Un passage d’Histoire d’une âme, autobiographie de Sainte Thérèse de Lisieux, dont c’est la fête ce 1er octobre, m’a fortement frappé: elle relate sa découverte des mots que Jésus adresse à sainte Marguerite-Marie Alacoque, « je veux te faire lire le livre de la vie, où se trouve la science de l’AMOUR.»
Ce fut un véritable choc pour Thérèse: « La science de l’Amour, oui, ce mot résonne en douceur à l’oreille de mon âme, et je ne désire que cette science.» Sa célèbre vocation d’amour se concrétisait.
D’ordinaire science et amour ne semblent pas aller de pair. On a tendance à associer l’amour aux sentiments, à l’attirance, à la passion — pas tout-à-fait le truc de la science, qui marche avec le raisonnement, l’expérience et le progrès. Mais l’amour en tant que science n’est pas une métaphore mystique sans fondement ni une excentricité.
Je suis tombé sur ce passage de sainte Thérèse peu après avoir lu Les frères Karamazov, et Dostoïevsky — contemporain de Sainte Thérèse, fin du XIXe siècle — emploie la même formulation. Dans un des premiers dialogues du livre, le Père Zossima tente de consoler une dame « de petite foi », lui conseillant d’abord de ne pas craindre sa propre peur de l’amour, insistant sur le fait que l’amour dans la réalité est plus rude que dans les rêves: « l’amour dans la réalité c’est un labeur, une persévérance et, pour certains, peut-être, c’est aussi une véritable science.»
Dorothy Day, fondatrice du Mouvement des travailleurs catholiques (USA), écrit aussi que « l’amour est une science, un savoir, qui nous manque.» C’est pourquoi nous devons constamment implorer l’Esprit Saint — infunde amorem cordibus du magnifique ancien cantique Veni Creator — d’emplir nos cœurs d’amour.
Peu avant l’époque de sainte Thérése, le concept du positivisme, qui énonce qu’aucune science ne saurait exister sans être fondée sur les phénomènes naturels, commençait à se répandre. Cependant, le grand philosophe russe Vladimir Soloviev n’était pas preneur. Dans son ouvrage de 1874 Crise de la philosophie occidentale il mettait à bas le point de vue du philosophe français Auguste Comte selon qui l’humanité entrait dans une ère où seule la science peut remplacer toutes les autres formes de savoir, telles la théologie « primitive » ou la philosophie. Pour Auguste Comte ce n’étaient que les précurseurs démodés d’une nouvelle époque historique de progrès strictement scientifique. « Ordre et progrès » — le slogan d’Auguste Comte (qui, anecdote, figure sur le drapeau du Brésil) — s’ensuivraient tout simplement.
L’Histoire n’a pas vraiment suivi… Et pourtant, à quatorze ans, sainte Thérèse sentait que les savants, malgré leurs vies consacrées à l’étude, auraient été étonnés de constater qu’elle pouvait comprendre des choses qui, avec tout leur « savoir », leur échappaient. Les exploits intellectuels font pâle figure devant la volonté fondée sur l’amour.
Soloviev sentait que la crise de la philosophie occidentale venait d’avoir placé par erreur (et non creusé sans nécessité) une forme de connaissance (la raison) au-dessus d’une autre (la foi). Il professait que ce phénomène avait commencé avant les ‘Lumières » (XVIIIe siècle) qui promurent l’idée que la science résoudrait les éternels problèmes de l’humanité. Les « Lumières » fixaient l’idée que la science devrait dominer les systèmes moraux et éthiques, dont on pouvait bien se défaire car « non scientifiques ».
Mais toute cette structure morale repose sur ce que Jésus appelait les deux plus grands commandements : l’amour de Dieu et l’amour du prochain. On pourrait bien dire que Jésus tenait un discours « scientifique » — révélant une véritable connaissance — en témoignant de la primauté de l’amour.
Rejeter la structure morale traditionnelle n’exonère pas des « règles » réputées arbitraires, mais — ce qui semble généralement négligé — implique le danger réel de perdre l’amour lui-même.
La science a beaucoup apporté à notre monde dans des domaines importants. Nul besoin d’être catholique depuis le berceau pour comprendre que jouer la carte scientifique — dans les débats actuels sur la bioéthique, par exemple — est une manœuvre disculpante pour chercher à avoir carte blanche [NDT: en français dans le texte] et publier dans tous les domaines, à votre choix. Soloviev reconnaissait, comme bien peu de nos contemporains, l’enjeu du rejet au loin des savoirs religieux et philosophiques, qui empêche d’éclairer l’interprétation des progrès scientifiques : « poussé à son extrême logique, le principe d’utilitarisme équivaut d’évidence à la complète négation de l’éthique.» Benoît XVI en a dit autant l’an dernier.
Seule la « Science de l’amour », que Benoît XVI désigne comme « la forme la plus élevée de la science », peut protéger l’humanité des effets corrosifs de la mentalité actuelle de manquements (utilitaristes) parce que — comme dit Carol Wojtyla dans son livre Amour et responsabilité (1960) — « seul l’amour peut empêcher une personne d’exploiter autrui. » Et seul l’amour peut nous sortir de l’insignifiance que le matérialisme scientifique a tant répandue.
Peu avant sa mort à Auschwitz, Édith Stein rédigea une étude philosophique détaillée sur la pensée du carme saint Jean de la Croix, sous le titre La Science de la Croix, un sommet de sagesse. Elle y égale ce qu’elle appelait la « science des saints » aux « vérités de la foi » (qui ne contredisent jamais la science ni la raison).
À mon avis ce genre de terminologie a le pouvoir d’interpeller le croyant comme le non-croyant ; nous sommes invités à reconsidérer ce que nous entendons par science — et par l’amour, que Jean-Paul II appelait « la vocation fondamentale et innée de tout être humain ».
Les saints poursuivent leurs propres vocations d’amour en suivant la méthode « scientifique » conseillée par Jésus : discite a me — « recevez mon enseignement, je suis doux et humble de cœur.» Qu’y a-t-il de plus digne d’étude que la recherche de Son Sacré Cœur — « foyer incandescent de charité (d’amour) » ?
Sainte Thérèse, grand Docteur de l’Église, nous rappelle à sa façon qu’alors que tous les scientifiques ne sont pas des saints, tous les saints sont des scientifiques — grâce à leur connaissance intime et à leur engagement actif dans l’amour, la plus intense réalité de la vie.
Matthew Hanley