Gérard Leclerc, dans la France Catholique de cette semaine, aborde succinctement une question d’une nature inépuisable : celle qui concerne deux mots inséparables : savoir et pouvoir.
Je cite juste l’extrait qui touche au point sur lequel je désire apporter une précision :
« Quel est le statut des sciences humaines ? Rassurez-vous, je ne vous imposerai pas toute une dissertation sur le sujet, sauf à dire qu’un tel statut est bien problématique. Pour une première raison peut-être : le savoir est presque toujours associé à un pouvoir. Et ce pouvoir n’est pas seulement d’ordre technique, au sens où savoir c’est pouvoir faire. »
Cette association des deux vocables est des plus congruente, ou adéquate. En effet, si l’on remonte au temps du péché d’origine, on se rend bien compte qu’Ève autant qu’Adam perçoivent, sous l’influence insidieuse du Tentateur, qu’il ne leur sera pas possible de « devenir comme des dieux » sans un minimum de connaissances… hélas aussi sans que ce minimum de connaissances ne s’accompagne d’une ignorance totale des conséquences.
C’est bien pour cela que l’Arbre sous lequel le dialogue se noue est dit « de la connaissance du Bien et du Mal ». Sans préciser que ces deux savoirs prendront beaucoup de temps avant d’être vraiment explorés : non totalement d’ailleurs… On ne peut qu’admirer la force de l’image – on sait que l’hébreu est une langue qui justement privilégie les images –, associant ainsi la connaissance par laquelle s’obtient le savoir à la conscience du Bien comme du Mal à travers le squelette tout habillé de feuilles d’un arbre entrevu comme immense et impénétrable, tel un de nos chêne de trois cents années…
L’on voit bien, à travers toute l’histoire de l’humanité, que jamais un pouvoir n’a été conquis sans qu’il y ait un développement préalable du savoir, une acquisition d’une ‘’connaissance’’, peu importe quelle soit d’ordre manuel ou intellectuel, tout cet effort revenant naturellement à l’esprit. La possession du feu, la découverte du ‘’comment’’ transformer le métal, l’invention de l’arc et de la flèche, du marteau et de la lance, du mortier et de la cuisson des briques, tant d’autres ‘’progrès’’ ont chaque fois fait faire un bond en avant du ‘’savoir’’ global qui se traduisait par de nouveaux pouvoirs : et chacun de ces pouvoirs induisait soit de nouveaux usages bénéfiques, soit de nouvelles pratiques maléfiques.
La deuxième question importante que pose Gérard découle du premier point, qui se concluait par cette constatation : « Savoir, cela détermine encore l’autorité morale de faire. »
« J’y pensais en lisant l’entretien donné au dernier Journal du Dimanche par l’anthropologue Maurice Godelier. Sa ‘’science’’, sans doute incontestable, lui donne-t-elle la compétence d’une interprétation générale et le droit d’affirmer ce qu’il adviendra demain de l’humanité ? »
Il en est des prédictions et autres prévisions ce qu’il en advint il y a une cinquantaine d’années quand Bertrand de Jouvenel des Ursins1, fonda en 1975 une revue consacrée à la « réflexion sur les futurs possibles » dont le 398e numéro vient de sortir en ce début d’année 2014 ; tout paraissait possible et l’on pensait tracer infailliblement la route que ne pouvait pas manquer d’emprunter la civilisation. Les ambitions de la prospective se sont atténuées avec le temps, l’humilité ayant fait son chemin dans l’esprit des futuribles… Cette humilité ne les a pas rendu moins efficace, au contraire.
« Ainsi Maurice Godelier évoque-t-il, poursuit Gérard Leclerc, l’histoire très complexe de la parenté et des liens familiaux, en marquant le rôle du christianisme dans l’avènement d’un mariage d’amour. Ce en quoi je ne puis que le suivre. Mon désaccord vient par la suite d’une autre affirmation selon laquelle ce modèle serait en voie de disparition, condamné par l’évolution normale des mœurs. Certes, il s’agit là d’une opinion possible mais nullement normative, et l’anthropologue ne saurait nous l’imposer au nom de sa compétence. »
Il est capital d’insister sur cette réflexion, car la science ne peut en rien dire ce que sera l’avenir, son champ d’investigation est limité par trois impératifs : en premier, être en mesure d’observer un ‘’objet’’, puis, deuxièmement, d’étudier jusqu’à tout savoir de l’objet appréhendé afin, troisièmement, de pouvoir le reproduire. Arrivé là, le scientifique peut déclarer ce phénomène. Quand il s’agit d’un phénomène du type décrit par Maurice Godelier, ici le rôle du christianisme dans l’avènement d’un mariage d’amour, modèle étudié par, nécessairement, les historiens, on voit mal comment justifier le passage d’une simple opinion, certes légitime, au statut de certitude scientifique.
Que l’anthropologue ses contente du présent sans penser être en mesure de décrire avec exactitude ce qui ‘’sera’’ demain. Jean Paulhan a écrit un petit conte explicite : deux jeunes gens s’aimaient d’amour tendre dont ils se prodiguaient tous les signes… Lui doit partir outre-Atlantique quelques années pour son travail. Quand il revient, il retrouve sa petite amie et l’emmène au cinéma. Installés, il pense que tout ici est demeuré comme autrefois. Sa main droite s’aventure donc jusqu’à se glisser sous la paume gauche de sa bien-aimée : alors elle s’effarouche, lui disant : « Mais mon ami, mon ami que désirez-vous donc de moi ? » (Exactitude de la citation non garantie.)
« L’avenir reste l’avenir », aurait affirmé le seigneur de La Palice. Oui, mais fort peu prévisible avec précision. Il suffit de regarder des dessins de futuribles du temps de Jules Verne : nombre d’inventions qui nous font sourire sont ainsi répertoriées sur carte postales…
Tout cela pour dire à mes petits enfants de ne pas croire aux prédictions des scientifiques, sauf celles qui découlent directement des travaux en cours. Quand je lisais dans les années 70 des numéros de revues scientifiques, je pensais que leurs descriptions de ce qui nous attendait en l’an 2000 se vérifieraient : à l’heure du rendez-vous, les erreurs furent au moins aussi nombreuses que les vérités.
Quant à l’évolution des mœurs, les Français ont traversé tant de changements qu’ils sont vaccinés contre une trop grande confiance en des prospectives qui ne font que refléter l’état présent des modes. Or les modes, surtout quand il s’agit des mœurs, sont fluctuantes au point souvent de sombrer. C’est ce que j’espère pour demain, notamment en matière de pantalon à taille basse : de plus en plus la raie des fesses se laisse voir complaisamment. Que va-t-il se passer quand la taille, mode l’obligeant, sera descendue en dessous de l’arrondi du fessier ?
Pour aller plus loin :
- Bertrand de Jouvenel des Ursins, connu sous le nom de Bertrand de Jouvenel, naquit né le 31-12-1903 à Paris, où il est mort le 1ier mars 1987. Écrivain et journaliste, également juriste, politologue et économiste, il fut un penseur libéral, théoricien, avec Gaston Berger, de la prospective en France.