quelque chose au-dedans de lui, qui l’appelait aussi hors de cette vie. Et pourtant cette nouvelle période était dans la continuité de sa vie, c’était, la chose que depuis l’enfance d’une certaine façon il avait toujours souhaitée et désirée. C’était More le jeune enfant vivant sans souci en présence de son Père, Dieu.
Dans le paragraphe de clôture il donne la signification de sa sépulture :
hoc sepulchrum sibi quod mortis eius nuncquam cessantis adrepere quotidie commone faceret :
que ce sépulcre chaque jour lui rappelle la mort qui ne cesse jamais de ramper vers lui.
Il demande donc à chacun qui lit cette inscription de prier pour lui :
Quod ne superstes frustra sibi fecerit, none ingruentem trepidus mortem horreat, sed desiderio Christi libens opetat, mortemque ut sibi non omnino mortem sed ianuam vitae felicioris inueniat, precibus cum piis lector optime spirantem precor defunctumque prosequere.
pour qu’il n’ait pas fait, encore vivant, cette tombe en vain, ni que tout tremblant il prenne peur à l’approche de la mort, mais pour qu’il la désire de plein gré, par désir du Christ, et qu’il trouve une mort pour lui qui ne soit pas du tout la mort mais la porte d’une vie plus heureuse, ô lecteur très bon, je te demande de l’accompagner de tes pieuses prières vivant et mort.
Il montre donc ainsi qu’il croyait finalement que les prières pour le temps passé pouvaient aussi avoir pouvoir.
Les lignes finales, en vers latins émouvants, sont pour ses deux veuves, Jane (morte prélaturément) et Alice :
Charior incertum est, haec sic an haec fuerit.?
O simul O iuncti poteramus vivere nos tres ,
Quam bene, si factum religioque sinant.
At societ tumulus, societ nos obsecro coelum,
Sic mors, non potuit quod dare vita, dabit.
.
La plus aimée, je ne sais – celle-ci ou celle-ci.
Oh si ensemble, oh si unis nous avions pu vivre nous trois,,
Quel bien si la religion et les faits le permettaient.
Mais que la tombe associe, qu’elle nous associe j’en adjure le ciel,
Ainsi la mort, ce que la vie n’a pu donner, le donnera.
Source : https://www.thecatholicthing.org/2018/09/04/masterpiece-st-thomas-mores-epitaph
Michael Pakaluk, universitaire et ordinaire de l’Académie pontificale Saint Thomas d’Aquin, est professeur à la Busch School des Affaires et des Sciences économiques à l’Université Catholique d’Amérique. Il vit, avec son épouse Catherine, également professeur à la Busch School, et leurs huit enfants à Hyattsville. Son dernier livre sur l’évangile de Marc, Mémoires de saint Pierre, paraîtra à Regnery Gateway en mars 2019.