Hold-up, fusillades dans la rue à Paris et ailleurs, jeunes gens déchaînés saccageant autos et vitrines à Rouen, attentats à la grenade, chaque jour de nouvelles violences : comment cela finira-t-il ?
La violence est une déplorable constante du comportement. Elle a changé de visage à cause des mass media, qui nous tiennent au courant de tout. S’est-elle aggravée ? Les documents anciens m’inclinent à penser que, d’une certaine façon, elle aurait plutôt reculé. Voici quelques faits tirés de vieilles statistiques officielles 1.
Les méfaits des « cols blancs »
– Vers 1835, la moitié des enfants de tisserands et des autres ouvriers du textile du Haut-Rhin meurent de misère et de faim avant l’âge de deux ans.
– En 1859, à Rouen, sur 3 000 enfants inscrits aux registres d’état civil, 1 100 meurent dans l’année.
– En 1855, sur 100 enfants recueillis par les hospices, 83 meurent dans l’année.
– En 1885, 7 000 enfants de sexe masculin sont détenus dans les prisons.
– Une loi de 1841 interdit de faire travailler les enfants de moins de huit ans plus de huit heures par jour (à neuf ans, on peut !). La même loi interdit que les enfants de moins de treize ans travaillent de nuit (mais là aussi, passé treize ans, plus d’interdiction).
En 1850, on compte 130 000 enfants travaillant dans les mines, les forges et les usines.
Une loi du 19 mai 1874 interdit le travail des enfants de moins de douze ans dans les usines, à moins qu’ils aient le certificat d’études !
On pourrait allonger indéfiniment les chiffres et les faits, les choisir en d’autres pays, en d’autres temps : n’était-ce pas de la violence ? Cette violence-là, du moins, a disparu. Conteste qui voudra : je préfère, quant à moi, chaque jour risquer la violence de quelques enfants perdus plutôt qu’exercer ma violence sur tous les enfants pauvres, dont je fus. Visitant un jour une prison avec le Pr Ellenberger 2 , je l’entendis faire cette réflexion frappante que le crime et la délinquance sont deux concepts très différents : « le crime le plus atroce, dit-il, est celui que j’appelle le crime en col blanc, celui qui s’exerce dans le cadre de la loi. C’est lui qui est responsable des préjudices les plus graves, et c’est lui le plus répandu ».
Une enquête à New York
On ne peut nier que l’évolution sociale depuis un siècle ait constamment fait régresser le crime en col blanc. On ne peut nier que la violence globale ait constamment régressé, du moins en Occident. Les livres de Soljénitsyne montrent, d’ailleurs, avec une terrifiante clarté l’abîme qui peut séparer le crime de la délinquance : l’URSS est probablement le pays du monde où la délinquance est la plus faible. Mais le crime !
Les sciences humaines, avec les méthodes d’enquête statistique qu’elles ne cessent d’affiner, nous invitent elles aussi à juger avec prudence le tableau de la violence contemporaine. En Allemagne, dans les pays nordiques, en Angleterre, aux États-Unis (peut-être aussi en France, mais je n’ai aucun document bien précis pour notre pays), les sociologues ont essayé de déterminer ce qu’ils appellent le numerus obscurus, c’est-à-dire les taux de criminalité cachée.
