Pour ceux, s’il en existe, qui pensent à la politique, Simone Weil est un guide particulièrement utile. Toutes ses œuvres – principalement le cœur de ses cahiers publiés depuis sa mort en 1943 – abordent ce sujet, typiquement de « l’extérieur ».
Dans l’unique livre qui a été certainement commandé, L’enracinement, elle examine l’absence de racines de la société moderne – un déracinement qui est historiquement sans précédent. L’homme moderne est désorienté dans l’espace, mais plus profondément, désorienté dans le temps.
Le sous-titre de ce livre est Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain. Il envisage la reconstruction de la France qui doit suivre la Deuxième Guerre mondiale (elle n’a jamais douté que les Allemands la perdraient), et donc aussi, nécessairement, elle examine la débâcle de 1940. (Qu’est-ce qui l’a causée ?)
Mademoiselle Weil a surpris et plutôt scandalisé ses clients en suggérant, en fait plus que suggérant, que la défaite de la France était méritée. C’est le genre de chose pour lesquelles on lynchait les gens dans la période qui a suivi la guerre, lorsque ce qui était restauré n’était pas tant l’honneur de la France, que sa fierté. Mais elle n’a pas vécu assez longtemps pour voir cela ou le commenter.
Simone Weil a eu la perspicacité de trouver la tragédie de la France dans le paysan (paysan, agriculteur, villageois) – qui pouvait penser qu’il était paysan parce qu’il n’était pas assez intelligent pour être professeur. Réciproquement, on peut dire, l’arrogance du professeur était de se croire plus intelligent.
Elle possédait une appréciation aigüe, intensément critique du concept moderne d « égalité » qui exclut la vieille idée d’égalité dans la présence et le jugement de Dieu. Devant le Christ, roi et fille de cuisine sont égaux. On ne peut pas changer cela en changeant leurs positions.
Notre idée de l’égalité n’est pas tout à fait celle des Bolcheviks. C’est plutôt la notion plus destructrice que tout le monde appartient à un ordre social d’un échelon au-dessus de la position qu’il occupe mantenant. C’est la notion anarchique partagée par les gouvernements socialistes – comme par les annonceurs commerciaux.
L’espace et le temps se correspondent, et pour Simone Weil, la perte de ce sens de sa place dans le monde, affaiblit la psyché de chaque individu. Les angoisses et les ressentiments que nous ressentons sont manipulés dans la sphère publique, dans les machinations cyniques de ce que j’appelle la « démocratie » (entre guillemets) – avec ses slogans vides promettant la liberté, l’égalité, la fraternité, et quoi encore dans un mélange de contradictions logiques par lesquelles tous les opposés sont constamment présentés.
Mais ici je m’écarte des vrais écrits de Simone Weil. Elle s’est concentrée sur cette haute trahison : l’absence de racines causée par la destruction du passé. Elle a appelé cette destruction, « peut-être le plus grand de tous les crimes »
Je souligne cela pour contredire la description trompeuse quelquefois donnée de Simone Weil comme « militante politique ». Elle ne l’était pas du tout, selon notre compréhension actuelle de ce terme. Elle a travaillé en usine, elle a vécu parmi les « plus basses classes, » non dans le but d’organiser encore une autre révolution, mais pour comprendre ces gens. Pour elle, « le peuple » était fait de personnes réelles
Elle était au milieu d’eux pour ainsi dire « en tant qu’égale », ce qu’aucun autre intellectuel auquel je peux penser n’a jamais fait – si nous faisons exception des évangélistes du christianisme au cours des vingt derniers siècles. Notoirement abrasive dans la haute société à laquelle elle appartenait, elle paraissait beaucoup plus heureuse en compagnie des humbles qui, a-t-elle observé quelque part avec une pointe d’ironie, l’aimaient probablement moins qu’elle ne les aimait.
J’ai commencé cet article par une déclaration intentionnellement choquante donnant à entendre que presque personne ne s’intéresse à la politique aujourd’hui. Permettez-moi de me corriger.
Les moins intéressés sont les politiciens. On n’entre pas dans cette carrière à la suite d’une méditation profonde sur la constitution de l’Etat, et la constitution de la société. On y entre pour gagner. C’est un exercice utilitaire, sans importance intellectuelle, ni spirituelle, ni même morale. Beaucoup sont appelés, par leurs propres voix, à faire avancer une politique publique ou une autre, ou à représenter une circonscription qui a un grief. Peu ont des contacts vivants avec ceux qu’ils prétendent représenter.
Une vision de l’ensemble, et donc de l’agencement de ses parties – le genre de chose qui stimulait Thomas More -est de toute façon presque impossible dans ou près de l’ordre politique actuel. Pour être parfaitement clair, cela défie qu’on y croie. Et c’est pour cela que les idéaux de liberté, égalité fraternité etc. faussement présentés ont déposé leur vase au cours de plusieurs siècles
Les réalités ont été enterrées et l’effort intellectuel nécessaire à les exhumer est au-delà des capacités normales du cerveau humain et de la volonté. Même de commencer à penser à la politique aujourd’hui, c’est acquérir les compétences d’un archéologue.
Il est d’autant plus important que nous commencions à creuser.
S. Weil a fait référence à l’Etat comme à la Grande Bête. Il n’existe pas pour le peuple, c’est le peuple qui existe pour lui. Cela n’a pas fait d’elle une libertaire ou une anarchiste, mais le contraire. Elle a déclaré clairement que l’ordre de la société, comme l’ordre de la nature, doit être hiérarchique; dans la phrase que j’aime utiliser, «une place pour chacun et chacun à sa place.»
Les vrais anarchistes sont ceux qui cherchent à imposer un ordre arbitraire – qui promettent « l’égalité » et autres sottises comme celle-là. Car cette égalité existe déjà, au service du divin, et en retour elle est servie à travers le ministère de la religion.
Sceptique audacieuse et courageuse jusqu’à la fin, S. Weil pouvait cependant en appeler à des images et des métaphores du Corps du Christ de l’enseignement catholique mystique.
La vraie liberté n’est pas la liberté d’aller ailleurs, mais la liberté exactement où nous sommes. Connaître la vérité et vivre libérés par elle.
Les rigoristes parmi les catholiques traditionalistes refusent d’entendre S, Weil pour la raison que, autant que nous le sachions (et nous ne pouvons pas connaître sa pensée puisqu’elle est morte), S.Weil n’a jamais été reçue dans l’Eglise catholique. Pourtant son cadeau et sa valeur pour nous c’est qu’elle ait vécu sur l’arête en lame de couteau de tous les dogmes.
Photographie : Simone Weil, 1936
Source : https://www.thecatholicthing.org/2017/08/18/of-statues-statutes/