Les histoires de l’art et de la littérature comptent un grand nombre d’œuvres majeures créées par des hommes redoutables (Tolstoï, par exemple). Certains disent que ce sont ces disciplines qui le veulent, que cela découle des passions débordant les limites de l’art et submergeant l’artiste.
Bien sûr (terme qui peut être ambigu), la plupart des artistes – notamment les artistes catholiques – ne sont pas de vrais salauds ni des libertins cachés. Et même quand ils ont leurs… défauts, le bon travail qu’ils accomplissent peut avoir un caractère rédempteur, « peut », dis-je, car je ne saurais l’affirmer que sous une forme fortement conditionnelle.
Thomas Merton, par exemple, est probablement le plus célèbre catholique converti du XXe siècle en Amérique, et également l’auteur d’une histoire de conversion (La nuit privée d’étoiles) (The Seven Storey Mountain) qui est devenu un livre à succès foudroyant dans une Amérique privée de valeurs spirituelles après la Deuxième Guerre mondiale. Mais il avait des défauts.
Pour autant que je sache, les monastères sont peut-être remplis d’hommes menant des vies secrètes. Le propre confesseur trappiste de Merton, frère Matthew Kelty, en faisait partie. Kelty est mort en 2011, à plus de quatre-vingt-dix ans, peu après s’être « démasqué » dans un essai déraisonnable où il soutient non seulement qu’il était homosexuel, mais que les gays font les meilleurs moines. Affirmation qui cadre avec une vision moderniste et révisionniste du moine, tant médiéval que moderne (avide de pouvoir et lubrique, quelles que soient ses qualités par ailleurs), mais qui n’est certainement pas plus véridique maintenant pas qu’elle ne l’était autrefois.
Toutefois, il ne fait aucun doute qu’entre 1966 et 1968 (année de sa mort), frère Merton eut une « liaison » avec une infirmière encore étudiante de Louisville. Les catholiques larges d’esprit affirmeront que cela ne change rien à la « sainteté » de Merton et qu’en fait cette relation « l’humanise », quel que soit le sens qu’on donne à ce mot absurde.
J’ai aussi mis le mot liaison entre guillemets, parce que dans le journal intime qu’il tenait, Merton ne mentionne que des baisers échangés, en répétant avec fermeté (à l’intention de qui ?) : « Nous ne faisions rien de mal ! »
Mais pourtant, batifoler dans l’herbe avec une femme deux fois plus jeune que vous n’est sûrement pas ce qui convient le mieux à un trappiste.
Certains jeunes cinéastes ont essayé de réaliser un film sur la relation de Merton avec la femme désignée par un M dans son journal intime. Je ne suis pas sûr qu’ils aient beaucoup avancé, mais il est apparemment plus facile de s’attaquer à cette partie de l’histoire de Merton que de tenter d’acquérir les droits filmiques de La Nuit privée d’étoiles (1948) que l’Abbaye de Gethsémani refuse avec obstination de vendre.
Ce livre que Merton désigne toujours simplement par le mot Mountain commençait à l’origine de la manière suivante :
Quand un homme est conçu, quand la nature humaine prend la forme d’un être individuel, concret, durable, d’une vie, d’une personne, alors l’image de Dieu s’imprime dans le monde. Une entité libre, vitale, autonome, un esprit animant la chair, un complexe d’énergies prêt à être mis en mouvement fécond commence à rayonner de cet amour sans lequel aucun esprit ne peut exister.
Merveilleux, n’est-ce pas ? Et bien mieux que ce que j’ai toujours considéré
comme une extraordinaire première phrase :
Je naquis le 31 janvier 1915, sous le signe du Verseau, dans une année de grande guerre, et à l’ombre de montagnes françaises à la frontière de l’Espagne.
Je comprends vraiment pourquoi l’éditeur Robert Giroux écrirait plus tard que le manuscrit original commençait mal par un « essai-sermon » rébarbatif et beaucoup plus long que les deux phrases citées plus haut. La catégorie dans laquelle l’employeur de Giroux, Harcourt Brace&Company voulait placer le livre était l’autobiographie et pas la spiritualité. (Le New York Times refusa de le classer comme best-seller non-romanesque parce que c’était un livre « religieux »).
Grâce au génie littéraire de Merton et aux corrections sensées de Giroux, l’ouvrage devint un classique : ce que le professeur de Columbia Mark Van Doren a défini avec ironie comme un livre « qu’on réédite ».
Mountain faillit ne jamais voir le jour, car un censeur monacal le jugea impropre à la publication parce qu’écrit en langue « trop parlée », c’est-à-dire trop rugueuse. Merton régla le problème avec une lettre rédigée dans un français parfait qu’il adressa au directeur de l’ordre trappiste. Mais le livre fut quand même revu et corrigé.
L’introduction de Giroux à la cinquantième édition de Mountain vaut la peine d’être lue, bien que son aura soit sensiblement affaiblie par une Note au lecteur du fondateur de la International Thomas Merton Society qui présente le livre comme avant tout une apologie du caractère rétrograde de l’Eglise catholique à laquelle s’est converti Merton et qui est depuis hantée par « une mentalité obsidionale, se fait un rempart d’absolus doctrinaux et moraux, [et se raccroche] à son passé avec une grande ténacité ».
Mais revenons à la liaison.
La femme en question (Merton la désigne par la lettre M dans son journal, mais son nom a été révélé ailleurs) a consenti à donner quelques interviews, mais n’a jamais dévoilé de détails sur l’étendue de son intimité avec le prêtre/écrivain. Si beaucoup se sont perdus en conjectures, il n’y a eu personne pour combler les lacunes et fournir les détails manquants. Et quel intérêt ?
Mais une écrivaine du nom de Donna Freitas a écrit un roman inspiré de cette liaison dans lequel un prêtre/auteur célèbre harcèle une jeune femme dont il est le mentor. Merton est le modèle de Miss Freitas. Elle déclare qu’elle ne peut pardonner à Merton parce qu’il a enfreint ses vœux et qu’il y avait une telle différence d’âge et de statut entre les deux partenaires :
L’infirmière était une très jeune fille et Merton presque un vieillard. Je ne peux pas me débarrasser de cette idée et considérer de nouveau Merton comme le brillant intellectuel et écrivain dont je m’étais forgé l’image.
Je suis tenté d’approuver. Mais je n’en fais rien.
Les péchés dans ce mélodrame sont nombreux et peut-être pires qu’on ne l’a dit, mais les péchés ne sont-ils pas pardonnables ? La liaison a été de courte durée et il semblerait que Merton ait surmonté l’épreuve – une fois confessé et absous, nous l’espérons. Et l’intérêt de ce livre et d’un certain nombre de ses autres ouvrages n’est pas moindre parce qu’il a péché. Aucun auteur n’a jamais été sans péché.
Thomas Merton était un professeur mais pas un gourou, et probablement pas un saint.
Brad Miner est l’un principaux rédacteurs de The Catholic Thing, membre du Faith & Reason Institute et du Conseil d’administration d’ Aid to the Church in Need USA. Il est l’auteur de six ouvrages et un ancien rédacteur littéraire du National Review.
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Photographie. Thomas Merton jouant du tambour Ralph Eugene Meatyard, 1968.
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http://www.thecatholicthing.org/columns/2013/thomas-merton-sinner.html