Les résultats étonneront sans doute tout le monde, sauf les vieux confesseurs chevronnés (a). Il semble, en effet, que des pourcentages très élevés de la population vivent tout simplement dans le crime sans que cela se sache, et que la très grande majorité des actes criminels restent, non seulement impunis, mais même insoupçonnés. Selon Hood et Sparks 3, pour chaque meurtre connu de la police, il y en aurait de 4 à 7 qui passeraient inaperçus. Les mêmes auteurs donnent un tableau effarant des pourcentages d’hommes et de femmes ordinaires, c’est-à-dire n’ayant jamais eu affaire à la police, reconnaissant, lors d’un sondage impersonnel, des délits déterminés. En voici un extrait (la question : « avez-vous tué ? » n’a pas été posée) :
Certes, l’enquête a été faite dans l’État de New York. Mais d’autres auteurs ayant procédé à des sondages identiques parmi les recrues de l’armée en Norvège et Finlande (pays réputés pour leur honnêteté) donnent des chiffres peu inférieurs. 4
La morale, si l’on peut dire, de telles enquêtes, semble être que l’accroissement de la violence traduit une évolution du comportement social plutôt que de la morale personnelle : dans notre société permissive, les hommes se cachent moins pour faire à peu près la même chose. Le crime qui naguère se commettait dans le secret tend à descendre dans la rue. Faut-il même parler de société permissive ? Si la vie publique est de plus en plus envahie par le crime, ne serait-ce pas simplement qu’il y a de moins en moins de vie privée, et que le mal, comme le reste, se socialise ? La sociologie du crime a de quoi rendre misanthrope. Elle documente par des chiffres le défi du Christ : « Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché jette la première pierre. »
Aimé MICHEL
(a) R. Hood et R. Sparks : La Délinquance (Hachette).
(*) Chronique n° 205 parue dans F.C. – N ° 1450 – 27 septembre 1974. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, chap. 11 « Pêcheurs, délinquants et criminels », pp. 315-318.
Les notes de (1) à (4) sont de Jean-Pierre ROSPARS
- Voir d’autres exemples dans la chronique n° 365, Etrange aujourd’hui qui aspire à l’innocence, au chapitre 14 de La clarté au cœur du labyrinthe, op. cit., pp. 390-393.
- Henri F. Ellenberger (1905-1993), médecin psychiatre et éminent historien de la psychanalyse et de la psychologie dynamique, est l’auteur d’une monumentale Histoire de la découverte de l’inconscient (1970 ; Fayard, Paris, 1994). Aimé Michel lui consacra notamment la chronique n° 23, La psychanalyse : connaissance ou chimère, parue le 5 mars 1971 (publiée ici le 7 décembre 2009, reproduite dans La clarté, op. cit., p. 225) et une émission de télévision dans la série « Un certain regard » du Service de la Recherche de l’ORTF le 16 décembre 1972. Une solide amitié naquit entre les deux hommes et, par la suite, ils échangèrent une correspondance jusqu’à leur mort à moins d’un an d’intervalle. Né en Rhodésie d’une famille française de missionnaires protestants d’origine suisse, Henri Ellenberger fit ses études de médecine à Strasbourg, se maria en 1930 à Paris, s’installa à Poitiers, dû se réfugier en Suisse pendant la guerre puis émigra aux États-Unis en 1952. Il fut professeur de criminologie à l’Allen Memorial Institute de l’université McGill de Montréal à partir de 1959. En 1969 il fit paraître Criminologie du passé et du présent aux Presses de l’université de Montréal. « À chacun de ses voyages, note Élisabeth Roudinesco dans la présentation de l’Histoire de la découverte de l’inconscient, il demandera à visiter en compagnie de son épouse les trois grands lieux d’enfermement urbain : l’asile, la prison, le zoo. » (p. 11).
- C’est la seconde fois qu’Aimé Michel cite l’ouvrage de Hood et Sparks, voir la chronique n° 48, Les casseurs de Babylone – Zadig II, publiée ici le 5 juillet 2010.
