S'exprimer franchement entre chrétiens - France Catholique
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Le martyre des carmélites
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S’exprimer franchement entre chrétiens

Depuis trois mois au moins, une controverse extrêmement vive s'est développée autour de deux spectacles considérés par certains comme des provocations à l'égard du christianisme et de la foi des chrétiens. Il est vrai qu'au printemps dernier, il y avait déjà eu l'affaire du « Piss Christ » à Avignon, qui avait soulevé l'émoi et suscité des premières manifestations. Dès ce moment, l'organisation Civitas, proche de la Fraternité Saint-Pie X, avait été à l'avant-garde de la contestation, lui donnant un caractère de radicalité qui n'était pas approuvé par tous les chrétiens. Le philosophe et dramaturge Fabrice Hadjadj, dont les convictions de catholique converti de l'athéisme sont bien connues, se distingua même par son refus très motivé de participer à une croisade dont il mettait en cause l'absence de discernement. Pourtant, il ne faisait pas de doute que les sentiments de piété des chrétiens de base se trouvaient mis à rude épreuve et qu'une réelle exaspération s'emparait d'une frange de l'opinion.
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Lorsqu’on apprit vers la fin de l’été que deux pièces de théâtre également provocatrices allaient être joués à Paris, Rennes et Toulouse, ce fut un nouveau branle-bas de combat du côté de l’association politique Civitas, alors que du côté de la hiérarchie ecclésiastique l’incertitude semblait régner. Beaucoup d’évêques étaient exaspérés tandis que d’autres craignaient la dérive de manifestations bruyantes qui donneraient encore plus de publicité aux pièces litigieuses. Certains — dont moi-même — déplo­rèrent alors un manque de concertation qui conduisait à agir en ordre dispersé et sans qu’une stratégie d’ensemble ait été mûrie. Je fus bien contraint de réagir par la parole et par l’écrit. Ma première intervention sur le sujet date, me semble-t-il, du 19 octobre sur Radio Notre-Dame. En me relisant, je constate que depuis lors, je n’ai pas dérogé à la position de fond que j’avais choisie, à partir des informations que j’avais recueillies. Une première représentation de Sur le concept du visage de Dieu de Romeo Castellucci au festival d’Avignon avait tourné à la bagarre, les spectateurs en étant venus aux mains. Il était à craindre qu’un climat émotionnel ne se développe avec des affrontements qui risquaient de brouiller les données d’une nécessaire réflexion. On pouvait certes s’indigner, dire sa tristesse, mais en prenant garde de ne pas être entraîné dans une sorte de guerre civile, désastreuse pour les enjeux d’un témoignage de foi. C’est pourquoi je me retrouve entièrement dans ma première prise de parole : « Il nous faudra revenir sur ces deux provocations de natures hétérogènes. Elles m’incitent plus à la réflexion qu’à la révolte elle-même violente. Nous sommes provoqués au cœur même de notre conviction la plus profonde. C’est elle dont il nous faut témoigner dans la plus grande transparence. À la violence il faut répondre par l’expression de la foi, celle que Benoît XVI veut mettre en honneur l’an prochain. »

Quelques jours plus tard, nous étions en plein affrontement au théâtre de la Ville, à Paris, autour de la pièce de Castellucci. En désaccord sur le style de ces manifestations, je ne voulais pas toutefois crier avec les loups contre ces jeunes gens qui ne manquaient pas de cran et se trouvaient durement traités par les responsables de l’ordre public (gardes à vue de 48 heures, difficultés de communiquer avec les avocats etc.). Je m’interrogeais sur les conséquences judiciaires qui pouvaient peser sur l’avenir de garçons et de filles, par ailleurs malmenés par les médias. Il est vrai que dans les jours qui suivirent, des accords avec la police permirent que l’on manifeste plus paisiblement. C’en était heureusement terminé de ces cars entiers que l’on conduisait vers les commissariats du quartier. Le 26 octobre, toujours sur Radio Notre-Dame, après avoir déploré le manque de mesure dans la répression des protestataires, je réitérais ma position : « Je dis cela d’autant plus librement que, dès le départ, j’ai signifié mon désaccord avec des interventions visant à l’obstruction des pièces en questions. Je suis pour d’autres interventions qui visent le fond plus que la forme, la forme étant par ailleurs dérisoire, accusant le ridicule de ceux qui se reconnaissent dans cette culture de néant. » C’était dire ma propre exaspération que je voulais pourtant discipliner en m’enquérant d’autres initiatives propres à développer une action réfléchie. C’est ainsi que je me rendais compte que dans diverses aumôneries d’étudiants par exemple, on commençait à mûrir d’autres ripostes qui correspondaient à mes vœux. On alliait le débat sur foi et culture à une veillée d’adoration (ainsi à Toulouse).

