29 MARS
La question de l’attitude de Pie XII pendant la seconde guerre mondiale est récurrente depuis le scandale provoqué par la pièce Le Vicaire au début des années 60. À plusieurs reprises j’ai dû intervenir sur le sujet, notamment au moment de la sortie du film Amen de Costa-Gavras. Il faut bien constater qu’un mythe est désormais solidement ancré dans l’opinion. Et qu’il est véhiculé dans les médias sans aucune distance critique. Toute une littérature pamphlétaire, qui se targue d’histoire, ne cesse d’alimenter un procès à charge où la défense se trouve récusée. Seule une recherche historiographique sérieuse est susceptible de nous sortir de cette névrose, même s’il lui est difficile d’échapper aux tensions idéologiques et aux lourds préjugés du soupçon. J’ai reçu la traduction française d’un universitaire de Münster, Hubert Wolf, spécialiste des rapports de l’Église avec les totalitarismes (Le Pape et le Diable, éditions CNRS). L’auteur a pu bénéficier de l’ouverture des archives du Vatican concernant le pontificat de Pie XI et peut offrir ainsi quelques pièces importantes du dossier, antérieures à la guerre. Le futur Pie XII est suivi dans ses missions successives de nonce à Munich puis à Berlin, puis de secrétaire d’État au Vatican. Wolf a sérieusement travaillé et son interprétation des faits et des intentions nous change heureusement d’une certaine littérature partisane.
Nous sommes confrontés à une complexité qui, a posteriori, peut déconcerter, car nous voudrions, forts de l’épouvantable expérience du nazisme, que les choses aient été d’emblée aussi tranchées que possible. Or, nous constatons des tâtonnements ainsi que la difficulté pour l’Église catholique d’adopter l’attitude de résistance que nous souhaiterions. Entre diplomatie et affirmation des convictions, la ligne de conduite paraît sinueuse. L’opposition mise en valeur par Hubert Wolf entre ze lanti, c’est-à-dire défenseurs rigoureux de la doctrine, et politiques, c’est-à-dire partisans d’une marge de manœuvre diplomatique, apparaît pertinente, éclairante, mais jusqu’à un certain point. Je ne suis nullement persuadé que Pacelli privilégiait la politique par principe et par tempérament. On lui fera plutôt reproche après la guerre de son inflexibilité doctrinale. Je suis en désaccord avec une formule selon laquelle il y aurait chez lui « priorité claire de la diplomatie sur le dogme ». Sauvegarder les dispositions concordataires au service de l’autonomie de l’Église, cela ne consiste pas à mettre en veilleuse ses convictions mais à tenter de donner à celles-ci des moyens d’expression et d’action. La difficulté demeure néanmoins de mesurer si le minimum de compromis politique dans un cadre totalitaire et violent n’aboutit pas à brider la liberté de la foi et l’exercice de la charité concrète.
Néanmoins, Wolf démontre , au cours du pontificat de Pie XI, une montée en crescendo vers une opposition de plus en plus frontale de l’Église au nazisme et à son action persécutrice. Le Saint-Office, pourtant mal considéré généralement par notre historien, préparera un document très rigoureux contre le racisme nazi, qui se présente comme une sorte de Syllabus antitotalitaire.
La publication des deux encycliques Divini Redemptoris contre le communisme et Mit brennender Sorge contre le nazisme empêchera la parution de ce Syllabus, mais ses arguments y seront repris. Par ailleurs, le fameux livre de l’idéologue du régime, Alfred Rosenberg, Le mythe du XXe siècle, sera mis à l’index par le même Saint-Office, ce qui ne sera pas le cas de Mein Kampf probablement pour différer un affrontement direct avec Hitler.
Au total, il n’est pas possible d’affirmer que le cardinal Pacelli s’est distingué par une volonté accommodatrice par rapport au régime avec lequel il avait à négocier. Les évêques allemands les plus fermes à l’égard du nazisme et de ses exactions sont ses hommes de confiance. Wolf montre bien sa proximité avec Mgr Von Galen dont il fera, après guerre, un cardinal et dont il connaissait par cœur les fameux sermons antinazis. Pacelli est aussi le principal responsable de la rédaction de Mit brennender Sorge. J’aurais aimé en apprendre un peu plus à ce sujet, notamment concernant la proclamation de ce texte dans toutes les églises d’Allemagne.
