12 JANVIER
Voilà longtemps que j’attendais une réplique argumentée à l’entreprise de Jérôme Prieur et Gérard Mordillat, telle qu’elle se déroule depuis trop longtemps sur Arte. Jean-Marie Salamito, qui enseigne l’histoire du christianisme antique à Paris IV-Sorbonne, réplique avec la vigueur nécessaire à nos deux bretteurs qui continuent à faire illusion à tout un public. Celui-ci croit qu’on lui sert le décryptage décisif des origines du christianisme qui auraient été masquées par l’Église. Le climat anticlérical et antichrétien qui règne en certains milieux médiatiques favorise ce genre d’offensive. Et souvent, une invraisemblable pusilanimité empêche les chrétiens de dire leur fait à des manipulateurs qui prétendent maîtriser une science qui n’est pas la leur. Toute objection leur est d’ailleurs insupportable. J’ai pu le constater moi-même il y a quelques années, lors d’une brève confrontation sur France 3. Il était nécessaire qu’un spécialiste comprenne enfin le dossier pour démonter la méthode, révéler les procédés derrière la mise en scène impressionnante qu’ils réactivent à chaque étape de leur parcours.
Sous le masque de l’objectivité, la parole largement accordée à quarante-quatre invités prestigieux (des universitaires, des biblistes, des savants), nos deux compères entendent développer leur propre thèse à propos du livre de l’Apocalypse : « L’histoire du christianisme antique serait celle de la longue trahison de Jésus par ceux qui se réclamaient de lui. » Une phrase fameuse d’Alfred Loisy sert de leit-motiv à leur démonstration : « Jésus annonçait le Royaume et c’est l’Église qui est venue ». Il se trouve d’ailleurs que cette phrase, toujours séparée de son contexte, n’a nullement le sens que Prieur et Mordillat lui attribuent. Là où Loisy voyait un développement légitime, et au demeurant inévitable, ils dénoncent une mutation radicale qui trahirait le projet initial. Ce que l’auteur de L’Évangile et l’Église concevait comme une continuité organique, ses récupérateurs l’imaginent comme une dénégation violente. Jean-Marie Salamito a eu amplement raison de reproduire la citation avec son contexte, qui est celui d’une discussion avec Harnack, le grand historien protestant allemand. Ce dernier penchait du côté de l’idée d’une dénaturation (« un fruit avarié »). Loisy affirme au contraire que les traits principaux de la religion chrétienne n’ont rien perdu de leur consubstance séculaire, même si c’est pour « se présenter à nous aujourd’hui sous des couleurs qui ne sont pas celles d’autrefois ».
La thèse de Mordillat et de Prieur est celle d’un « Jésus sans Jésus », c’est-à-dire d’une rupture totale après quoi il n’y aurait plus rien du Jésus de l’Histoire, dont nous ne saurions d’ailleurs pas grand chose. D’une façon générale, il s’agit de dénigrer le christianisme comme une invention qui contredit le message de Jésus et les chrétiens comme de curieux personnages. Fanatiques, morbides, kamikazes, fascinés par la mort. Jean-Marie Salamito montre que les documents sont invoqués à contre-sens. Je suis frappé de constater aussi comment leurs affirmations sont en décalage avec les recherches d’une historienne aussi rigoureuse que Marie-Françoise Baslez (Les persécutions dans l’Antiquité, héros, martyrs, Fayard, 2008).
Je recommande le petit livre de Jean-Marie Salamito à tous ceux que les émissions d’Arte ont troublé sans qu’ils puissent toujours démêler les causes de leurs interrogations. Il faut répéter que les réponses ont été trop prudentes au départ, comme si on craignait de paraître décalé par rapport à un travail qui se voulait sérieux et rigoureux, reposant sur l’autorité des meilleurs. Heureusement, on a compris à qui on avait affaire, des militants qui ont découvert un beau jour l’exégèse biblique comme un prodigieux champ d’investigation où ils pourraient poursuivre la sape de leurs prédécesseurs. Athées proclamés contre la foi. Le plus étonnant est qu’ils n’ont pas été perçus comme tels dès le départ. Il faut le courage et la détermination d’un universitaire, qui leur répond sur le terrain scientifique pour que tout soit enfin mis au net. C’est l’antisémitisme qui constitue sans doute le fil rouge des deux militants en ce sens que, dès leur première série, ils ont tenté d’en attribuer la responsabilité exclusive aux chrétiens qui, du même coup, se trouvaient rendus responsables par avance du génocide perpetré par les nazis. Il convient donc de leur répondre fermement, en mettant en évidence les bévues de deux non-historiens qui veulent asséner leur thèse. Je renvoie notamment au dernier chapitre où Jean-Marie Salamito synthètise les erreurs de méthode en mentionnant la dernière qui pourrait bien être la principale : Histoire-fiction. Ceux qui prétendent se fonder sur l’objectivité et l’esprit critique sont, en fait des gens qui reconstruisent l’Histoire selon leur phobie, leur haine et leurs préjugés.
(Jean-Marie Salamito, Les chevaliers de l’Apocalypse, réponse à Messieur Prieur et Mordillat, Lethielleux-Desclée de Brouwer).