Étant donnée l’histoire du communisme en Russie, en Chine et ailleurs, nous avons de bonnes raisons de craindre que le gauchisme politique ait des tendances totalitaires, même lorsque les gauchistes en question se trouvent être des Américains. C’est ainsi, mais il y a un autre danger au-delà de la menace de tyrannie. Je vous demande un peu de patience pendant que j’essaie de vous expliquer.
Il y a une odeur de totalitarisme dans les nombreux efforts faits par les gauchistes de nos jours pour réprimer certaines manifestations de la liberté de parole et de la liberté de conscience. On nous dit que « le discours de haine » ne mérite pas la protection qui est normalement accordée à toutes les autres sortes de discours. Parce que le discours de haine, à la différence du discours scientifique et de la pornographie (apparemment), est vraiment nuisible.
On nous dit également que lorsque quelqu’un s’engage dans un discours de haine raciste, cela nuit vraiment sérieusement, directement et indirectement, aux Afro-américains et autres « gens de couleur ». Et ce préjudice est plus grave que celui qui est fait, disons, par les pickpockets. C’est la même chose pour le discours de haine homophobe. Si nous pouvons bannir le vol à la tire, pourquoi ne pas bannir le discours de haine ?
Nos gauchistes sont d’accord, au moins sur la proposition abstraite, que la liberté de conscience est une excellente chose. Mais si votre conscience vous dit, à vous membre du Ku Klux Klan, de frapper un Noir, est-ce que nous autres, et la loi, doivent respecter votre liberté de conscience ? Bien sûr que non.
Mais si votre conscience vous dit de ne pas confectionner de gâteau de mariage pour une cérémonie de mariage entre personnes du même sexe, est-ce différent ?
Certains d’entre nous (moi, par exemple) pensent que nous détectons des formes embryonnaires de totalitarisme dans cette croisade gauchiste contre le discours de haine et la liberté de conscience. D’autres (gauchistes) pensent que les gens comme moi sont des dinosaures en matière de morale, qui essaient de bloquer un mouvement merveilleux qui est « du bon côté de l’histoire ».
Pourtant, qu’il me soit permis de suggérer que ce totalitarisme n’est pas l’ultime objectif des gauchistes. L’objectif final est l’anarchie. Le totalitarisme est une étape intermédiaire entre l’horrible présent et l’idéal anarchiste de liberté totale.
Il y a certaines œuvres russes que chacun devrait lire : Guerre et Paix, Anna Karénine, Crime et châtiment, Les frères Karamazov, Pères et fils, ainsi que État et révolution de Lénine. Dans le dernier ouvrage cité, écrit pendant l’année de la révolution (1917), Lénine explique comment l’État moderne (un État qui sert les intérêts des capitalistes) devra être remplacé par un nouvel État, la dictature du prolétariat. Mais cette dictature ne sera rien de plus qu’un expédient temporaire. Le moment venu, elle « se fanera » (une expression de Lénine empruntée à Engels), et il n’y aura plus d’État du tout. Il n’y aura plus que des individus libres organisés en associations de volontaires. Le paradis sur terre.
On subodore que Staline a vraiment apprécié cette dictature brutale. Il ne s’est probablement pas dit : « Je déteste tuer tous ces gens, mais je n’ai pas le choix puisque nous devons finalement avoir l’État qui se fanera et laissera la place à l’anarchie. » Pourtant, c’est la justification qu’il aurait donnée pour ses crimes. Un totalitarisme brutal est le nécessaire prélude à l’anarchie bénie.
Pour comprendre le gauchisme, donc, que ce soit aux États-Unis ou dans d’autres pays, il ne faut pas se contenter de regarder ses impulsions totalitaires, qui sont indéniablement présentes, mais regarder son idéal ultime, une société anarchiste. Quel est l’idéal anarchiste ? Détruire quatre choses : la famille, l’Église, l’État et le capitalisme. Tous les quatre, selon le point de vue marxiste, restreignent l’individu et inhibent sa liberté. La société idéale commencera le matin suivant leur destruction.
