Sommes-nous en mesure de flotter dans l'espace ? - France Catholique
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Sommes-nous en mesure de flotter dans l’espace ?

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Quand je donne mon cours d’introduction à la sociologie, je commence presque toujours par donner un ou deux cours sur la Sparte de l’Antiquité. Je le fais pour plusieurs raisons. D’abord, je veux m’assurer que mes étudiants connaissent quelque chose du monde antique. Ensuite l’histoire de Sparte (dont je prends l’essentiel dans « la vie de Licurgue » de Plutarque) est intrinsèquement intéressante. Mais ma raison principale est que Sparte est le parfait exemple du principe qu’une société bien organisée aura un but premier et que ses éléments seront ordonnés en vue d’atteindre ce but.

Le but principal de Sparte, évidemment, c’était la préparation militaire. Tout était prévu pour que les citoyens mâles deviennent des guerriers efficaces. Et pas seulement des guerriers efficaces mais également une force de police efficace. Car les citoyens de Sparte (une classe aristocratique) ont toujours fait face à deux ennemis potentiels : les ennemis extérieurs, les autres cités du monde grec, et les ennemis intérieurs : les esclaves (les hilotes) et les semi-esclaves (les périèques), qui étaient subordonnés à la classe dominante et qui, par leur travail manuel, permettaient à la classe dirigeante de se consacrer entièrement à la vie militaire. Du fait que les esclaves et semi-esclaves dépassaient largement en nombre les citoyens, la culture militaire de Sparte s’est probablement d’abord développée pour garder sous contrôle ces classes inférieures.

Tout, et pas seulement la subordination de ces deux classes, était prévu pour servir le but primordial de la cité, la préparation militaire. Les garçons débutaient leur préparation militaire à l’âge de sept ans. Les hommes d’âge militaire, quand ils n’étaient pas effectivement au combat, passaient leurs journées au gymnase pour entretenir leur forme physique. Les soldats à la retraite passaient leur temps à critiquer les efforts des soldats toujours en activité. Les Spartiates prenaient leurs repas, non avec leur épouse, mais avec leurs camarades de combat. Les filles faisaient de l’exercice pour entretenir leur forme physique afin d’être en mesure de remplir leur principale fonction lorsqu’elles seraient mariées, mettre au monde des garçons qui grandiraient pour devenir des guerriers spartiates, et leur seconde importante fonction, mettre au monde des filles qui grandiraient pour donner naissance à de futurs guerriers.

Même la vie sexuelle des Spartiates était organisée pour servir le but primordial de la cité. Les relations sexuelles entre hommes et jeunes garçons, qui étaient largement répandues dans l’aristocratie du monde grec, étaient à Sparte une part de l’éducation militaire d’un garçon. Et l’adultère était approuvé comme une tentative patriotique de procurer à la cité davantage de garçons qui deviendraient des soldats. (Arrivé à ce point, j’interromps généralement mon cours par une petite plaisanterie. Je dis à mes étudiantes que si jamais elles devaient commettre l’adultère, ce qu’elles ne feront pas je l’espère, et être surprises par leur mari, elles devraient se défendre en disant : je l’ai fait pour l’Amérique.) L’infanticide, largement pratiqué dans le monde antique, était mis en œuvre à Sparte quand il apparaissait que le nouveau-né n’était pas à même de grandir pour devenir un bon soldat ou une bonne mère de soldats.

Inutile de le dire, les valeurs morales de Sparte promouvaient le but principal. L’or et l’argent, si prisés par les peuples des sociétés commerçantes et non-militarisées, étaient dédaignés. Les maisons et le mobilier étaient simples. Il y avait deux vertus suprêmes, le courage et le patriotisme. Bien que ne combattant pas, les femmes encourageaient leurs maris, fils et frères à être prêts à mourir pour Sparte. Quand ils partaient à la guerre, les mères de Sparte disaient à leurs fils : « reviens avec ton bouclier ou sur ton bouclier ». (NDT : le guerrier qui désertait le combat lâchait son bouclier pour courir plus vite, les morts et blessés graves étaient transportés sur leur bouclier par leurs camarades de combat.)

Les Etats-Unis sont-ils une société bien organisée ? Y a t-il un but principal unique vers lequel tous les éléments de la société sont dirigés ? Bon, nous ne pouvons pas être tout-à-fait aussi bien organisés que Sparte, nous sommes trop grands pour cela, et il y a ici et là des gens dont les buts personnels sont en discordance avec notre but principal. Et quel est ce but principal ? Gagner et dépenser de l’argent. Nous sommes principalement une société commerciale, comme toutes les sociétés vraiment modernes. La culture de la modernité est une culture d’activité commerciale.

Au cours de l’histoire humaine, il y a eu de nombreuses sociétés dans lesquelles le commerce n’était rien d’autre qu’une affaire mineure, la grande affaire étant la religion ou la guerre. Et certaines sociétés ont eu un double but, la religion et la guerre, aucune n’ayant le pas sur l’autre. L’Europe médiévale était quelque chose comme cela : une société avec d’un côté des nobles et des chevaliers guerriers et de l’autre des moines, des nonnes, des évêques et des prêtres.

Mais la religion n’est plus une préoccupation première dans aucune de nos sociétés modernes. Elle est tolérée comme rien de plus qu’un passe-temps personnel, comme la collection de timbres ou la masturbation. Le militaire est plus important mais son activité – faire la guerre – n’est pas une fin en soi comme ce serait le cas dans une société guerrière (par exemple la société décrite dans l’Iliade). La guerre moderne est un moyen de rendre le monde plus sûr pour l’activité commerciale.

Nos politiques reflètent la suprématie des préoccupations commerciales. Les candidats à la présidentielle, par exemple, font-ils campagne sur la façon de rendre l’Amérique plus vertueuse ou plus religieuse ? Non, ils font campagne sur la façon de rendre l’Amérique plus prospère.

Notre système éducatif reflète la même suprématie. Exaltons-nous l’idéal du savoir pour le savoir, comme aurait fait Aristote ? Bien sûr que non. Quelle absurdité archaïque. Nous disons aux gamins que les études sont là pour trouver un boulot et gagner du fric. Les études n’ont rien à voir avec la sagesse. Seuls des professeurs au charme suranné croient cela, et encore, pas tous.

Qu’est-ce que cela donnera sur le long terme ? Un antique sage a dit un jour : « l’homme ne vit pas seulement de pain ». Je pense que par « pain », il voulait dire l’argent et tous les biens matériels. Un sage moderne a dit un jour : « nous gaspillons notre énergie à acquérir et dépenser ». Le Moyen Age a passé des siècles à établir les fondations de la religion et de la morale. Sur ces fondations, les siècles récents ont bâti une superstructure de productivité et de prospérité démesurée. Cette superstructure peut-elle survivre si l’on retire les fondations ? Notre civilisation commerciale peut-elle flotter sans attache ?

David Carlin est professeur de sociologie et de philosophie au Community College de Rhode Island.

Source : https://www.thecatholicthing.org/2016/12/16/can-we-float-in-mid-air/