Par ailleurs, les évêques de France réunis à Lourdes pour leur assemblée plénière, début novembre, se saisissaient du dossier. Dans son discours de clôture, le cardinal André Vingt-Trois abordait directement le sujet : « Deux spectacles, différents dans leurs intentions et dans leur réalisation, ont suscité un vif émoi parmi les chrétiens. Nous comprenons le trouble de beaucoup devant des œuvres difficiles à interpréter. Nous devons aborder ces événements, qui reviennent périodiquement, sans nous laisser enfermer dans une forme de débat où l’Église se défendrait elle-même comme un groupe minoritaire dans une société pluriculturelle ou même hostile. » Le président de la Conférence des évêques désignait ainsi le piège où risquaient de se laisser enfermer les protestations qu’on pourrait sommairement appeler identitaires. Il dessinait alors la vraie portée de la controverse à laquelle les chrétiens étaient conduits : « Des œuvres évoquent explicitement le Christ, Fils de Dieu. Souvent, il s’agit du Crucifié sur le mont Golgotha. Elles ne manquent pas d’interroger. Pourquoi le visage du Crucifié questionne-t-il tant ? De quelle force est-il porteur ? Quelle lumière nos contemporains y cherchent-ils avec tant d’assiduité ? Quel sens veulent-ils donner à la violence ou à l’outrance des images qu’ils produisent ? Aucun spectateur ne peut rester indifférent. Il est amené à se prononcer dans sa quête du vrai, du beau, de la transcendance, et pour tout dire de l’amour qui ne contourne pas les souffrances et les misères humaines. Ces œuvres obligent aussi les chrétiens à s’interroger et à chercher quels appels elles expriment, quelle recherche de Dieu s’y manifeste. »

Il est bien dommage que ceux qui ont amèrement reproché au cardinal Vingt-Trois quelques propos un peu durs pour les manifestants n’aient pas réfléchi plus sérieusement à ce discours de Lourdes. Pourtant, il posait des questions que tout chrétien doit se poser, pour peu qu’il médite la Passion de Jésus. Pour prendre le seul cas de Pascal, il est patent que lorsqu’il aborde le cœur même de la Rédemption c’est à sa propre misère et à ses abîmes qu’il est confronté, avec l’infinie miséricorde qui s’offre à lui : « Je vois mon abîme d’orgueil, de curiosité, de concupiscence. Il n’y a nul rapport de moi à Dieu, ni à Jésus-Christ juste. Mais il a été fait péché pour moi. Tous nos fléaux sont tombés sur lui. » Comme dirait encore Gabriel Marcel, la Passion est un mystère pour moi parce qu’elle ne m’est jamais extérieure, je suis touché au plus intime de moi-même par cet événement qui atteint l’humanité dans sa substance vive.

En d’autres termes encore, lorsqu’il s’agit de la Passion du Seigneur, la désignation de l’ennemi extérieur est vaine, parce que l’ennemi c’est nous-même, ce qu’il y a de rebelle en nous à l’amour et au salut. Il est vain aussi de désigner Pilate et Judas comme les responsables. Pascal le dit encore : « Jésus ne regarde pas dans Judas son inimitié, mais l’ordre de Dieu qui l’aime, et la voit si peu qu’il l’appelle ami. » C’est que la logique rédemptrice défie une logique trop humaine, a fortiori les logiques politiques où la désignation de l’ennemi suffit à baliser le terrain.

Il me semble ainsi correspondre à l’intention du cardinal-archevêque de Paris, dont il faut reprendre l’ensemble du discours : « L’indifférence, l’incompréhension, la méconnaissance ou le rejet qui s’expriment à l’égard du Christ et de la foi nous touchent tous dans notre amour du Seigneur et notre amour des hommes. Cette blessure ne doit pas et ne peut pas se transformer en violence verbale et moins encore physique. Elle doit nourrir notre prière. Elle doit motiver notre désir de faire connaître le véritable visage du Christ, tel qu’il s’est révélé dans sa Passion et sa crucifixion. »
Quand j’ai moi-même tenté d’expliquer en quoi consistait la Passion du Christ, on m’a reproché de « tenter le ballet des incompatibles pour justifier l’indéfendable ». J’aurais développé « des ratiocinations intellectuelles » pour défendre Romeo Castellucci, Rodrigo Garcia et Jean-Michel Ribes. J’aurais conforté « les esprits pervers » dans leur culture artistique politiquement correcte !

Franchement, mes intentions sont à l’opposé de telles accusations. Je n’ai aucune indulgence pour les productions artistiques perverses et j’ai explicitement dénoncé « les exhibitionnistes » qui nous imposaient leurs fantasmes. La difficulté pour moi ne consistait pas à désavouer des spectacles pénibles et troubles mais à trouver les réponses adaptées à la nature de la provocation. Et celles-ci ne pouvaient consister en un appel à « la croisade ». Qu’on me pardonne ce raccourci, sur lequel il me faut m’expliquer sérieusement. Il s’agit d’un vrai désaccord qu’il convient d’aborder avec toute la franchise possible. J’espère que la fraternité n’y perdra pas ses droits. Je dois en priorité à ceux dont je conteste les positions l’élémentaire courage de dire les choses.