- Ces études descriptives forment l’une des branches de la criminologie. Elles « ont permis des estimations (…) de l’incidence réelle de la violence, des petits larcins, des vols, des cambriolages et des crimes sexuels (mais pas encore des infractions graves au code de la route, ni des crimes rares comme les homicides). Ils (sic) ont montré que les victimes sélectionnent ce qu’elles rapportent à la police ; que la police sélectionne ce qu’elle considère comme valant la peine d’être noté, et que les fluctuations dans les crimes relevés peuvent être provoquées, ou être fortement exagérées par des modifications dans la volonté des gens de les déclarer, ainsi que dans les variations de l’intérêt que leur porte la police. » (Article « Criminologie » du dictionnaire encyclopédique d’Oxford Le cerveau un inconnu, sous la direction de Richard L. Gregory, Bouquins, Robert Laffont, Paris, 1993). On ne sera par surpris dans ces conditions que le sujet soit l’objet de débats et de polémiques à la fois scientifiques et politiques. Le livre récent de Nicolas Bourgouin, Les chiffres du crime. Statistiques criminelles et contrôle social (France, 1825-2006) (L’Harmattan, Paris, 2008) fait le point sur la criminalité en France (voir la recension de G. Arnould http://lectures.revues.org/854). En s’appuyant sur les statistiques policières, judiciaires et pénitentiaires, il montre l’évolution de la criminalité et des politiques pénales. Ainsi au XIXe siècle les atteintes aux biens tendent à être confiées aux magistrats professionnels plutôt qu’aux jurys populaires pour éviter des acquittements. La répression des avortements (1852-1943) accompagne la lutte contre la dénatalité. De 1960 à 1985 les vols (ou leur criminalisation) augmentent puis ils baissent de 1985 à 2006, tandis que les agressions sexuelles augmentent. La croissance des viols accompagne la libération de la femme (1975-2006) du fait de l’émergence d’une nouvelle morale par changement des mentalités et de la loi : « le violeur prend la place du voleur ». De 1850 à 1960 la criminalité de sang diminue. La violence politique diminue également car la grève remplace l’insurrection pour régler les conflits sociaux. L’auteur paraît conforte l’opinion d’Aimé Michel sur deux points. D’une part, la « hausse de la violence » et le « sentiment d’insécurité » seraient une invention (« une construction sociale et médiatique ») produisant une forte hausse des incarcérations. D’autre part, si les crimes contre les biens sont fortement réprimés, les crimes économiques et financiers (les crimes en col blanc) le sont peu. Ces deux derniers points sont confirmés par Laurent Mucchielli, sociologue au CNRS (voir notamment le livre qu’il vient de faire paraître L’invention de la violence. Des peurs, des chiffres et des faits, Fayard, Paris, 2011). Il y souligne notamment que le nombre des homicides en France, après avoir augmenté dans les années 70 jusqu’en 1984, tend à diminuer depuis ; en y incluant les tentatives d’homicide ce nombre est passé de 3000 en 1984 à 2000 en 2010 avec un taux de résolution de 80 à 90% suivant les années (voir www.http://insecurite.blog.lemonde.fr/2011/06/21/les-homicides-une-baisse-continue-qui-passe-inapercue). Quant à la violence juvénile, une polémique oppose Laurent Muchielli à Alain Bauer. Ce dernier, président de la « Mission sur les violences en milieu scolaire, les sanctions et la place de la famille », a publié un rapport en 2010 (www.http://media.education.gouv.fr) qui indique un accroissement des faits les plus violents : « Ce qui a d’abord changé, et cela était décrit dès 1998-1999 dans les enquêtes de l’OIVE, concerne le caractère beaucoup plus collectif des agressions dans les établissements en difficulté. Les actes peuvent devenir plus violents parce que commis en groupe, et l’effet d’entraînement est important. Si environ 28 % des élèves victimes de racket interrogés par l’OIVE en 1994 jugeaient la violence très présente dans leur collège 43,5 % des victimes le pensent 10 ans plus tard : 15,5 % de plus. Il n’y a pas plus de victimes, et même plutôt moins, mais il y a un glissement des réponses des victimes vers les modalités les plus dures de la perception de la violence. (…) L’augmentation du sentiment d’insécurité est d’abord liée à une augmentation de l’intensité des victimations pour un nombre plus restreint de victimes plus durement agressées. Il n’y a pas là de “fantasme d’insécurité”. Ainsi il semble que le racket est devenu plus collectif ou la persécution d’un élève par un petit groupe plus fréquente. »
Pour aller plus loin :
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- Vous avez dit « violence catholique » ?
- Liste des ouvriers pastoraux, Evêques, Prêtres, Religieux, Religieuses et Laics tués en 2011 et 2010
- 300e anniversaire de la mort de Richard Simon
- Discours final du Pape – Sommet sur la protection des mineurs