« Nous devons soigneusement pratiquer ce que le Sauveur de nos âmes avait coutume de dire, ainsi que nous en ont informés nos anciens : ‘Soyez de bons banquiers’ , » écrit Saint François de Sales dans son « Introduction à la vie dévote » (III.22).
Les anciens auxquels il fait référence comptent Saint Clément d’Alexandrie, Saint Jérôme, Origène, qui tous rapportent que Jésus avait l’habitude de dire cela. C’est l’une des rares déclarations bien attestées de Jésus qui ne soit pas dans le canon des Ecritures.
En plus, elle sonne vraie et a une certaine ressemblance avec des déclarations des Evangiles : « faites-les valoir [les talents] jusqu’à mon retour » (Luc 19:13) ; « que sert à l’homme de gagner tout l’univers s’il le paie de son âme ? » (Marc 8:36) ; « le royaume des cieux est comparable à un marchand cherchant des perles qui, quand il a trouvé une perle de grand prix, s’en va et vend tout ce qu’il a et l’achète » (Matthieu 13:45-46) et « faites-vous des amis avec le malhonnête argent » (Luc 16:9).
Toutes ces paroles révèlent que Jésus aimait faire usage du commerce habile et de l’investissement astucieux comme modèle de prudence dans la condition de disciple. On se demande si ces images variées remontent d’une certaine manière à l’appel de Saint Matthieu, tout comme les images de pêche et de pêcheurs remontent à l’appel de Saint Pierre et Saint Jacques.
Saint François donne une signification particulière à « soyez de bons banquiers ». Il dit que cela signifie que nous devrions passer au crible et séparer le bon du mauvais dans nos relations : « C’est-à-dire ne prenez pas la fausse monnaie avec la bonne… Pourquoi devrions-nous absorber indifféremment les tares et les imperfections d’un ami avec son amitié ? »
Saint Clément, par contre, donne à la formule un sens très général. Etonnamment, il dit que Jésus recommandait une « vraie dialectique », de la sorte que Platon souhaitait trouver, qui est une aptitude générale à passer au crible pour séparer le vrai du faux et le bon du mauvais :
La vraie dialectique est la science qui analyse les objets de la pensée et montre abstraitement et par elle-même le substrat individuel des existences, ou le pouvoir de classer les choses selon leur genre, descendant jusqu’à leurs propriétés les plus spéciales et présente chaque objet individuel pour être contemplé tel qu’il est. Par conséquent, elle seule conduit à la vraie sagesse.
Apparemment, Clément voudrait faire de ceux qui sont bien formés en philosophie chrétienne les meilleurs « banquiers » de tous. Ils sont les plus à même de dénoncer les contrefaçons et de reconnaître une réelle « bonne affaire ».
Saint François introduit cette remarquable formule d’une façon révélatrice. Ce n’est pas une chose dite par « Jésus » ou par « le Seigneur » mais spécifiquement par le « Sauveur de nos âmes » – la seule fois, en fait, où Saint François utilise cette formulation dans son livre.
Pourquoi est-ce révélateur ? Parce que cela a du sens qu’on nous demande de prendre grand soin de quelque chose qui a été acquis pour nous à un grand prix. « Empti enim estis pretio magno (1 Corinthiens 6:20), vous et moi avons été ‘acheté un grand prix’. Nous devons introduire dans notre vie pour les faire nôtres la vie et la mort du Christ » (Saint Josemaria, Le Chemin de la Croix, station 14).
L’âme est quelque chose que Jésus a sauvé de la perte éternelle par sa mort ; maintenant nous la sauvons par notre prudence.
Il est typique de notre époque de dévaluer la différence entre le corps et l’âme. N’est-ce pas plutôt la distinction scripturaire entre « l’esprit » et la « chair » ? Parler de l’âme ne semble-t-il pas trop proche du dualisme néfaste de Descartes ? Mais un mérite de l’ancienne façon de parler est que les gens peuvent facilement voir que l’âme est quelque chose que nous « avons » et que l’on peut nous exhorter à en prendre soin comme de toute autre possession.
Que veux-je dire ? Eh bien, considérons ceci. Un être humain se définit à juste titre comme une unité de corps et d’esprit (tout comme dans la Présence Réelle on trouve « le corps, le sang, l’âme et la divinité » du Christ (Catéchisme de l’Eglise Catholique 382).
Mais quand nous mourons, notre corps ne survit pas tout de suite, assurément. Seule l’âme survit. Encore une fois, cette âme n’est pas la totalité de l’être humain, elle n’en est qu’une partie. Et dans la sagesse chrétienne nous trouvons que la vie de l’homme tout entier est comprise comme dirigée et guidée vers la sécurité , au-delà de la mort, de cette « partie ».
Considérons quelques enseignements typiques dans le Catéchisme. L’âme est quelque chose dont nous sommes dotés (CEC 1703). Dieu crée immédiatement notre âme et nous la confie (CEC366). A la mort, « chaque homme reçoit sa rétribution éternelle dans son âme immortelle au moment même de sa mort » (CEC1022). La grâce sanctifiante parfait l’âme spécifiquement (CEC 2000).
Les philosophes classiques avaient l’habitude de distinguer entre les « biens extérieurs », tels que la richesse, et les « biens intérieurs », qui incluent le corps et l’âme. Etre pour eux un bon banquier aurait signifié échanger les biens extérieurs au profit des biens intérieurs, et les biens du corps pour ceux de l’âme. Platon fait parler Socrate dans ce sens dans le Phédon. La tradition chrétienne est en continuité dans ce sens avec la tradition classique, et non en désaccord avec elle.
L’ancienne renommée de Socrate est qu’il circulait dans Athènes en disant à ces concitoyens qu’ils avaient une âme et ensuite leur demandant pourquoi ils mettaient tant de soin à ce que leur corps ait bonne allure mais ne se préoccupaient nullement d’acquérir les vertus qui auraient donné bonne allure à leur âme.
Ne pourrait-on pas poser la même question dans les villes chrétiennes actuelles ? Vous lavez vos voitures chaque semaine : avez-vous jamais nettoyé votre âme par la confession ? Vous faites de l’exercice physique chaque jour : priez-vous, ne serait-ce que moins souvent ? Vous recherchez les meilleures nourritures : prenez-vous la peine de recevoir la manne venue du ciel ? Vous épargnez pour votre compte-retraite : et en ce qui concerne votre compte éternel ?
Avez-vous investi seulement sur le court terme ? Allez-vous continuer de garder, de façon non rationnelle, des investissements qui ne rapportent pas ? Avez-vous seulement appris à reconnaître les bons investissements ? Avez-vous été un bon banquier ?
L’Investisseur qui a créé et sauvé votre âme voudrait le savoir.
Michael Pakaluk, spécialiste d’Aristote et ordinaire de l’Académie Pontificale Saint Thomas d’Aquin est doyen intérimaire à l’Ecole de Commerce et d’Industrie Busch de l’Université Catholique d’Amérique ; Il vit à Hyattsville (Maryland) avec son épouse Catherine, également professeur dans le même établissement et leurs huit enfants.
Illustration : « la parabole des talents » par le graveur néerlandais Hermann Mueller, 1580 [exposition d’art Mooney, bibliothèque publique de Charles City, Iowa]
Source : https://www.thecatholicthing.org/2019/05/14/be-good-bankers/
Pour aller plus loin :
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