Deux anciens ministres sont en attente de béatification : Robert Schuman dont l’enquête diocésaine est close depuis 2004 et Edmond Michelet depuis 2015. Le premier, l’un des pères de la construction européenne, est mort en 1963, le second, fidèle du général de Gaulle, est mort en 1970. Les deux étaient des catholiques fervents, dévots, généreux, à la vie personnelle rigoureuse et dotés d’un sens élevé du devoir civique. Ils répondraient donc aux principaux critères de l’Église. Ils pourraient être proposés en exemples, en modèles pour leurs concitoyens. Ceux d’entre eux qui sont catholiques pourraient les prier pour la France et pour eux-mêmes.
Mais, car il y a bien sûr un « mais », ils étaient politiquement opposés l’un à l’autre. Ils l’étaient sur le général de Gaulle. On reproche encore à Robert Schuman d’avoir voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain en juillet 1940. On reproche à Edmond Michelet d’avoir, comme garde des Sceaux, approuvé des réquisitions de peine capitale à l’encontre des généraux Maurice Challe et André Zeller après le putsch d’Alger de 1961. Schuman fut rapidement arrêté par les Allemands et détenu en Allemagne d’où il s’évada en 1942. Dans l’affaire algérienne, Michelet avait très tôt mis en garde contre toute guerre civile et pris parti pour l’indépendance algérienne. Les deux hommes s’étaient surtout séparés lors du choix entre le RPF (Rassemblement du peuple français) et le MRP (Mouvement républicain populaire) pendant la IVe République, Michelet faisant passer en priorité la fidélité au Général, Schuman à la démocratie chrétienne et à l’Europe dite alors supranationale. Le livre fort bien documenté que leur consacre Mgr Jacques Perrier nous apprend qu’ils s’étaient déjà séparés sur la guerre d’Espagne, Schuman contre les persécutions religieuses choisissant le parti de Franco, Michelet avec notamment les dominicains de Sept et Mauriac, soutenant les Basques et condamnant la dictature.
Or ces différences, qui sont tributaires de toute action dans le siècle, se trouvent transcendées dans l’absolu, ou plutôt l’Absolu avec majuscule. L’auteur, qui a été évêque de Chartres, avant d’être celui de Tarbes et Lourdes, sauve ou absout les deux hommes politiques par l’intervention d’un troisième homme qui fait figure ici de médiateur : l’abbé Franz Stock ! Que vient faire ici l’aumônier allemand de Fresnes, plus tard supérieur du « séminaire des barbelés » de Coudray, près de Chartres ? L’abbé Stock fut pendant six mois le confident du prisonnier Michelet en attente de sa déportation à Dachau où il fut enfermé de 1943 à 1945. Et cet abbé Stock est un pionnier de la réconciliation franco-allemande. Schuman, né à Luxembourg mais de père allemand, habitant la Moselle occupée jusqu’à ses trente ans, n’a jamais croisé Franz Stock né et étudiant de l’autre côté du Rhin au séminaire de Paderdorn. Vingt ans les séparaient. Et pourtant un homme a fait le lien entre les trois hommes avant Mgr Perrier. Cet homme n’est autre que le chancelier allemand Konrad Adenauer. Catholique, rhénan, anti-nazi, il connut et apprécia les « trois hommes de paix » comme les appelle Mgr Perrier : « Peut-être ne seront-ils jamais béatifiés, écrit-il. Il est beau que nous puissions déjà les vénérer comme des Serviteurs de Dieu. »
Pourquoi ne seraient-ils pas béatifiés ? En 1999, l’un des petits-fils de Michelet, Bernard Rivière, notait que « le gaullisme dont se réclamait mon grand-père est encore un courant politique trop vivant pour que l’on puisse opportunément canoniser l’un de ses membres » (La Croix, 7 octobre 1999). On pourrait ajouter « et l’une de ses têtes de Turc » (Schuman).
Ce jugement mérite d’être révisé à la lumière de l’évolution politique la plus récente. La béatification solidairement des trois hommes (pour Stock l’enquête diocésaine qui avait échoué à Chartres, a été reprise et menée à terme à Paderdorn en 2013) aurait valeur de signe pour notre patrie, pour la relation franco-allemande et pour l’Europe tout entière, mais aussi pour réaffirmer la valeur spirituelle de l’engagement civique, politique et social, au moment où la politique est de plus en plus dénigrée.
Outre la France, d’autres hommes politiques font l’objet de procès en béatification. Celui de l’ex-président de Tanzanie (1964-1985), Julius Nyerere, mort en 1999, est ouvert depuis 2005. En Italie, le cas d’Aldo Moro, grand ami de Paul VI, ex-président du Conseil assassiné par les Brigades rouges en 1978, est à l’étude depuis 2012. Ceux des deux alter ego européens de Schuman, Alcide de Gasperi et Konrad Adenauer, sont également en cours d’enquête. Le dernier empereur d’Autriche, Charles, a été béatifié le 3 octobre 2004. La dureté des temps oblige certes à une certaine prudence mais ne rend pas l’exercice moins nécessaire.
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Jacques Perrier, Trois hommes de paix. Robert Schuman, Edmond Michelet, Franz Stock, Nouvelle Cité, 176 pages, 18 e.