Des saints pour aujourd’hui ?
Non, il ne s’agit pas, pour céder à la mode, d’exercer sa créativité au point d’inventer un type de sainteté radicalement différent de celle que l’Eglise a produit avec grande abondance en vingt siècles. Cet article veut seulement répondre à quelques questions qui, elles, sont bien actuelles, dans la perspective d’une vision plus riche de la sainteté.
LES SAINTS SONT-ILS UNE SOLUTION POUR L’EGLISE D’AUJOURD’HUI ?
Personne ne nie plus que le christianisme soit en crise. Par ceux-là mêmes qui s’y réfèrent encore, sa foi, sa morale, ses sacrements sont non seulement mis en question, ce qui ne serait pas forcément un mal, mais soumis à des attaques et à des interprétations qui les vident de leur raison d’être. D’autre part, le nombre des chrétiens croyants et pratiquants comme de ceux qui se consacrent entièrement au Christ dans le sacerdoce ou la vie religieuse baisse à une cadence qui s’accélère tous les jours. Enfin, dans une désinvolture de plus en plus grande à l’égard de l’autorité, des divisions s’accentuent, s’organisent et déchirent l’Eglise. Crise de croissance, mutation ou fléchissement des valeurs chrétiennes, on peut se le demander ; mais il convient plus encore de chercher les moyens d’en sortir.
D’abord, pas d’affolement ! L’Eglise a vu d’autres secousses, quoique sans doute pas de beaucoup plus graves, au cours de sa longue histoire.
C’est pourquoi il ne faut pas réclamer des saints comme un remède-miracle au sens banal du mot, ni comme des spécialistes doués par eux-mêmes pour résoudre les situations désespérées. L’Eglise a reçu du Christ la promesse que les forces de l’enfer ne prévaudraient pas contre elle. Il a dit aussi : « Ne craignez pas, petit troupeau, j’ai vaincu le monde ». C’est le Saint-Esprit et lui seul qui agit dans l’Eglise, mais il agit à travers tous les Chrétiens qu’il illumine et fortifie. Or certains sont plus avantagés par lui, de telle façon qu’ils puissent partager avec les autres leur surabondance de puissance salvatrice.
Les saints sont ces envahis du Saint Esprit. Ils le communiquent invisiblement en raison de ce qu’on appelle, justement, la communion des saints. Cette influence est fondamentale, et c’est en elle qu’il faut mettre avant tout notre espérance pour un renouveau de l’Eglise. Mais les saints agissent aussi de façon visible, et cela n’est pas négligeable. Aujourd’hui plus que jamais, les hommes, même chrétiens, ne se contentent pas de théories pures ; ils réclament un témoignage, pas seulement de vertus humaines, encore que ce puisse être une bonne introduction, mais d’une vie inspirée par l’amour de Dieu.
S’il y a crise de la foi, c’est que nous avons manqué de ces saints qui, en d’autres périodes, en avaient assimilé si profondément les lumières qu’ils en vivaient, et en même temps l’approfondissaient et la promulguaient. Il nous faut de saints docteurs, comme Athanase bien sûr, rude combattant des hérésiarques du IVe siècle, mais aussi comme Hilaire et Augustin en notre Occident, sans oublier ceux de l’Orient : Grégoire de Nazianze, Grégoire de Nysse, Basile.
Si notre morale vacille, ce n’est pas seulement parce que nous avons du mal à y insérer les premiers résultats des sciences humaines, mais parce que nous n’avons pas de Jean Chrysostome, de Thomas d’Aquin ou d’Alphonse de Liguori pour, à la fois, la vivre héroïquement et en donner une nouvelle systématisation.
Si la prière se perd dans une action plus ou moins engagée selon le Christ et de moins en moins contemplative, c’est que nous n’avons pas de Thérèse d’Avila et de Jean de la Croix, à la fois mystiques et écrivains spirituels.
Qu’on ne s’y trompe pas cependant : à côté de ces témoignages spectaculaires, celui, plus caché mais finalement dévoilé, des saints sans littérature, mais de foi totale, de comportement fidèle et de prière incessante, ne fut pas moins efficace en chaque siècle de l’Eglise. D’un rayonnement peut-être intellectuellement plus limité, il s’étendit de cercle en cercle jusqu’aux extrémités de la terre. Que l’on songe à Vincent de Paul, au Curé d’Ars, à Thérèse de Lisieux !