Enfin, il faudrait tirer la leçon de tout ce qui est dit par Wolf de l’attitude du Vatican par rapport au judaïsme et à la persécution des juifs. Le chapitre qui concerne l’histoire du groupe intitulé « Les amis d’Israël » m’a beaucoup intéressé car, même si le sujet ne m’était pas inconnu, je ne possédais pas les éléments exhaustifs qui sont rapportés. Il apparaît ainsi que, dans les années 20, un mouvement se dessine dans le catholicisme en faveur d’un rapprochement avec le judaïsme et qu’il aurait pu aller très loin, c’est-à-dire aux conclusions qui seront celles de Vatican II, s’il n’avait été freiné et même barré à cause des craintes d’une partie de la hiérarchie. Il s’agissait déjà d’exprimer la proximité de l’Église catholique avec Israël parce que « le Christ est le premier né, la vérité et la quête d’Israël ». Les animateurs du groupe ont rapidement conclu à la nécessité d’amender la prière du Vendredi Saint dont les termes étaient blessants pour les juifs. C’est alors que le cardinal Merry del Val, qui dirige le Saint-Office, réagit vigoureusement, discernant dans cette initiative un désaveu de la doctrine traditionnelle. Pourtant une autre congrégation romaine, celle des Rites, avait déjà formulé un avis favorable. Mais Pie XI ratifia celui de Merry del Val, et l’association des Amis d’Israël fut dissoute. L’affaire aboutit néanmoins à une condamnation de l’antisémitisme par le Saint-Office avec approbation formelle du Pape. Wolf, qui n’a aucune indulgence pour Merry del Val, souligne l’intérêt de cette condamnation, car « nul ne pouvait s’attendre à la prise du pouvoir des nationaux-socialistes en Allemagne qui allait faire de l’antisémitisme racial le programme de leur gouvernement ou au tournant antisémite du fascisme italien à la fin des années 30 ». Et Wolf de conclure : « L’insistance du Pape à condamner nommément la haine raciale montre avec quelle lucidité Achille Ratti suivait les évolutions des idéologies du XXe siècle. À l’époque, d’autres dirigeants politiques et religieux ne cernaient pas les difficultés avec autant de clairvoyance. »
2 AVRIL
Post-scriptum à ma lecture d’Hubert Wolf. Nous ne nous imaginons pas dans quelle situation se trouvaient les catholiques et les évêques allemands sous le nazisme. Le régime leur faisait la vie dure et la persécution n’a cessé de s’abattre sur les institutions ecclésiales, les religieux, les prêtres. Pour avoir une idée de tout cela, il faut lire la biographie du cardinal Clemens August von Galen, surnommé « le lion de Münster » et maintenant bienheureux dans le ciel. Dès 1933, il proteste contre les violations du concordat. En 1934, il publie une lettre pastorale condamnant la Weltanshaung néopaïenne du nazisme : « Une nouvelle et néfaste doctrine totalitaire qui met la race au-dessus de la moralité et le sang au-dessus de la loi ». Sa lutte contre l’idéologie, dont Rosenberg est le théoricien, est constante. D’ailleurs von Galen a publié une étude contre Le mythe du XXe siècle et l’a fait diffuser partout. Du coup Rosenberg débarque en personne à Münster et tente de provoquer un soulèvement contre l’évêque, mais ce dernier rassemble 20 000 fidèles lors d’une procession où le peuple catholique signifie son soutien à son pasteur. Pacelli soutient celui-ci par une adresse à Ribbentrop et, sur son ordre, l’Osservatore Romano, attaque Rosenberg comme le destructeur du christianisme le plus enragé et le plus sacrilège. Jamais l’appui du secrétaire d’État puis du pape Pie XII ne manquera à von Galen. C’est encore l’évêque de Münster qui fera imprimer clandestinement 120 000 exemplaires de Mit brennender Sorge pour son diocèse. Il aura à se battre contre le séquestre des maisons religieuses, la déportation du clergé, affrontant directement les sbires de la Gestapo. Il les traitera de « voleurs et de brigands ».
Après ses trois sermons fameux contre l’extermination des handicapés – à noter qu’il parle également à cette occasion des personnes d’une race différente, d’une origine différente, qui sont elles aussi supprimées – certains responsables nazis parlent de le faire pendre. Goebbels dissuadera Hitler de le faire exécuter par précaution. Mais c’est pour reporter cette échéance « après la victoire finale, car alors le Führer réglera ses comptes jusqu’au dernier centime ». Qui sait cela aujourd’hui ? Qui sait que les initiatives les plus courageuses des évêques allemands furent toujours encouragées par le Pape, qu’il s’appelle Pie XI ou Pie XII ? (Je dois ces quelques notes à un cahier de l’École cathédrale publié par Parole et Silence, intitulé Le temps de l’écoute, avec un article signé par le père Thierry Knecht.)