Je vais toucher un point brûlant en essayant de le faire avec prudence, de ne rien mélanger. Il s’agit des idées théologiques de Teilhard de Chardin1.
Pourquoi ne parle-t-on plus de Teilhard qu’avec un demi-sourire, comme si ce grand esprit avait commis des erreurs enfantines, maintenant reconnues par les gens sérieux, bien définies et ne pouvant plus duper personne ?
Rappelons d’abord ses idées forces :
1. Depuis ses origines, les plus lointaines, le monde est en évolution ;
2. L’homme est sorti de cette évolution parce qu’elle était orientée vers lui ;
3. L’évolution future du monde n’est autre que celle de l’humanité, qui est en train de s’organiser comme un corps unique dont l’âme s’identifiera à Dieu, au Christ Jésus. Teilhard appelle point Oméga cet état futur d’unité.
Évidemment, c’est le troisième paragraphe qui fait problème2. Le style de Teilhard, où le lyrisme recouvre la démonstration, est par là même plein d’ambiguïtés. L’ambiguïté étant insupportable au savant, elle provoque de sa part la critique destructrice et le sarcasme. Mais le sarcasme lui-même est ambigu : qu’est-ce au juste que Monod, par exemple, écarte d’un doigt méprisant ? Quand Monod laisse entendre que Teilhard était un faux savant, c’est lui qui fait rire3. Teilhard fondait ses spéculations sur la paléontologie, c’est-à-dire sur les fossiles. Sur ce point, le faux savant n’est pas celui que Monod pense. N’aurait-il que son œuvre de paléontologiste, Teilhard n’en resterait pas moins un des grands noms de la première moitié du XXe siècle. Je préfère, sur ce point, croire les autres paléontologistes qu’un spécialiste nobélisé pour sa biologie moléculaire et pour rien d’autre. De plus, quand Monod déclare tout tirer de la pure physique, c’est vers les physiciens que je me tourne. Et que me disent-ils ? Qu’il n’existe pas de physique en soi, hors d’un sujet pensant : c’est là le fondement de la physique quantique, à laquelle n’échappe aucun phénomène. Alors longue et glorieuse vie à Monod biologiste ; quant à Monod physicien, paix à ses cendres. Et revenons à Teilhard 4.
Son point 3 (ci-dessus) faisant problème, étant même peut-être, en toute rigueur, incompréhensible, n’en parlons plus. Ou plutôt, laissons-le à la discussion philosophique. Ne se pourrait-il pas que ses points 1 et 2, reconsidérés à la lumière du surcroît de connaissances acquises un demi-siècle plus tard conduisent quand même à une prospective de l’évolution humaine, à une vision de l’humanité future ?
Pour commencer, le point 1 n’est plus une idée philosophique. C’est un constat scientifique. Il suffit de lire ce que nous disent les radiotélescopes pour voir l’universelle évolution des choses. L’astrophysique a détruit l’idée des « lois éternelles de l’univers », présomptueuse illusion du XIXe siècle. La lumière voyageant à 300 000 kilomètres par seconde, il suffit de regarder très loin pour voir du très ancien. À dix milliards d’années lumière, on voit les choses telles qu’elles étaient il y a dix milliards d’années. Eh bien ! elles étaient différentes. Et en ajustant notre regard à des plans plus rapprochés, on voit ce qui s’est passé depuis ces temps lointains. Il s’est passé une quantité fabuleuse de choses, et nous arrivons au point 2 (a).
L’univers en évolution est d’abord de l’hydrogène (l’élément le plus léger). Cet hydrogène se rassemble en galaxies, au sein de ces galaxies se forme une première génération d’étoiles ne contenant que des éléments légers et d’où sont en particulier absents le carbone, l’azote, et les métaux et métalloïdes nécessaires à la vie.
Puis, ces étoiles subissent des catastrophes (dont nous avons les photos) d’où sortent les éléments lourds. Alors apparaît la deuxième génération d’étoiles, qui engendrent des planètes.
Nous voici à la Terre, l’une de ces planètes innombrables. Aussitôt formée, elle évolue (la géologie nous montre comment), et aussitôt les conditions nécessaires réalisées, la vie apparaît. Celle-ci à son tour entre en évolution accélérée. Au bout de quelques milliards d’années de cette évolution apparaissent des êtres bipèdes, verticaux, dotés de mains, qui ne sont pas encore des hommes. (On en déterre sans cesse des fossiles en Afrique australe et orientale.)
Le cerveau de ces êtres grossit à mesure que le temps passe. À partir d’un certain moment, il subit un rééquilibrage accéléré de ses parties, les centres du comportement devenant de plus en plus complexes et volumineux, en particulier les centres correspondant aux activités de la main, aux comportements sociaux, au langage enfin : Ecce homo.
