Dans plusieurs articles précédents, j’ai fait allusion au fait qu’il existe de sérieux problèmes concernant les deux attitudes principales dans lesquelles s’inscrivent habituellement les gens dans notre société pour aborder les questions de morale : soit dans les termes du principe utilitariste de « l’atteinte » (« Je devrais pouvoir être libre de faire ce que je veux dans la mesure où cela ne porte atteinte à personne ») ou du principe « d’universalisation » d’Emmanuel Kant (« Agis toujours de façon que tu puisses vouloir que la maxime de ton action devienne une loi universelle »). Les catholiques peuvent vite s’embrouiller, et avec eux leurs interlocuteurs, s’ils acceptent l’un de ces deux principes comme les fondations sur lesquelles peuvent se bâtir des réponses à des questions de morale. L’Église Catholique n’est ni utilitariste ni kantienne dans son approche des questions morales.
Les moralistes modernes ont tendance à focaliser leur attention seulement sur des actes individuels et discrets tels que conçus et choisis par un être entièrement rationnel, maître de lui-même et autonome. La philosophie morale moderne, parce qu’elle présuppose que les êtres humains sont des êtres fondamentalement individuels et autonomes, se retrouve face au problème de trouver une justification à ces individus égocentriques et égoïstes pour qu’ils se décentrent d’eux-mêmes et deviennent altruistes. « Pourquoi être moral ? » devient alors l’une des questions centrales de l’éthique contemporaine.
Et puisque pour l’homme moderne, la « liberté » signifie toujours la « liberté vis-à-vis de » n’importe quelle contrainte extérieure, il s’ensuit que n’importe quelle règle morale tend à être considérée comme une contrainte injustifiée à la liberté de tout un chacun. Ainsi, lorsque des étudiants me questionnent à propos de l’enseignement moral de l’Église, ils me demandent en fait de justifier les raisons pour lesquelles telle personne ou telle chose serait autorisée à restreindre leur « liberté. » Et, faites-moi confiance, certains d’entre eux ont mis la barre très haut : de fait, pour la plupart, elle n’est même pas visible.
L’Église, au contraire, préfère généralement que nous réfléchissions à nos actions individuelles dans le contexte de réflexions plus profondes sur le sens et le caractère d’une vie humaine entière et ses devoirs correspondants, à la fois envers Dieu et son prochain. À la suite d’une longue tradition qui remonte à Aristote et plus loin encore, la tradition morale catholique comprend l’homme comme un être, par nature, social et communautaire. Nous sommes faits à l’image d’un Dieu qui est à la fois un et trois – c’est-à-dire à l’image d’un Dieu qui est fondamentalement communautaire. Dès lors, nous réalisons pleinement notre humanité non pas lorsque nous nous renfermons sur nous-mêmes, mais lorsque, comme le Christ, nous nous donnons aux autres de manière désintéressée.
Comme Jean Paul II avait l’habitude de le redire sans cesse, citant un passage du Concile Vatican II :
Allons plus loin : quand le Seigneur Jésus prie le Père pour que « tous soient un…, comme nous nous sommes un » (Jn 17, 21-22), il ouvre des perspectives inaccessibles à la raison et il nous suggère qu’il y a une certaine ressemblance entre l’union des personnes divines et celle des fils de Dieu dans la vérité et dans l’amour. Cette ressemblance montre bien que l’homme, seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même, ne peut pleinement se trouver que par le don désintéressé de lui-même. (Gaudium et Spes 24)
De ce point de vue, la liberté n’est pas comprise comme étant essentiellement « auto-protectrice », c’est-à-dire l’idée de se maintenir isolé, à l’écart de possibles intrusions de la part des autres dans notre autonomie. La liberté, du point de vue catholique, est comprise comme une liberté pour les autres, une liberté pour se consacrer à Dieu et à l’aide providentielle des autres, à l’image du Dieu qui veille sur nous de façon providentielle.
Traditionnellement, la vie morale était comprise comme étant transformative. Nous sommes nés pécheurs, ignares et incultes – certes doux et gentils (quand nous ne crions pas ou ne vomissons pas) mais avec la capacité de faire à la fois le plus grand bien et le mal le plus terrible. Ce que la tradition morale classique croyait être la justification des règles et des vertus morales était le fait qu’elles étaient la discipline nécessaire pour nous faire passer de notre état de pécheur ignare à l’état parfait pour lequel nous avons été destinés et créés.
Ainsi, par exemple, lorsqu’en tant que catholiques nous parlons de la « loi naturelle, » nous devrions comprendre que la nature humaine n’est pas statique mais téléologique : elle est dirigée vers le but (le telos) de l’authentique épanouissement humain. Le problème de nombreux systèmes moraux – même avec certaines façons de penser la loi naturelle – tient dans le fait qu’ils essaient de déduire des règles morales de base à partir de notre nature humaine déchue et imparfaite.
Évidemment, cela est impossible car notre nature humaine déchue et imparfaite est la personne la plus improbable que nous sommes censés être et pour laquelle nous avons été créés. Dès lors, les règles et vertus morales destinées à nous faire passer de notre état imparfait de pécheur à un état plus parfait seront celles qui sont les plus à l’opposé de l’état dans lequel nous sommes aujourd’hui, et quand nous les rencontrerons, il est fort probable que nous les trouvions non seulement difficiles (ce qu’elles sont, comme n’importe quelle discipline digne de ce nom) mais aussi nocives et même clairement « non-naturelles. »
Une vertu héroïque est-elle « naturelle » pour les hommes ? Qu’en est-il de la gentillesse, de la compassion, de la générosité et de l’altruisme ? Nous qualifions ces dispositions « d’humaines, » mais nous savons que la plupart des hommes n’ont pas l’habitude de les montrer. C’est parce que nous savons à la fois ce que les êtres humains devraient être et ce que nous sommes vraiment la plupart du temps : c’est-à-dire, inhumains. Nous ne pouvons pas être autre chose qu’ « humains, » mais nous savons que nous ne sommes pas encore ce que nous devrions être et ce que, avec la grâce de Dieu, nous pouvons être. Nous sommes davantage « humains » lorsque nous sommes davantage comme le Christ.
La théologie morale catholique est donc à son apogée lorsqu’elle prend le temps (comme Jean Paul II l’a fait de manière efficace) de décrire le but positif de l’épanouissement humain vers lequel la vie morale est censée nous diriger, puis de montrer en quoi les règles et vertus morales sont les moyens nécessaires pour atteindre cette fin. Débattre en premier lieu des règles morales, c’est mettre la charrue avant les bœufs.
L’un de nos plus gros problèmes, selon moi, est que même lorsque les jeunes connaissent les règles morales, parce qu’ils n’ont aucune idée de la notion qu’a l’Église de la liberté et de l’épanouissement humain, ils n’ont aucune notion de la raison d’être de ces règles. Dès lors, ces règles leur restent étrangères : idéalistes, irréalistes et donc, pour la plupart, non pertinentes.
Commencez par la fin. Dans la fin se trouve notre commencement.
Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2013/moral-theology-and-human-flourishing.html
Tableau : Héroïcité des vertus: Le choix d’Hercule entre le Vice et la Vertu (Benjamin West 1764).
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Randall B. Smith est Professeur à l’Université de St Thomas, où il a récemment été nommé à la Chaire Scanlan en Théologie.