J’ai cherché Thabéa. Je ne l’ai jamais connue. C’était le jeune professeur de piano de maman pendant l’Occupation. Maman nous racontait combien elle avait été bouleversée, révoltée, de voir apparaître les étoiles jaunes dans les rues. Pour cette famille versaillaise, rien ne perçait de la tragédie de la Shoah que cette étoile jaune. Elle avait 13 ans en 1939. Bien après la guerre, elle avait découvert avec horreur que l’étoile jaune n’était que la pointe de l’iceberg. Elle n’a compris qu’ensuite toute l’ampleur du danger encouru par Thabéa, dont le sort n’a cessé de la tourmenter. C’est pour cela que j’ai cherché Thabéa.
Quand nous avons atteint l’adolescence, elle nous a fait lire « Shoah ». Elle nous a éduqués dans le « jamais plus ». Un « jamais plus » qui était vécu concrètement, au quotidien. Maman reprenait immédiatement toute personne qui devant elle disait « Youpin », ou s’en prenait à un juif parce que juif, même une personne qu’elle ne connaissait pas, publiquement, avec une liberté étonnante qui allait croissant avec l’âge. Et son courage, son panache, ajoutés à son élégance raffinée, laissaient souvent les gens éberlués, mais obtenait des revirements.
Jusqu’à sa mort, j’ai cherché à savoir ce qu’était devenue Thabéa, parce que je savais que l’affection de maman était intacte. Avait grandi même, en découvrant l’ampleur de la tragédie. Thabéa Wirz, avez vous pu rejoindre Nice, puis la Suisse ? Israël ? Avec votre maman. Maman le sait maintenant.
Alors, lorsque l’on s’en prend à un juif, pire encore à un juif d’Europe, plus encore à des enfants juifs d’Europe, de mon pays, la France, l’horreur me suffoque. Je sais que maman aurait offert sa vie pour ce « plus jamais » qu’elle m’a laissé en héritage. Et que tous les justes qui ont risqué et sacrifié leur vie pour sauver une vie du « Peuple élu » nous ont légué. Elle disait « Peuple élu ». « Elu pour la Shoah, non merci ! » m’a répondu un jour une amie « rabbine » des Etats-Unis. Mais maman disait « Peuple élu » avec saint Paul : les dons de Dieu sont sans repentance. Pourtant, maman avait assez tôt cessé d’aller à la messe, tout en gardant une foi profonde. Et elle avait cette mémoire du cœur qui vous fait retenir l’essentiel du catéchisme.
Et si elle n’était pas nourrie par une pratique religieuse, elle était nourrie par la pratique du bien, par la recherche de la bonté en toutes ses actions. Nous lui disions quand elle se faisait rouler: « Maman, tu as trop confiance ! ». Elle nous répondait : « Mais je suis plus heureuse qu’eux ! ». Elle savait que l’on ne peut vaincre le mal que par le bien.
Maman avait eu des relations difficiles avec le clergé dès son enfance : allant à l’école catholique, elle ne comprenait pas qu’au catéchisme les enfants de l’école communale soient placés impérativement « derrière » et qu’elle se fasse gronder si elle allait s’asseoir à côté d’une amie de « l’autre » école. Elle le percevait déjà comme une discrimination incompatible avec l’Evangile de Jésus. D’autres expériences d’intolérance l’ont éloignée de l’Eglise.
Mais elle a été conquise par la bonté de Benoît XVI. Lorsqu’elle est venue à Rome, elle a croisé son regard, via Merulana, alors qu’à genou devant le Saint-Sacrement, il montait du Latran à Sainte-Marie Majeure, le jour de la Fête-Dieu. Elle était heureuse de ses gestes en direction de la communauté juive.
Aujourd’hui, puissent les juifs entendre les catholiques du monde dire derrière leur pape : « Jamais plus ». Qu’ils sachent les catholiques engagés définitivement dans cette voie, derrière les pères du Concile. Derrière les Jean XXIII, les papes pèlerins d’Auschwitz et de Jérusalem. Derrière leurs archevêques qui sont à New York en visite auprès de la communauté juive, et dans le sillage de Jean-Marie Aaron Lustiger.
Que nos frères juifs, qui ont découvert Jésus et sont au milieu de nous nos frères baptisés au Nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit sachent que nous disons « jamais plus » et qu’on en peut toucher un seul de leur cheveux, que préférerions donner notre vie plutôt que de concéder la moindre victoire posthume à Hitler.
Que les familles endeuillées de Toulouse le sachent. Nous redisons sur cette tragédie : « jamais plus ». Nos évêques, les responsables des chrétiens de toutes dénominations, hier, immédiatement, ensemble, ont dit leur « jamais plus ». Les autorités civiles ont dit « jamais plus ».
Pour les Thabéa, Jonathan, 30 ans, Arieh, 5 ans, Gabriel, 4 ans, et Myriam, 8 ans. Jonathan s’était marié à Versailles, la ville de Thabéa.
Mais nous disons « jamais plus » sans présomption : que Dieu nous donne la force et la persévérance, et que ce jamais plus embrasse aussi le refus de la violence contre toute religion, toute race, toute nation. Et qu’il nous accorde de nous engager dans cette grande tâche d’éducation qui commence en famille, qui commence par la voix de la mère, comme notre maman l’a fait. Sans que personne ne le lui dise, que la bonté de ses propres parents, et le murmure de l’Esprit Saint qui chuchotait dans son cœur.