Au vu de tout cela, où ne se laisse pas discerner ne fût-ce que l’ombre d’une idée métaphysique, peut-on contester que l’univers, depuis le fond inaccessible du temps, n’a cessé d’évoluer vers l’homme ?5
Bon, mais : et après ? Un élan si ancien, on doit bien, sur un temps si long, voir vers quoi il pointe ?
On le voit très bien, et les savants ont défini cette flèche du temps qui nous emporte vers le futur (b). Ils ont même montré que le mouvement de cette flèche s’accélère sous nos yeux, toujours selon les mêmes lois. Cela s’appelle l’histoire. L’histoire continue la paléontologie, qui continue l’astrophysique, d’un mouvement que définissent les mêmes lois mathématiques6. Le mouvement qui nous a arraché à l’animalité nous presse maintenant d’aller au-delà de nous-mêmes. C’est en quoi l’histoire est si fatigante : courir, toujours courir, et de plus en plus vite !
« Plan : tout projet élaboré comportant une suite ordonnée destinée à atteindre un but. » (le petit Robert). Si ce n’est pas là un plan, qu’est-ce que c’est ? La vie de savant devient compliquée pour le matérialiste. Il lui faudra bientôt crier : « À bas la science ! » .
Teilhard avait pressenti tout cela en manipulant ses fossiles. Ce qu’on ignorait encore de son temps, il y a suppléé par de la théologie. Rendons aux théologiens ce qui est aux théologiens, et pensons au savant Teilhard avec respect.
Aimé MICHEL
(a) D. W. Sciama : Modern cosmology (Cambridge University Press, 1971).
(b) Notamment : A. de Cayeux : le Temps et les Échelons de l’évolution (ln : Time in Science and Philosophy, Académie des sciences tchécoslovaque, Prague, 1971).
(*) Chronique n° 236 parue dans F.C. – N° 1523 – 20 février 1976. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, chap. 25 « Teilhard de Chardin », pp. 647-649.
Les notes 1 à 6 sont de Jean-Pierre ROSPARS
- Cette chronique est la troisième qu’Aimé Michel consacre à Teilhard de Chardin. Les deux précédentes sont la n° 98, Sous le lampadaire et à côté, parue ici le 26.07.2010, et la n° 102, Le lit de Procuste, le 04.08.10.
- Cette formulation de la troisième idée-force de Teilhard, fondée sur une « unification », n’est pas correcte selon le père Henri de Lubac, éminent spécialiste de Teilhard de Chardin. Il a présenté ses arguments dans une lettre à Aimé Michel que nous publierons dans deux semaines.
- C’est au chapitre II intitulé « Vitalismes et animismes » de son célèbre livre Le hasard et la nécessité (Seuil, Paris, 1970) que Jacques Monod critique les idées de Teilhard, mais aussi de Leibnitz, Bergson, Elsässer, Polanyi, Bohr, ou encore Spencer, Marx et Engels, tous auteurs qui ont eu à ses yeux la faiblesse de succomber à « l’animisme ». Il appelle ainsi la « projection dans la nature inanimée de la conscience qu’a l’homme du fonctionnement intensément téléonomique de son propre système nerveux central » ou « en d’autres termes, l’hypothèse que les phénomènes naturels peuvent et doivent s’expliquer en définitive de la même manière, par les mêmes “lois” que l’activité humaine subjective, consciente et projective ». « L’animisme établissait entre la Nature et l’Homme une profonde alliance hors laquelle ne semble s’étendre qu’une effrayante solitude. Faut-il rompre ce lien, parce que le postulat d’objectivité l’impose ? L’histoire des idées depuis le XVIIe siècle, témoigne des efforts prodigués par les plus grands esprits pour éviter la rupture, pour forger à nouveau l’anneau de “l’ancienne alliance”. »
C’est cette « projection animiste » que Monod reproche à Teilhard ; voici en quels termes : « La philosophie biologique de Teilhard de Chardin ne mériterait pas qu’on s’y arrête, n’était le surprenant succès qu’elle a rencontré jusque dans les milieux scientifiques. Succès qui témoigne de l’angoisse, du besoin de renouer l’alliance. Teilhard la renoue en effet sans détours. Sa philosophie, comme celle de Bergson, est entièrement fondée sur un postulat évolutionniste initial. Mais, contrairement à Bergson, il admet que la force évolutive opère dans l’univers entier, des particules élémentaires aux galaxies : il n’y a pas de matière “inerte”, et donc aucune distinction d’essence entre matière et vie. Le désir de présenter cette conception comme “scientifique”, conduit Teilhard à la fonder sur une définition nouvelle de l’énergie. Celle-ci serait en quelque sorte distribuée selon deux vecteurs, dont l’un serait (je suppose) l’énergie “ordinaire” tandis que l’autre correspondrait à la force ascendante évolutive. La biosphère et l’homme sont les produits actuels de cette ascendance le long du vecteur spirituel de l’énergie. Cette évolution doit continuer jusqu’à ce que toute l’énergie soit concentrée selon ce vecteur : c’est le point ω. Encore que la logique de Teilhard soit incertaine et son style laborieux, certains même qui n’acceptent pas entièrement son idéologie y reconnaissent une certaine grandeur poétique. Je suis pour ma part choqué par le manque de rigueur et d’austérité intellectuelle de cette philosophie. J’y vois surtout une systématique complaisance à vouloir concilier, transiger à tout prix. Peut-être après tout Teilhard n’était-il pas pour rien membre de cet ordre dont, trois siècles plus tôt, Pascal attaquait le laxisme théologique. » (pp. 44-45).