Mais pourquoi Dieu nous laisse-t-il manquer des saints qu’il a prodigués aux siècles précédents ? On se permet ici une hypothèse. Dans les crises anciennes, le peuple de Dieu a eu peur et dans une attitude de confiance en Dieu qui, elle, n’était pas altérée, il s’est tourné vers le Seigneur et a fait entendre son cri. Qu’on se souvienne des ardentes prières qui montaient de toute la chrétienté au moment du grand schisme d’Occident ! Peut-être les chrétiens d’hier et d’aujourd’hui se sont-ils trop endormis dans une fausse sécurité. La stabilité des dogmes, la valeur des commandements et le recours toujours possible aux sacrements, même s’ils n’inspiraient pas vraiment leur vie, ne leur semblaient pas en danger.
La crise, fruit peut-être de leur générosité trop limitée, a commencé insidieusement. Ils ne l’ont pas vu venir. Elle a pris toute son ampleur avant qu’ils ne réagissent et suscitent d’au milieu d’eux, par leurs angoisses et leurs prières, les saints qui seuls pouvaient leur trouver une solution. Mais il n’est pas trop tard ; il n’est jamais trop tard dans une Eglise animée de l’Esprit Saint, pour faire monter vers Dieu cette prière inspirée d’une ancienne formule pour les vocations sacerdotales :
Seigneur, donnez-nous des Chrétiens, donnez-nous des Chrétiens qui soient saints.
DE QUEL GENRE DE SAINT L’EGLISE A-T-ELLE BESOIN AUJOURD’HUI ?
La question n’est ni oiseuse ni impertinente. Dieu sans doute sait bien ce qu’il a à faire; mais les saints sont d’autant plus immédiatement efficaces qu’ils sont reconnus comme tels par leurs contemporains. C’est pourquoi, pris parmi les hommes pour le service des hommes, ils ont, suivant les siècles, une coloration différente qui manifeste heureusement l’infinie richesse des dons de Dieu.
Le saint d’aujourd’hui assumera les aspirations des chrétiens d’aujourd’hui : le désir de fraternité universelle (qui, certes peut prétendre à remplacer dangereusement l’amour de Dieu lui-même, mais qui est une heureuse reviviscence du second commandement, si essentiel à la morale chrétienne), l’intériorité et l’authenticité de toute attitude religieuse, le goût de la Parole de Dieu. Il partagera même dans une certaine mesure, l’intérêt porté au monde, un certain besoin de changement, l’absence de toute naïveté dans l’interprétation des signes éventuellement donnés par Dieu, la préférence accordée aux petits groupes de chrétiens ; mais il relativisera tout cela, en percevant les limites et en le rapportant toujours au dessein de Dieu. C’est sur le bénéfice de ces remarques qu’il faut attendre spécialement les saints qui naîtront dans les générations montantes.
Mais, instrument de Dieu auprès des hommes, le saint d’aujourd’hui devra, dans une certaine mesure, s’opposer aux hommes d’aujourd’hui, car ceux-ci, comme leurs devanciers, ont besoin d’être réveillés par les lumières et les exigences divines. Sans cela, ils se donneront eux-mêmes des saints, ou, si l’on veut, des chrétiens vedettes en lesquels ils se retrouveront avec leurs élans et leurs insuffisances, mais qui n’actualiseront que très mal la présence de Jésus-Christ au monde. On en a eu, depuis quelques dizaines d’années, des exemples parfois sympathiques, mais aussi inquiétants.
C’est pourquoi le saint d’aujourd’hui sera essentiellement celui qui vivra avec l’Autre et de l’Autre. L’Autre, c’est Dieu. On peut l’aimer et être aimé de lui, mais à la condition de ne pas mettre en question son altérité. Certes on le retrouve en tout et en tous ; mais il est réalité distincte au-delà de tout ce qu’il a créé. Certes, il est à l’origine de tous les élans de l’homme, mais ne se confond pas avec eux ; il comble ses aspirations, mais il les dépasse. Le saint de toujours est celui qui a perçu cette transcendance de Dieu, non comme une notion philosophique, mais comme quelque chose qui l’a bouleversé. Le saint d’aujourd’hui c’est celui qui de plus a pris conscience que cette découverte n’avait pas été faite par beaucoup de chrétiens et qui en souffre comme d’une offense à Dieu et comme un terrible manque à gagner pour les hommes.
