Un des liens les plus forts entre les juifs et les chrétiens est le livre des prières d’Israël, le livre des Psaumes. Les Psaumes pénètrent la liturgie de l’Église. Ils sont chantés et priés à chaque Eucharistie. Ils nourrissent le cantus firmus permanent pour la liturgie des Heures.
Toutes les quatrièmes semaines du mois, aux vêpres du mardi, l’Église dit le Psaume 137, qui l’unit aux lamentations amères du peuple d’Israël lors de la déportation et de l’exil. « Sur les bords des fleuves de Babylone nous étions assis et nous pleurions, nous rappelant Sion ! »
Ici comme partout, l’Église fait appel avec reconnaissance dans sa propre liturgie aux richesses de l’héritage spirituel d’Israël. Cependant il serait plus honnête d’avouer que trop souvent elle ne le fait qu’en partie. Car, dans le cas de certains Psaumes du bréviaire, on a volontairement fait des suppressions et des amputations.
Par exemple, des neuf vers du Psaume 137, trois ont été éliminés. La lamentation du psalmiste sur le terrible destin qui s’est abattu sur le peuple d’Israël est coupée au moment où il hurle cette terrible imprécation contre ses ennemis : « Ô fille de Babylone, heureux sera celui qui prendra tes petits et les écrasera contre le roc ! »
Ainsi, plutôt que d’affronter cette féroce invective du Psalmiste, le bréviaire choisit de l’ignorer. Et il se fait à ses risques. Car les psaumes dans leur plénitude inédite expriment de façon incomparable le but et l’urgence de notre besoin de rédemption. Diminuer la profondeur de la difficile condition humaine ne sert qu’à banaliser le salut réalisé par Jésus.
Privé du combat angoissé que mène l’Ancien Testament à la recherche de la foi, l’Évangile peut apparaître comme existentiellement sans racines. Il perd le défi spirituel qui l’engage à maintenir dans une toujours périlleuse tension justice et réconciliation, vérité et miséricorde. Compromettre justice et vérité ne conduit qu‘à une miséricorde contrefaite et à une artificielle réconciliation.
C’est seulement dans le Christ qu’un engagement si difficile peut être enduré et résolu. Saint Augustin, dans prière christologique du Psaume 137, transpose les derniers vers du psaume en une exploration du combat spirituel qu’affronte tout chrétien, combat contre ses désirs qu’il ne sait contrôler et ses animosités toujours prêtes à exploser.
Ensuite, passant à Paul, Augustin identifie audacieusement le Christ au roc de fermeté, qui conduit non à la mort mais à une vie nouvelle : « Que le Roc soit vainqueur. Soyez bâtis sur le Roc si vous désirez ne pas être balayés ni par le flot ni par les vents ni par la pluie… Précipitez ces désirs profanes contre le Roc ; et ce Roc est Christ… » (1 Cor. 10 :4) Augustin n’engage pas à une ablation ou une coupure ou à un refus des versets qui tourmentent l’esprit et des désirs pressants mais montre la voie de leur transformation en Christ.
Ces considérations sont nées alors que je méditais la réponse du Vatican au récent martyre des trois chrétiens dans la basilique de Notre Dame de Nice, la semaine passée. Matteo Bruni, directeur du bureau de presse du Saint Siège, déclarait : « Le terrorisme et la violence ne peuvent jamais être acceptés. L’attaque de ce jour a semé la mort dans ce lieu d’amour et de consolation, qu’est la maison du Seigneur. Le Pape… prie pour les victimes et leurs êtres chers, pour que la violence puisse cesser, pour que nous puissions à nouveau nous regarder comme des frères et des sœurs et non comme des ennemis, pour que le peuple de France bien-aimé, uni, puisse répondre au mal par le bien. »
Sans aucun doute l’Évangile nous appelle à mieux que cette réponse si pâle, cet appel si anodin à répondre « au mal par le bien ». Où, dans ce langage bureaucratique du Vatican, peut-on trouver cette parrhèsia exaltée en théorie mais si misérablement absente dans l’action ? L’Esprit sûrement appelle l’Église à nommer le mal concret qui nous afflige et à célébrer le bien qui nous dépasse et vers lequel nous aspirons. N’allons pas errer dans le désert des abstractions vides, ni nous empêcher de parler de conversion au Christ, le véritable Roc de notre Salut.
En espérant trouver une réflexion plus vigoureuse, on se tourne vers le message du Pape pour l’Angelus du jour de la Toussaint. Les lectures de ce jour-là semblent providentiellement adressées aux martyres perpétrés cette semaine.
Le livre tiré de l’Apocalypse présente à une contemplation priante l’image frappante de ceux dont les robes ont été lavés dans le sang de l’Agneau. Et les Béatitudes de l’Évangile culminent dans la bénédiction prononcée sur les « persécutés pour la justice ».
Et comme pour ne pas priver les disciples contemporains du défi permanent, l’Évangile conclut : » Bénis soyez-vous quand on vous insulte et quand on vous persécute et qu’on dit du mal de vous faussement à cause de moi « à cause de moi ». Aucun « mal » anonyme n’est imaginé mais la haine du Christ. Aucun bien anonyme n’est proclamé, mais la joie avec le Christ.
Le désir ardent d’une dénonciation d’un mal très spécifique, cependant, et l’annonciation d’une espérance chrétienne très précise se révèlent vains. Dans son message, le Pape parle de la seconde et de la troisième Béatitude, de la bénédiction de la béatitude du deuil et de la douceur. Bien que vides, ces généralités pourraient avoir été écrites des mois avant l’événement tragique de Nice. Elles étaient pitoyablement inadéquates pour la réalité concrète de désolation et de lamentation qu’éprouvent tant de disciples du Christ qui attendent du Successeur de saint Pierre qu’il les confirme dans la foi.
Dans ses brefs commentaires après l’Angélus, le pape François a fait mention des affrontements armés au Nagorny-Karabakh et au récent tremblement de terre en mer Egée. Mais pas le moindre mot sur les martyrs chrétiens de Nice.
Paul, apôtre et martyr, écrivait fièrement aux Corinthiens : Voici comment on devrait nous considérer, comme des serviteurs du Christ et des intendants des mystères de Dieu (Cor 4 :1). Non pas des dispensateurs maladroits de consolation – de laquelle le Christ a été pratiquement privé.