- Pour un développement de cette critique de Monod voir la chronique n° 33, Un biologiste imprudent en physique, du 7 mai 1971, parue ici le 25.01.2010.
- Aimé Michel reprend ici le thème de la chronique n° 58, Notre chair dans les étoiles, du 15 octobre 1971 (parue ici le 12.12.2010). De nombreux livres ont narré cette montée de la complexité au cours du temps, en approuvant, niant ou passant sous silence la montée vers l’homme (formulation au demeurant ambiguë et discutable). Pour une mise au point récente on pourra lire La longue histoire de la matière. Une complexité croissante depuis des milliards d’années (PUF, Paris, 2006 ; 2e édition, 2011) de Jacques Reisse, membre de l’Académie royale de Belgique, professeur de chimie physique à l’Université libre de Bruxelles.
- A l’appui de son propos, Aimé Michel cite un article significatif de son ami le géologue André de Cayeux (voir aussi les chroniques précédentes n° 7, La fin de l’histoire vu par un géologue, 3.8.2009, n° 17, Voici l’homme, 11.5.2009, n° 22, L’étang pétrifié, 13.4.2009, et n° 82, La question et le carcan, 12.08.11). Je reviendrai une autre fois sur la vie et l’œuvre de ce singulier et attachant savant que fut André de Cayeux (qui publia le plus souvent sous le nom d’André Cailleux) et sur l’amitié qui liait les deux hommes. L’article en question, qui témoigne d’un temps où les chercheurs français pouvaient encore s’exprimer dans leur langue pour communiquer leurs travaux, est représentatif de son style clair et concis ; car, comme l’écrit son collègue François Ellenberger dans un hommage posthume, « pourquoi s’étaler en longueur quand l’essentiel peut être exprimé en quelques pages ? » (ici onze pages). Cailleux résume en cinq paragraphes l’essentiel des résultats obtenus en plus de vingt ans de recherche et de réflexion sur les aspects quantitatifs de l’évolution biologique et humaine. Les titres des paragraphes donnent une bonne idée du contenu de l’article : Complication croissante, Diversification croissante, Essais abandonnés, Perfectionnement psychique et accélération, Forme des lois temporelles dans l’évolution biologique et humaine. Il montre que nombre de grandeurs caractéristiques des phénomènes évolutifs croissent au cours des temps géologiques avec des taux constants (fonctions exponentielles du temps) voire des taux croissants (fonctions hyperboliques). Il conclut sobrement : « Nous avons vu qu’au cours des temps géologiques, [les êtres vivants] ont été en se compliquant, mais aussi en se diversifiant. Des espèces de plus en plus nombreuses et diverses créaient dans leurs relations entre elles et avec le monde physique des situations de plus en plus variées, exigeant des aptitudes psychologiques de plus en plus fines. D’où peut être rétroaction, contribuant à expliquer pour une part l’accélération constatée. Mais d’autres facteurs ont pu intervenir aussi. »
François Ellenberger commente : « Jusqu’à la fin de sa vie, Cailleux n’a cessé d’archiver, de dénombrer, tracer des courbes, en aboutissant toujours à des conclusions comparables. Nous ne vivons pas, comme le croyait une pensée antique, dans un univers régi par un temps cyclique. Les religions judéo-chrétiennes et leurs dérivés ont imposé la notion de temps linéaire. La science moderne confirme cette directionnalité irréversible mais avec accélération du temps. Précisons que Cailleux a toujours manifesté une grande discrétion quant aux perspectives métaphysiques ouvertes par cette constatation, et s’est gardé d’une dramatisation facile ; elle aurait, il me semble, amoindri l’impact de cette prise de conscience qui gêne volontiers notre confort. »