Il y a vingt ans, j’ai publié un recueil de poèmes, dont certains étaient rimés et d’autres en iambes ou pentamètres accentués mais non rimés, quelques-uns composés de stances et d’autres pas. D’autres encore étaient des monologues dramatiques à la manière de Tennyson ou de Browning. J’avais aussi écrit deux longs poèmes, alternant des passages narratifs en vers libres, des passages lyriques rimés et des monologues en vers libres qui n’ont pas été publiés. Il ne m’était jamais venu à l’esprit qu’en me consacrant à un genre, je devais renoncer à l’autre.
Depuis lors, j’ai beaucoup écrit : des articles sur la littérature de la Renaissance pour des revues érudites ; des articles sur la vie chrétienne pour des revues s’adressant à un large public ; des traductions et des éditions de trois poètes épiques datant respectivement de l’Antiquité, du Moyen Âge et de la Renaissance ; des livres sur la littérature, la civilisation occidentale, l’Église et la vie chrétienne. Mon style est tantôt simple et familier, tantôt philosophique et compliquée. C’est normal quand on écrit des œuvres très diverses dans des circonstances diverses et pour des publics variés.
Si nous n’étions pas au courant, nul ne devinerait que l’auteur de la charmante, prosaïque et insignifiante comédie, Les joyeuses commères de Windsor écrivait en même temps une bouleversante tragédie, Le roi Lear. Quant à l’œuvre maîtresse de Chaucer, Les Contes de Canterbury, elle est totalement différente par la forme et le ton de sa grande œuvre suivante, Troïlus et Cressida. Si nous n’avions pas un nom pour nous aider à établir le rapport, nous ne pourrions guère supposer que l’auteur de la farce à épisodes Les Aventures de M. Pickwick écrivit aussi le sombre roman historique Le conte de deux cités et un roman à moitié autobiographique et à moitié cocasse comme David Copperfield.
Ce qui m’amène aux Epîtres de Saint Paul. Je les ai lues en anglais et en grec. J’ai également parcouru un grand nombre des arguments apparemment plausibles avancés pour démontrer – à des fins ultérieures non déclarées – que Saint Paul n’est pas l’auteur de certaines d’entre elles. Il ne peut avoir écrit l’épître aux Ephésiens, disent-ils, parce qu’il aurait mentionné les noms de quelques-uns d’entre eux.
En sommes-nous certains ? Il aurait pu envoyer un message plus personnel que nous avons perdu ; il aurait pu se contenter de les citer à haute voix. Il peut avoir eu l’intention de faire lire cette épître dans plusieurs églises, auquel cas mentionner ses amis éphésiens eût été inconsidéré. Nous ne pouvons pas le savoir.
Il ressort avec évidence des textes que l’auteur de l’épître aux Ephésiens avait en sa possession l’épître aux Colossiens, ou vice et versa, mais nous n’avons pas la moindre raison de soupçonner qu’il ne s’agit pas de Paul. Combien d’entre nous, malgré nos ordinateurs, ne se servent pas d’une lettre déjà écrite pour en rédiger une autre soit plus longue soit plus concise ?
On nous raconte que l’épître aux Ephésiens ne peut être de la main de Paul parce que sa recommandation scandaleuse sur les relations entre maris et femmes est trop conservatrice pour l’homme qui a écrit qu’en Christ il n’y a plus ni homme ni femme. Mais c’est le même Paul qui, dans une lettre dont nul ne lui conteste la paternité, la première Epître aux Corinthiens, interdit aux femmes d’enseigner dans les assemblées et leur ordonne de se couvrir la tête. Etait-ce un bigot ? Ne pouvait-il comprendre l’importance de son enseignement ?
Je conseille à mes étudiants, quand ils croient avoir repéré un contradiction chez un grand poète ou penseur, d’y regarder à deux fois, parce que, dans neuf cas sur dix, il n’y a pas de contradiction, et c’est l’auteur qui veut que nous concilions deux oppositions apparentes, afin de pouvoir parvenir à une connaissance plus approfondie de la question à l’étude.
Les poètes le font tout le temps. Dans la première moitié d’un chant (Livre V, chant II) du poème d’Edmund Spenser, La Reine des fées, son chevalier de la Justice tue un noble qui opprime les pauvres par la corruption et l’extorsion ; et dans la seconde moitié de ce chant, il élimine le « Géant égalitaire » qui propose d’apporter la justice aux pauvres en aplanissant les montagnes et en comblant les vallées. Spenser ne veut pas démontrer que nous devons seulement aider un peu les pauvres, mais que le noble et le géant pèchent tous les deux contre les pauvres.
Ne voyons-nous pas les mêmes contradictions apparentes dans les enseignements de Jésus ? Il dit que nous ne devons pas nous soucier du lendemain car à chaque jour suffit sa peine. Mais nous devons aussi veiller, déchiffrer les signes du temps et attendre le jour où le Fils de l’homme viendra comme un voleur dans la nuit. Il nous ordonne de rendre à César ce qui est à César, mais Il méprise aussi les Césars de ce monde en disant qu’ils traitent le peuple avec arrogance et sont appelés « bienfaiteurs » par-dessus le marché.
Il condamne les Pharisiens qui négligent leurs parents âgés, mais dit aussi qu’IL est venu en ce monde pour mettre la division entre l’homme et son fils et le fils et son père. IL n’est pas venu apporter la paix mais le glaive, et dit par ailleurs que qui vit par l’épée périra par l’épée.
On ne saurait ramener le message de Jésus à des formules et à des platitudes. Et nous ne pouvons pas non plus traiter ainsi Son apôtre le plus énergique. Ce qui m’a amené il y a longtemps à soupçonner que les érudits se servent des incohérences apparentes chez Paul afin d’opposer un message à un autre pour que nous ne nous efforcions pas d’analyser en profondeur et de concilier ces massages. Au lieu de cela, nous rabaisserons un message, comme celui de type « conservateur » sur l’obéissance et la hiérarchie, au statut de message deutérocanonique, moins important, subordonné, à ne pas trop prendre au sérieux.
Nous nous retrouvons ainsi avec « Saint Paul », l’apôtre putatif qui dit ce qui nous plaît ; Saint « Paul » l’inconnu qui ne comprenait pas « Saint Paul » et écrivait des textes mystiques et lyriques d’assez bonne tenue, mais se montrait lourd sur des sujets qui nous blessent ; et « Saint » Paul, l’écrivain qui, nous l’admettons, était Paul, mais n’écrivait pas comme « Saint Paul », parce qu’il ne se souvenait pas de ce qu’il avait écrit une minute auparavant, et parce que son tempérament maussade, ou sa susceptibilité ou cette mystérieuse « épine dans sa chair » le dominait.
Il faut diviser pour régner.
— –
Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2013/saint-paul-saint-paul-and-saint-paul.html
Icône de Saint Paul par André Roublev, vers 1451.
Anthony Esolen est un conférencier, traducteur et écrivain. Ses derniers ouvrages sont Reflections on the Christian Life : How our Story is God’s Story et Ten Ways to Destroy the Imagination of your Child. Il enseigne à Providence College (Rhode Island).
Pour aller plus loin :
- Un regard américain
- La paternité-maternité spirituelle en vie monastique est-elle menacée en Occident ?
- Les monologues du vagin sont réduits au silence
- L’anglais, toujours et partout ! La publicité pour la chanson (anglaise et française) - Assassinat de la poésie
- Cher Claude-Henri Rocquet, très cher ami, ce 4 avril 2016, douze jours après ton départ pour la Maison du Père,