Le mot « idéologie » est tout d’abord apparu en français. Dans les années 1790, un gentleman au merveilleux nom de Antoine Louis Claude Destutt, comte de Tracy, l’a utilisé. En 1846, Marx et Engels ont écrit un manuscrit intitulé ‘L’idéologie allemande’, lequel n’a jamais trouvé d’éditeur avant l’Institut Anglo-allemand de Moscou en 1932.
Le mot lui-même tourne autour de la question de savoir si nos esprits ont un contact avec le monde tel qu’il est. Il y a beaucoup en jeu ici. S’il n’y a pas de connexion entre nos esprits et ce qui leur est extérieur, alors tout ce que nous pouvons connaître, ce sont nos propres pensées. Et puisque nos esprits n’ont pas de connexion avec les choses, nous pouvons élaborer n’importe quel monde que nous voudrions avoir. Chacun vit dans son propre monde séparé. Nos esprits n’ont pas de retour à la réalité.
On dit souvent de la Révélation que c’est une « idéologie », c’est-à-dire un système arbitraire d’idées sans relation avec la réalité. Cependant, idéologie et imaginaire ne sont pas forcément la même chose. Les contes de fées et le fantastique ont généralement quelque fondement dans une réalité qui a un jour existé ou qui existe encore. L’idéologie est plutôt un ensemble d’idées imposé ou considéré comme la réalité, moyennant quoi ce qui est vu et fait prend place uniquement dans l’esprit.
La Révélation contient un récit de vrais événements, avec leur explication ultime, enracinée dans un ordre transcendant existant. La Révélation peut être traitée comme une imagination, ainsi que l’a fait Tolkien. Mais elle ne peut pas être considérée comme une idéologie. Cependant, pour ceux qui soutiennent que notre esprit n’a pas de relation avec les choses, la seule option, en l’entendant, est de clamer que cette révélation ne peut être qu’imagination ou idéologie quelconque. La Révélation ne professe pas le scepticisme à l’égard d’un monde ordonné.
Pourquoi soulever un nouvel examen de l’idéologie ? Le monde dans lequel vivent la plupart des gens à l’heure actuelle est un monde idéologique. C’est un monde dont les limites et la configuration sont issues de leurs désirs de ce qu’ils voudraient que le monde soit, non de ce qu’il est réellement.
Une raison de cette préférence pour l’idéologie peut être avancée. Pour être un idéologue cohérent, nous devons d’abord découvrir un moyen de déconnecter notre esprits des choses. Depuis Descartes, une bonne part de la pensée moderne nous a secondés à instiller ce doute quant à la connaissance que nous pouvons avoir des choses. Le problème avec les choses existantes, et tout particulièrement les chose humaines, c’est que, laissées à elles mêmes, elles sont déjà des choses définies. Elles ne se sont pas configurées elles-même, mais quelque chose l’a fait.
C’est à cette dernière réalité de ce que sont réellement les choses que notre esprit s’applique normalement et qu’il reconnaît une fois qu’il les a déjà rencontrées et identifiées. Aujourd’hui, ceux qui tiennent la révélation pour vraie s’entendent dire qu’ils doivent mettre leur « idéologie » à jour. Ce qui signifie que la Révélation qui est reliée aux choses doit être remplacée par l’idéologie qui ne voit aucune relation entre les choses et l’esprit.
La raison pour laquelle l’idéologie en est venue à être inscrite dans la réalité politique dans la majeure partie des états dénommés modernes et démocratiques est que cette idéologie ne se conforme pas à la réalité. C’est la réalité qui a été rejetée. Elle a été remplacée par une construction de l’esprit. En d’autres temps, nous parlions des gens qui rejetaient une façon de vivre appropriée comme de « pécheurs ». Aujourd’hui, nous soutenons qu’aucun péché n’existe, excepté l’affirmation que la « réalité » contient un ordre intelligible qui nous est donné pour notre propre bien et que nous pouvons découvrir par notre propre intelligence.
En conséquence, nous sommes obligés de nous mentir à nous-mêmes en ce qui concerne la réalité. Nous devons soutenir que l’avortement n’est pas la suppression d’une vraie vie humaine même si toutes les preuves sont là. Nous devons soutenir que deux personnes de même sexe peuvent « se marier », ce qui est vraiment la chose qu’ils ne peuvent pas faire. La liste s’allonge. Une négation d’un certain ordre des choses conduit à une autre. Nous en sommes arrivés à empêcher les gens de parler des erreurs radicales que nous avons commises dans notre compréhension des choses.
La conséquence logique du remplacement de la réalité par l’idéologie est que personne n’a plus les bases pour nous corriger dans ce que nous disons ou faisons. Quand nous anéantissons le sens des choses, nous soutenons que les choses ne sont pas « créées », qu’elles ne trouvent pas leur source dans un Créateur qui est extérieur à ce monde, un Créateur qui, en créant le monde, l’a fait en ayant à l’esprit le Logos, le Verbe.
C’est la crainte de trouver ce « Verbe » qui oblige les hommes et les femmes d’aujourd’hui à se rabattre sur eux-mêmes, à nier qu’il existe quoi que ce soit en dehors d’eux-mêmes. Le monde idéologique ne se conforme pas à la réalité. Il n’ose pas. Il faut absolument qu’il ne se conforme qu’à lui-même et fasse tout son possible pour éviter que quiconque laisse seulement entendre qu’il existe quelque chose d’objectif là dehors, quelque chose que nous choisissons d’ignorer afin de pouvoir faire sans regret tout ce que nous voulons.
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James V. Schall S.J., qui a été professeur à l’université de Georgetown durant 35 ans, est l’un des écrivains catholiques les plus prolifiques en Amérique.
Illustration : le comte de Tracy, créateur du mot « idéologie »
Source : https://www.thecatholicthing.org/2018/06/19/on-ideology/