Le saint, c’est celui qui, dans sa recherche de ce Dieu qui lui est si nécessaire et qu’il ne peut ni imaginer, ni concevoir adéquatement, accueille avec joie et sans intellectualisme excessif les initiatives que Dieu a prises pour entrer en contact avec les hommes. Il utilise certes toutes les ressources de l’histoire, de l’exégèse et de la critique pour explorer la Révélation, mais refuse toutes les tentations d’aujourd’hui pour n’y voir qu’une expression de l’homme lui-même. Sachant que l’amour n’est possible que moyennant une certaine similitude entre les êtres qui s’aiment, le Dieu fait homme, c’est-à-dire le Christ Jésus, est l’objet de toute sa tendresse. Celui-ci n’est pas pour lui seulement un symbole, la figure d’une humanité en marche, mais Quelqu’un, à la fois circonscrit concrètement dans l’histoire et vivant aujourd’hui en son état (le Ressuscité, chef d’un grand corps qui est l’Eglise, mais ne se confondant pas totalement avec elle).
Cette Eglise, avec une lucidité toute moderne, il en voit les déficiences, mais il l’aime comme le seul lieu où concrètement il puisse rencontrer le Christ. Il accepte donc d’être éclairé et dirigé par elle. En dehors d’elle, il aurait trop peur de donner le nom de Jésus à autre chose que lui et donc de perdre toute possibilité d’un dialogue d’amour avec lui. C’est ce qui lui fait aussi utiliser les sacrements institués par le Christ pour objectiver et garantir tous les rapports avec lui dans la matérialité même des signes. Il ne se sépare pas en particulier des saints des six derniers siècles qui ont trouvé dans la contemplation eucharistique le meilleur moyen d’établir avec le Christ un rapport de personne réelle à personne réelle.
Alors profondément inséré dans les problèmes de son temps, le saint d’aujourd’hui ne considère pas le monde comme un absolu. Dieu seul en Jésus Christ, par l’Esprit Saint, dans l’Eglise, est le but de toute vie individuelle comme de l’histoire. Il travaille avec ses frères dans tous les domaines au progrès, mais ne l’écrit pas avec un grand P ; il sert le monde, mais en lui laissant sa minuscule, car beaucoup de choses doivent périr et ne subsistera que l’amour, c’est-à-dire la relation avec Dieu, et ce qu’il aura pu soulever de réalité créée.
COMMENT SUSCITER DES SAINTS AUJOURD’HUI ?
Les saints s’ignorent, mais ne se sont jamais recrutés que parmi les chrétiens désireux de le devenir, c’est-à-dire non pas d’acquérir orgueilleusement toutes les vertus, mais de s’ouvrir aussi complètement que possible à l’action divine. Pourquoi, au lieu de chercher autour de nous des sauveurs, ne pas nous mettre nous-mêmes sur les rangs de cette sorte de saints ? Il arrivera ce qu’il arrivera ! Nous ne serons pas tous canonisés, mais nous aurons tous travaillé au rayonnement de l’Eglise et au salut des hommes.
Les moyens ? Là il faut reconnaître qu’ils sont plutôt traditionnels. La prière d’abord, oui, mais terriblement plus abondante que dans la vie des chrétiens ordinaires. Pas de prière, pas de sainteté ! Dieu est poli et n’entre chez nous que les portes ouvertes, or celles-ci prennent du temps à tourner sur leurs gonds rouillés. Mais où l’originalité peut s’en donner à coeur joie, c’est dans la forme. Il serait bien nécessaire que les saints d’aujourd’hui inventassent de nouveaux modes de prière, soit en remplaçants les anciens fatigués par l’usage, soit en leur redonnant vigueur par un accent tout nouveau.
Et puis pénitence ! Sous ce mot, c’est toujours la Croix qu’il faut faire entrer dans notre vie pécheresse, c’est toujours une participation à la passion du Christ, pour son corps qui est l’Eglise. Mais là aussi les modalités doivent changer, non pas pour multiplier les adoucissements, ni pour rejeter tout geste un peu concret, mais pour rejoindre la vie et ses déficiences d’aujourd’hui. Le simple fait de ne pas biaiser avec les exigences morales exprimées par le Christ et l’Eglise est une ascèse qui devient de plus en plus difficile.
Il y a aussi l’espérance que la sainteté médiocre d’un chacun peut parfaitement susciter dans les autres une sainteté de « grand format » : la modeste flamme de l’allumette qui embrase le feu.
A ce niveau, le problème de l’ancien et du nouveau est dépassé. Il ne s’agit plus que de docilité à l’Esprit Saint qui veut sauver le monde d’aujourd’hui comme celui d’hier.
Mgr Maxime CHARLES
(1971)