Le livre de François Daguet est une remarquable synthèse, à la fois théologique et philosophique, de la conception thomasienne du politique, tandis que celui de Michel Nodé-Langlois rassemble les principaux textes de l’Aquinate relatifs à la question politique.
On me permettra de m’en tenir ici à l’aspect philosophique. Il occupe d’ailleurs dans les deux ouvrages une place essentielle. Ainsi François Daguet s’attache-t-il à montrer quel est, à la suite d’Aristote, le statut du politique chez saint Thomas, comment sa finalité qui est le bien commun ne saurait se concevoir qu’en lien avec une anthropologie qui fait de l’homme tout ensemble un animal raisonnable et social, et comment le problème de la relation des pouvoirs spirituel et temporel respecte le principe d’autonomie selon une distinction qui n’est pas une séparation.
À cette occasion, il ne pouvait pas ne pas traiter de la loi naturelle non écrite et de son rapport à la loi civile, dont la formulation dépend de la prudence qui sait, quand il le faut, et parce qu’elle est la vertu première de celui qui a en charge le gouvernement de la cité, faire place au compromis du moindre mal.
La discussion sur le meilleur régime, à laquelle aucune philosophie politique ne saurait se soustraire, occupe tout un chapitre et l’ouvrage s’achève par un long développement théologique sur l’Église en tant que société politique. On aurait tort de négliger l’annexe consacrée à la controverse qui se développa dans les années 40 entre Charles De Koninck et Jacques Maritain autour de la primauté du bien commun et du personnalisme, car elle en éclaire bien les enjeux métaphysiques et politiques, toujours actuels.
Ce n’est pas le lieu de développer les interrogations que suscite la lecture de cet ouvrage. On aurait aimé, par exemple, que l’auteur approfondisse la question si complexe du rapport entre morale et politique, en examinant de plus près la diversification par leur fin, leurs moyens et leurs procédés propres, que saint Thomas établit entre les trois sciences morales (individuelle, familiale et sociale ou politique), et l’unité d’ordre analogique qui régit celles-ci. Mais, tel qu’il est, le maître-livre de François Daguet demeurera, pour longtemps sans doute, la référence obligée si l’on veut étudier la sagesse politique telle que l’aborde saint Thomas en théologien et en philosophe.
On comprend, dans ces conditions, combien il est opportun que l’accompagne (selon un hasard heureux de l’édition) un recueil des pages essentielles de l’Aquinate sur le politique. Michel Nodé-Langlois s’est employé à les rechercher à travers le corpus thomasien, n’hésitant pas à en donner une nouvelle traduction soignée et accompagnée, pour chaque œuvre, d’une présentation généralement brève mais substantielle. Aucun recueil actuellement disponible dans l’édition française n’est aussi complet.
J’avoue néanmoins regretter que l’auteur, s’appuyant pourtant sur le livre magistral de François Daguet, ait cru devoir, dans son avant-propos, prendre une position partisane et catégorique, qui nous semble s’écarter de la lettre de saint Thomas, sur le problème de la forme du régime ayant la préférence du théologien médiéval.
Que le livre soit dédié « aux républicains » pourrait surprendre si l’on ne concevait qu’il ne peut s’agir (de toute évidence ?) que de ceux qui ont le souci de la res publica ou du bien commun, finalité de toute juste politique. Mais que l’auteur affirme, sans autre forme de procès, que « Thomas défend très explicitement l’idée d’une monarchie élective » dans une forme républicaine de gouvernement annonçant « les modernes démocraties », qu’il « était donc un républicain, ou un démocrate », est autrement aventureux, pour ne pas dire anachronique (2). Outre le travail de François Daguet qui montre comment, pour saint Thomas, le gouvernement idéal est, contre tout despotisme et plus encore contre toute déviation tyrannique du Prince ou du peuple, « royal » et « politique », tempéré dans le cadre d’un régime associant traditionnellement les vertus de la monarchie, de l’aristocratie et de la démocratie, Michel Nodé-Langlois aurait eu intérêt à s’appuyer sur les travaux de Bernard Bourdin, particulièrement un article sur l’autorité politique chez saint Thomas, qui ne figure pas dans sa trop succincte bibliographie (3). En effet, il n’a pas tiré profit, comme le fait Bernard Bourdin, du commentaire thomasien de la Politique d’Aristote (dont il ne reproduit que le prologue) sous le prétexte que saint Thomas y exposerait « la pensée d’un autre » (4).