Pendant environ le dernier demi-siècle, les gauchistes ont travaillé dur à essayer de détruire la famille et l’Église. Ils ont eu formidables succès.
Sauf chez les Mormons, les baptistes du sud et quelques fondamentalistes protestants, la chrétienté américaine est partout en déclin. La ligne maîtresse du protestantisme se rétrécit rapidement. Le catholicisme, presque aussi vite. (Le déclin du catholicisme est masqué par le flux important d’arrivées de Latino-Américains). Le nombre de « sans » (personnes sans affiliation religieuse) s’élève rapidement. Il y a beaucoup de gens qui sont « spirituels mais pas religieux », une catégorie qui est un motel à mi-chemin sur l’autoroute vers l’athéisme.
Comme pour la famille (c’est-à-dire la famille dont les deux parents sont mariés), qui descend la pente à vive allure, peut-être plus vite encore que la chrétienté. Chez les Noirs, la famille dont les deux parents sont mariés a largement disparu, et chez les autres, le mouvement va rapidement dans la même direction. Le moment est proche, il n’est pas encore tout à fait arrivé, où le garçon ou la fille lambda grandiront sans avoir deux parents mariés à la maison.
C’est comme pour le capitalisme : nos gauchistes américains croient qu’il s’agit là d’une institution complètement perverse qui opprime la grande majorité de la race humaine pour le bénéfice d’une petite minorité excessivement gourmande. Mais aujourd’hui encore, à l’opposé de leurs succès dans le démantèlement de la religion et de la famille, les gauchistes ont eu peu de succès vis-à-vis du capitalisme. Peut-être est-ce parce qu’il y a tant de nos gauchistes, les enfants de la classe supérieure et du haut de la classe moyenne, qui ont grandement bénéficié de ce qu’ils détestent.
Nos gauchistes n’ont eu aucun succès concernant le démantèlement de l’État.
Ce serait même plutôt le contraire. Un article de foi gauchiste est que presque tous les problèmes sociaux peuvent être résolus par le gouvernement fédéral. La pauvreté, le crime, le manque d’éducation, la drogue, la maladie, les troubles mentaux, le réchauffement climatique, le mauvais temps ? Pas de problème. Il y a potentiellement quelque loi ou programme du gouvernement qui peut répondre à la question. Peut-être pas du jour au lendemain, mais au bout du compte.
Ainsi, on voit à l’œuvre les deux impulsions, l’anarchiste et la totalitaire. Pour l’instant, la première est la plus forte et la plus apparente. Mais tandis que les conséquences désastreuses de l’effondrement de la famille et de la religion croissent toujours plus en intensité (et qu’il se produit de manière certaine), nous aurons de plus en plus besoin de l’aide du gouvernement pour ramasser les morceaux et tenter de faire le travail que la famille et la religion faisaient jusqu’ici.
Puis l’impulsion totalitaire aura toute latitude, parce qu’un État super-puissant sera nécessaire pour remplacer à la fois la mère, le père, et Dieu.
Photo : Anarchistes en train de faire des courses à Seattle.
Source : https://www.thecatholicthing.org/2017/09/22/totalitarianism-anarchism-and-our-growing-discontents/
David Carlin est professeur de sociologie et de philosophie au Community College de Rhode Island, et l’auteur de The Decline and Fall of the Catholic Church in America (« Le déclin et la chute de l’Église catholique en Amérique”).
Pour aller plus loin :
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- Conclusions provisoires du Synode sur la Parole de Dieu
- SI LE LOUP PROTÈGE L’AGNEAU, ET AU-DELÀ
- SYRIE : ENTRE CONFLITS ARMES ET DIALOGUE INTERNE
- Vladimir Ghika : le contexte politique avant la guerre de 1914-1918