Théologie cosmique - France Catholique
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Funérailles catholiques : un temps de conversion
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Théologie cosmique

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Cette encyclique tant attendue, nous pouvons désormais la relire sous toutes les coutures, après avoir accompli une première lecture, que je dirais volontiers savoureuse, ainsi que l’on s’exprime parfois à propos de l’Écriture sainte. Savoureuse, parce que ce texte est porté par un élan intérieur, qui efface presque les aspérités du genre. Celles-ci tiennent à une discipline particulière propre à un document, qui s’autorise toujours d’une continuité sans faille et donc de références précises à la Tradition et aux prédécesseurs. Ce qui produit des contraintes stylistiques et une sorte de lenteur pédagogique. Mais dans Loué sois-tu, cet appareil est comme allégé, il ne freine pas la marche tant la vigueur de la pensée prédomine avec une progression qui entraîne le lecteur dans un mouvement ascensionnel. La présence de saint François d’Assise est aussi pour quelque chose dans son mode particulier, qui n’oublie jamais le parfum de la beauté et la louange qu’il provoque : « Loué sois-tu, mon Seigneur, pour notre sœur, notre mère la terre, qui nous soutient et nous gouverne, et produit divers fruits avec les fleurs colorées et l’herbe. »

C’est vrai que le poverello est une figure, aimée depuis toujours, et en dehors même de la chrétienté, pour ce rapport poétique et fraternel à la Création, qui semble sa marque propre par rapport à la galerie impressionnante des saints de notre histoire. Est-ce à dire qu’il serait complètement isolé, atypique, au point d’être l’exception absolue au sein de la continuité du christianisme ? C’est en tout cas l’avis d’Edgar Morin, qu’il nous est impossible de dédaigner, non seulement eu égard à sa personne et à son œuvre, mais encore à son analyse de l’encyclique, une des plus pénétrantes qui soit parue à ce jour : « Le pape, déclare-t-il à La Croix (22 juin), a eu bien de la chance de trouver dans le christianisme saint François d’Assise ! Car s’il n’avait pas été là, il aurait été bien maigre en référence… » Il ne s’agit pas là d’une remarque au hasard de la part de l’auteur du Paradigme perdu, car elle est liée à une critique directe d’un certain anthropocentrisme biblique, qui irait à l’inverse de l’inclination de François (le Pape) pour la Création dans son ensemble.

Morin pense que « la Bible raconte une création de l’homme totalement séparée de celle des animaux » qui a suscité un tel anthropocentrisme, que saint Paul aurait conforté « en séparant le destin post-mortem des humains des autres vivants. Cette conception sépare à mes yeux la civilisation judéo-chrétienne des autres grandes civilisations ». L’objection n’est pas mince, puisque tout en approuvant vivement le Pape, Edgar Morin le retire en quelque sorte du rameau biblique, en saluant une originalité qui tiendrait à la culture argentine de Jorge Bergoglio : « Je ne dirais pas que c’est un miracle, mais il était nécessaire qu’un pape vienne de là-bas, avec cette expérience humaine. C’est un pape imprégné de culture andine, qui oppose au bien-être exclusivement matérialiste européen le bien vivre qui est épanouissement personnel et communautaire authentique. » Il y a là tout de même un paradoxe, qui exigerait une intense disputatio théologique, auquel Edgar Morin invite expressément. Car il reconnaît aussi qu’il y a de la part de François une sorte d’interprétation cosmogénique de la Genèse, dans un sens hétérodoxe par rapport à la tradition chrétienne, même s’il ne dit pas tout à fait les choses ainsi. S’affirmant spinoziste, la nature a pour lui une capacité auto-créatrice, ce qui exclut l’intervention d’un Créateur.

Il est bien certain que la conviction de François est toute autre et qu’elle s’exprime principalement dans le deuxième chapitre de l’encyclique intitulé « L’Évangile de la Création »: « S’il est vrai que, parfois, nous les chrétiens avons mal interprété les Écritures, nous devons rejeter aujourd’hui avec force que, du fait d’avoir été créés à l’image de Dieu et de la mission de dominer la terre, découle pour nous une domination absolue sur les autres créatures. Il est important de lire les textes bibliques dans leur contexte, avec une herméneutique adéquate, et de se souvenir qu’ils nous invitent à “cultiver et garder” le jardin du monde (cf. Gn 2, 15). Alors que “cultiver” signifie labourer, défricher ou travailler, “garder” signifie protéger, sauvegarder, préserver, soigner, surveiller. Cela implique une relation de réciprocité responsable entre l’être humain et la nature. Chaque communauté peut prélever de la bonté de la terre ce qui lui est nécessaire pour survivre, mais elle a aussi le devoir de la sauvegarder et de garantir la continuité de sa fertilité pour les générations futures ; car, en définitive, « au Seigneur la terre » (Ps 24, 1), à lui appartiennent « la terre et tout ce qui s’y trouve » (Dt 10, 14). Pour cette raison, Dieu dénie toute prétention de propriété absolue : « La terre ne sera pas vendue avec perte de tout droit, car la terre m’appartient, et vous n’êtes pour moi que des étrangers et des hôtes » (Lv 25, 23). Cette responsabilité vis-à-vis d’une terre qui est à Dieu implique que l’être humain, doué d’intelligence, respecte les lois de la nature et les délicats équilibres entre les êtres de ce monde, parce que « lui commanda, eux furent créés ». »

