Depuis que le Pape a décrété une année saint Paul pour commémorer le probable anniversaire de sa naissance, il y a deux millénaires, les publications et manifestations se sont multipliées. Le plus souvent elles concernent le théologien et déclinent les divers aspects de sa pensée religieuse, sans oublier les données historiques de sa biographie (1). Plus rarement, c’est un autre Paul qui ressurgit, objet d’ardentes polémiques qui prennent d’ailleurs la suite des interventions de nombre d’auteurs du XIXe siècle passionnés par cette figure essentielle de notre histoire. Disons le, il s’agit alors d’un authentique révolutionnaire, d’un de ces prophètes radicaux de la rupture et dont le message est alors politique, inaugurant les modernes systèmes à la Hegel et profilant l’universel comme agent et fin d’un récit total. Alain Badiou s’était distingué il y a une dizaine d’années dans ce type d’exercice. Il a, depuis, reçu le renfort de Slavoj Zizek. Entre-temps l’étude érudite de Jacob Taubes, traduite en français sur la théologie politique de Paul au Seuil, n’avait pas peu contribué à rendre plausible la thèse d’un révolutionnaire absolu, hostile à l’idée d’un ordre naturel et à la légitimité de l’empire romain.
Dans la même ligne, bien qu’avec une visée diamétralement opposée, il faut signaler la remise en cause sévère du converti du chemin de Damas, celui dont la rupture avec son judaïsme de naissance aurait abouti à un déni de celui-ci, voire à son extinction du fait de l’apparition d’un usurpateur qui aurait fait main basse sur l’héritage et disqualifié l’héritier légitime. N’est-ce pas Pierre Géoltrain, puissamment soutenu par Pierre Legendre, qui a défendu la thèse d’un vol des ancêtres, c’est-à-dire d’une captation des écritures juives par la dissidence chrétienne ? Même s’il apparaît beaucoup plus distancié et prudent, préférant l’analyse à la polémique et insistant plus sur les ambiguïtés, l’essai que vient de publier Jean-Michel Rey (2) apparaît proche de ce courant hostile à l’apôtre et lui faisant porter le poids de l’exclusion du peuple juif jusqu’à ses plus tragiques conséquences. Certes, l’auteur procède plus par citations érudites que par imputations personnelles, mais l’effet global n’en est que plus efficace.
Alléguer l’autorité d’un théologien catholique comme Stanislas Breton pour établir que la responsabilité de Paul est engagée dans une véritable destruction de l’essence d’Israël, c’est infiniment plus redoutable que de se fonder sur l’opinion d’un adversaire du christianisme. J’ajoute que je ne reproche nullement à Jean-Michel Rey de procéder ainsi. Nul débat ne saurait être écarté, surtout lorsqu’il touche une interrogation aussi sensible. J’écoute avec beaucoup d’attention la plainte du regretté Benny Levy comme celle d’un Jean-Claude Milner, anxieux l’un et l’autre de défendre la continuité de la transmission de la Torah. Et j’admets parfaitement l’interrogation sémantique, philologique de Jean-Michel Rey sur l’écriture de Paul et la possible exténuation du passé d’Israël, ramené à une pure figure annonciatrice de l’avènement du messie chrétien. Nous serions dans l’ordre de l’Aufhebung de Hegel, cette expression qui signifie à la fois la suppression, la conservation et la relève. Il y aurait ainsi une Aufhebung paulinienne qui relèverait de la ruse – ruse du langage – et qui aboutirait à la suppression de l’héritier, à la conservation de l’héritage et à la relève sous l’égide de l’Église conquérante. Tous les prophètes de la rupture révolutionnaire du XIXe siècle, Victor Hugo, Pierre Leroux, Auguste Comte, se sont réclamés de Paul pour justifier la rupture instauratrice d’un nouvel ordre politique, ce qui montre à quel point il peut y avoir ambiguïté et combien il est facile de passer du religieux au social, ne serait-ce que par la violence performative que le premier projette sur l’action révolutionnaire. « Autant dire que seul compte, aux yeux de la plupart des auteurs de ce moment, ce qu’on pouvait appeler l’après Damas, le moment de la lumière par excellence qui éclaira l’ensemble de ce qui a eu lieu. Tout le reste peut être passé sous silence sans grand dommage. Ce qui précède est donc voué à disparaître dans le processus général du dépassement, un processus auquel on accorde d’emblée toutes les vertus. »
Comment ne pas être impressionné par la force de la démonstration et par ce qu’elle comporte d’incontestable ? Sans s’attarder sur toutes les utilisations politiques et en revenant à Paul lui-même, à sa conversion et à sa doctrine, il n’est pas possible de nier la part de mutation radicale que suppose l’événement du chemin de Damas. Il n’est aussi que trop vrai qu’une sorte de rivalité mimétique a conduit le christianisme à s’ériger en Verus Israël, en destituant le peuple juif de sa légitimité à être peuple de la Promesse. Je suis moins sûr, par contre que l’exégèse allégorique des Pères de l’Église aboutissait forcément à l’exténuation du passé. Elle consiste d’abord dans une relecture ciblée de l’Ancien Testament pour établir la pertinence du Nouveau. Justement cette pertinence reposait largement sur la véracité de la première alliance et du rôle d’un peuple, tenu par Blaise Pascal comme témoin irréductible du dessein divin. Le Père de Lubac, cité par Jean-Michel Rey, à propos de son étude sur Origène, insiste beaucoup sur la réalité d’une histoire qui n’est pas seulement symbolique, et cela est vrai aussi bien du Christ que d’Israël qui existe non in phantasia, sed in veritate.
Enfin, si on s’intéresse à Paul, il faut le prendre dans sa complexité et ne pas retenir que les textes polémiques pour mieux oublier les textes qui infirment une thèse unilatérale. Or de ce point de vue, on se heurte aux affirmations centrales de l’épître aux Romains sur l’héritage indéniable du peuple juif « à qui appartiennent les alliances, la législation, le culte, les promesses et les patriarches, et de qui est né, selon la chair, le Christ. » Et c’est le même apôtre qui affirme que « les dons de Dieu sont sans repentance ». D’évidence la contradiction est au cœur de notre destin, avec ses tragédies. Mais il faut la surmonter en reprenant le dossier entier d’une affaire immense qui pèse toujours sur nous.
(1) Marie-Françoise Baslez – « Saint Paul », Fayard, réédition 2008, prix franco : 25 €.
(2) Jean-Michel Rey – « Paul ou les ambiguïtés », Éd. de l’Olivier, prix franco : 15 €.