On sait bien pourtant que, dans ces commentaires, et selon une pratique médiévale qui n’a rien à voir avec notre manière de faire de l’histoire de la philosophie, c’est moins la pensée du Stagirite que l’on y trouve que celle que saint Thomas édifie pour son propre compte dans une fidélité inventive à la pensée de son Maître. Ce qui est vrai pour sa métaphysique l’est aussi pour sa politique. Ainsi, le réalisme de saint Thomas n’est jamais pris en défaut. En théorie, il tient que l’élection (au sens large de « choisir ») convient mieux à la dignité humaine, mais in concreto, il sait que cela suppose un degré de rationalité et de vertu qui ne se trouve que rarement dans les sociétés humaines. C’est pourquoi s’il faut dire avec François Daguet qu’ « il reconnaît une place importante à l’hérédité dans la détermination des gouvernants » (5), il faut ajouter que, mieux encore, il considère que « la succession héréditaire peut être meilleure par accident » (6). D’une part elle évite à la communauté politique de laisser triompher les passions qui divisent et les factieux qui se soucient plus de leur bien propre que du bien commun, d’autre part elle favorise l’indispensable éducation au gouvernement dans une famille qui en assume le service par tradition. Sans vouloir adopter l’esprit partisan qui a trop marqué les disputes entre thomistes autour de l’autorité politique et de ses sources, il apparaît donc clairement que le Docteur angélique est favorable à une monarchie royale tempérée — « la modération à l’épreuve de l’absolutisme » selon Ran Halévy s’inscrivant dans son héritage (7) —, dans le respect du consentement populaire et d’une participation ordonnée des diverses composantes de la cité.
On dira que cela correspond assez bien à la royauté du XIIIe siècle. Il me semble pourtant que saint Thomas, tout en tenant compte des traditions diverses, ne dissocie aucunement en théorie le mode de gouvernement qu’il revendique, de sa forme extérieure royale. « L’agir politique est toujours et inséparablement art du contingent », rappelle opportunément François Daguet (8). Il reste que pour saint Thomas — qui ne se contente pas de l’écrire dans son De Regno dont on pourrait estimer à tort qu’il ne s’agit que d’une œuvre apologétique répondant au vœu du roi de Chypre (et au demeurant inachevée), mais le dit à nouveau dans sa Somme de théologie, — « la royauté est la forme la meilleure de gouvernement, si elle reste saine » (9). Cette affirmation résolue, dont le réalisme n’est pas uniquement pragmatique, manifeste clairement que le roi demeure pour l’Aquinate le principe de la paix civile, extérieur à toutes les passions partisanes et garantissant ainsi, de la meilleure des façons, la quête du bien commun qui caractérise le politique.
Notes :
(1) François Daguet, o.p., Du Politique chez Thomas d’Aquin, préface du cardinal Georges Cottier, Vrin, 2015, 32 e ; Thomas d’Aquin, Penser le politique, traductions et présentations par Michel Nodé-Langlois, Dalloz, 2015, 50 e.
(2) M. Nodé-Langlois, op. cit., avant-propos, p. IX-XVIII et p. 141.
(3) Cf. B. Bourdin, o.p., « La théologie de l’autorité politique selon saint Thomas » dans Aspects de la pensée médiévale, dir. Y.-Ch. Zarka, P.U.F., 1999, p. 25-43.
(4) M. Nodé-Langlois, op. cit., avant-propos, p. XVII.
(5) F. Daguet, op cit., p. 301.
(6) Saint Thomas d’Aquin, In Pol., III.
(7) Ran Halévy, « La modération à l’épreuve de l’absolutisme. De l’Ancien Régime à la Révolution française », Le Débat, n° 109, mars-avril 2000, p. 73-98.
(8) F. Daguet, o.p., op. cit., p. 297.
(9) Saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIae, q. 105, a. 1, ad 2.