Il faut ajouter une précision importante. La notion biblique de Création approfondit et éclaire celle de nature : « La nature s’entend d’habitude comme un système qui s’analyse, se comprend et se gère, mais la Création peut seulement être comprise comme un don qui surgit de la main ouverte du Père de tous, comme une réalité illuminée par l’amour qui nous appelle à une communion universelle. » Ainsi, la polémique de toute une mouvance écologiste à l’encontre d’un message biblique qui aurait incité l’humanité à un usage prédateur de la nature se trouve prise en défaut, même si la vision chrétienne du cosmos renvoie à une possibilité de décadence et de destruction, où d’ailleurs l’homme lui-même précipite sa propre perte dans un processus infernal.

Il n’est donc pas nécessaire de participer d’une conception spinoziste de la nature pour concevoir une harmonie supérieure de la Création où l’homme habite le cosmos et y construit sa demeure, tout en louant le chœur universel de toutes les créatures, en sachant qu’il est l’une d’entre elles et que son bonheur est lié à la symphonie d’un orchestre immense. L’encyclique Loué sois-tu ne constitue pas une sorte d’ovni improbable à la suite de siècles de prétention anthropocentrique. Edgar Morin, en dépit d’une immense culture et d’un intérêt inextinguible pour tous les secteurs possibles de la connaissance, semble étranger à une théologie déjà solidement enracinée chez les Pères de l’Église et qui a eu des prolongements chez les théologiens contemporains les plus éminents. À ce propos, c’est peut-être la première fois qu’un document pontifical fait mention, de façon positive, de Pierre Teilhard de Chardin, du moins dans une note très suggestive pour ceux qui s’intéressent à la pensée de ce jésuite, théologien et paléontologue. « L’aboutissement de la marche de l’univers se trouve dans la plénitude de Dieu, qui a été atteinte par le Christ ressuscité, axe de la maturation universelle. » En ce sens, Teilhard est complètement paulinien, dans le mouvement de la grande vision christologique de l’apôtre qui récapitule le monde entier dans le Verbe où il a été créé. C’est précisément cette théologie du cosmos qui invite à examiner l’objection d’Edgar Morin, que l’on retrouve souvent chez les écologistes les plus ardents, et de manière très systématique chez un Michel Onfray, dont le dernier ouvrage insiste sur l’opposition radicale entre une certaine esthétique du sens de la terre et une eschatologie chrétienne qui en serait le contraire absolu : « Ce que sont ces hommes ? Des agencements de matière, de la même substance que celle qui constitue le reste du monde, la totalité du monde. Nous partageons avec l’iris et la langouste, la châtaigne et la poire, le champignon et le raisin, la même texture ontologique, celle des atomes de Démocrite, d’Épicure et de Lucrèce, celle des particules découvertes par les physiciens modernes » (Michel Onfray, Cosmos, Flammarion). En face de ce monisme païen, il y aurait donc le dualisme chrétien, qui suppose la séparation de l’humanité d’avec la nature, parce qu’elle aurait un autre destin, céleste, par rapport au règne biologique. L’encyclique ne dit pas le contraire, mais elle n’avalise pas pour autant l’arrachement de la personne au cosmos. D’ailleurs, dans la christologie paulinienne, ce dernier n’est nullement voué à l’anéantissement, il est lui aussi appelé à l’arrachement à la mort.

C’est le sixième et dernier chapitre de Loué sois-tu qui permet de rejoindre cette perspective ultime dans une synthèse, brève certes, mais qui permet de tout ressaisir dans l’unité du dessein créateur et rédempteur, mais aussi trinitaire. « Le Père est l’ultime source de tout, fondement aimant et communicatif de tout ce qui existe. Le Fils, qui le reflète, et par qui tout a été créé, s’est uni à cette terre quand il a été formé dans le sein de Marie. L’Esprit, lien infini d’amour, est intimement présent au cœur de l’univers en l’animant et en suscitant de nouveaux chemins. Le monde a été créé par les trois Personnes comme un unique principe divin, mais chacune d’elles réalise cette œuvre commune selon ses propriétés personnelles. C’est pourquoi « lorsque […] nous contemplons avec admiration l’univers dans sa grandeur et sa beauté, nous devons louer la Trinité tout entière ». »

Une telle conclusion n’intervient pas arbitrairement afin de christianiser l’écologie contemporaine, qu’il s’agirait de dissocier de ses adhérences païennes ou naturalistes. On peut même se poser la question de savoir si la rupture intervenue à l’âge moderne, lorsque la pensée s’est orgueilleusement enquise d’un assujettissement radical de la nature qui lui aurait assuré la pleine maîtrise des choses, ne s’est pas faite en contradiction radicale avec l’enseignement de l’Église et des Pères. Le projet technologique global s’est bien affirmé avec un René Descartes qui voulait que l’homme soit maître et possesseur de la nature, celle-ci étant traduite en termes mathématiques et totalement disponible pour l’assujettissement de la technique.

Or, c’est bien ce paradigme technocratique qui est vigoureusement dénoncé par l’encyclique en son troisième chapitre : « Ce qui intéresse c’est d’extraire tout ce qui est possible des choses par l’imposition de la main de l’être humain, qui tend à ignorer ou à oublier la réalité même de ce qu’il a devant lui. Voilà pourquoi l’être humain et les choses ont cessé de se tendre amicalement la main pour entrer en opposition. De là, on en vient facilement à l’idée d’une croissance infinie ou illimitée, qui a enthousiasmé beaucoup d’économistes, de financiers et de technologues. Cela suppose le mensonge de la disponibilité infinie des biens de la planète, qui conduit à la “presser” jusqu’aux limites et même au-delà des limites. »

Cette ferme prise de position de François est décisive dans le débat contemporain, et elle a des prolongements qui touchent aussi bien les fondements de la science économique que le primat donné en tout domaine à l’assujettissement technologique. Il ne s’agit évidemment pas d’un refus de la science et de la technique, il s’agit de reconnaître l’ambivalence de certains moyens, ou même leur nocivité radicale par rapport au bien de l’homme et au respect de la Création. Non, les techniques ne sont pas neutres : « Certains choix qui paraissent purement instrumentaux sont, en réalité, des choix sur le type de vie sociale que l’on veut développer. »

En économie, le Pape n’hésite pas à intervenir avec des formules qui font mouche : « Les finances étouffent l’économie réelle. Les leçons de la crise financière mondiale n’ont pas été retenues et on prend en compte les leçons de détérioration de l’environnement avec beaucoup de lenteur. » De même, s’en remettre aveuglément aux lois du marché et à la fameuse « main invisible » s’avère ruineux. On peut imaginer que la pape François s’attirera nombre de critiques de la part de penseurs libéraux, et c’est d’ailleurs déjà le cas, aux États-Unis notamment. En intervenant dans de pareils domaines, l’autorité spirituelle prend incontestablement des risques. Cependant, elle n’est pas fermée à la contestation. L’encyclique admet que des avis divergents puissent s’exprimer dans des choix complexes.

Qu’un Edgar Morin se montre très intéressé par ce genre de problématiques se comprend d’autant mieux qu’il a été lui-même un pionnier audacieux qui annonçait bien des aspects de l’encyclique. Pour être un de ses anciens lecteurs, je me souviens de son ouvrage paru en 1973, Le paradigme perdu : la nature humaine (Éditions du Seuil). Je l’associe à tout un courant de pensée où Günther Anders, Ivan Illich, Jacques Ellul s’interrogeaient sur les mêmes enjeux de la technique et de la sauvegarde d’une humanité restituée à ses normes propres. Que l’Église se reconnaisse dans ce type de pensée n’a rien d’étonnant ou de scandaleux. C’est sa vocation d’aider à découvrir le sens de la Vie et la place de l’homme dans la Création.

Encore une fois, ce n’est pas une nouveauté absolue. Il suffit de consulter les grandes figures de la théologie contemporaine pour s’en convaincre. Que l’on relise, par exemple, un des premiers ouvrages d’Hans Urs von Balthasar, Liturgie cosmique. Maxime le confesseur (Aubier, 1947) et l’on s’apercevra que, dès le départ, la réflexion chrétienne embrasse le cosmos : « L’existence envisagée comme acte liturgique, comme adoration, culte solennel, danse sacrée, tout cela constitue la couche la plus profonde du Confesseur. » Il conviendrait de revenir aussi à ce livre majeur de Louis Bouyer intitulé précisément Cosmos (Cerf, 1982). On y verrait déjà se profiler toutes les interrogations actuelles. Mieux encore, elles sont par avance élaborées, critiquées, approfondies. Rien des difficultés actuelles sur l’interprétation des textes de la Bible n’est ignoré. Et tout est ressaisi dans une traversée de l’histoire de la pensée, jusqu’à… la redécouverte opérée par l’écologie. L’objection d’Edgar Morin sur la théologie paulinienne est aussi par avance cernée. Paul s’est montré extrêmement sensible « au caractère organique de la Création tout entière et de la vie humaine qui s’y insère, au point de pouvoir seul en retour exprimer le sens dernier de cette Création dans son ensemble et son unité ».

Le pape François ne dit pas autre chose. Mais sa voix puissante est reconnue pour atteindre les femmes et les hommes d’aujourd’hui, et leur faire entendre une parole, méditée dans la contemplation de la Révélation, et qui correspond à leurs attentes, à leurs angoisses et à leur espérance secrète.