Le mieux pour poser les termes de la discussion est de se référer à un texte en vis-à-vis. Un texte pensé, écrit, proclamé dans le but d’exprimer la cohérence d’une position avec les conséquences qui s’ensuivent. J’ai cru avoir trouvé cette référence indispensable dans l’intervention que l’abbé Régis de Caqueray a faite au terme de la procession des fidèles de Saint-Nicolas du Chardonnet, en la fête de l’Immaculée Conception. Chaque année, la paroisse « dissidente » célèbre cette grande fête en processionnant dans son quartier. Eu égard aux circonstances de cette année, il avait été décidé que le cortège se porterait jusqu’aux abords du théâtre du Rond-Point des Champs-Élysées.

C’est là que l’abbé de Caqueray a prononcé devant une assistance imposante cette « homélie » que j’ai lue avec beaucoup d’attention. J’avoue même qu’elle m’a « bluffé » par sa belle tenue, la conviction qui la portait et surtout la démonstration rigoureuse qu’elle menait à un degré supérieur de précision. Je ne puis évidemment en analyser tous les termes, toutes les implications théologiques dont certaines nous sont absolument communes. Je ne reprocherais sûrement pas à l’abbé un certain radicalisme évangélique fondé sur la certitude que le Christ est notre seul Sauveur. J’adhère aussi à cette proposition selon laquelle il faut prier pour tous nos frères les hommes, y compris pour ceux avec lesquels nous sommes en plein combat : « Ce n’est pourtant pas pour cela que nous refuserons de prier pour le directeur de cette salle de spectacle lui-même et pour les acteurs qui se trouvent sur scène dans le théâtre, ainsi que tous nos contre-manifestants. Le Christ a versé son sang pour chacun d’eux. Il veut qu’ils se convertissent et il veut que nous Lui demandions leur conversion. » Il aurait peut-être fallu ajouter qu’il convenait de prier également pour la conversion des fidèles que sont tous les chrétiens, car ils n’échappent pas malheureusement à la tentation du pharisien face au publicain, dont nous instruit l’Évangile. Mais je ne doute pas que l’abbé de Caqueray ne manque pas de commenter à bon escient, lorsqu’il le faut, cette parabole de Jésus.

Mon objection concerne l’axe principal autour duquel est construite cette homélie et que l’on pourrait résumer en une proposition : « Ne croyons donc pas qu’il existe trois camps. Il n’en existe que deux, celui de Jésus-Christ et de la Sainte Église catholique d’une part ; celui du diable qui cherche à dévorer les âmes, comme un lion rugissant, pour les faire tomber dans le péché, les y maintenir et les précipiter en enfer, d’autre part. » En soi, cette proposition n’est pas scandaleuse, si elle se réfère à la thématique johannique du « monde », qui appartient à l’ennemi, celui qui hait les disciples du Christ : « Si le monde vous hait, sachez qu’il ma haï avant vous » (Jn. 15,14).

On pourrait aussi alléguer la thématique des deux Cités de saint Augustin. Oui, mais attention ! L’augus­tinisme politique a pu donner lieu à de graves équivoques. S’il y a entre la Cité de Dieu et la Cité des hommes une distance qui ne sera pas abolie avant la consommation des siècles, c’est qu’elle correspond à l’indécision d’un monde qui demeure en proie à des sollicitations multiples. C’est pourquoi il faut se rapporter également à la parabole du bon grain et de l’ivraie (Mt. 13,24-36). Ici-bas les choses sont mêlées. C’est pourquoi il faut faire très attention à la rhétorique des deux camps. Cette transposition belliqueuse des deux Cités peut déraper dans la désignation d’un ennemi univoque, chargé de toutes les fautes. Et certes, l’abbé de Caqueray n’est pas en peine de désigner chez l’adversaire tous ses vices, ses erreurs funestes et plus encore des affinités gnostiques, voire lucifériennes.

De ce point de vue, on devrait prêter attention à certains aspects nullement anodins de Castellucci, lorsqu’il blasphème délibérément : « L’ange de l’art c’est Lucifer. » De même l’analyse esquissée de la pièce de Garcia est pertinente. Il y a tout un jeu perfide pour exalter la transgression, la chute et le péché. Cela suffirait à légitimer la protestation de chrétiens qui ont plus que raison de dénoncer cette opération blasphématoire. Alors, où est le désaccord ? Il réside dans la tentation de figer le combat spirituel hic et nunc entre deux camps irréconciliables et de concevoir l’ensemble sur un modèle homogène campé sur un front immuable. Il est vrai que dans cette entreprise, l’abbé est singulièrement secouru par les contre-manifestants de la Ligue des Droits de l’Homme qui, après avoir réclamé la liberté d’expression, se laissent aller à des slogans assez inquiétants : « Néron reviens, il y a encore des chrétiens ! » Ou encore : « Trois clous, deux planches, voilà la solution. » Je n’ai pas, pour ma part, entendu de telles vociférations, mais si elles étaient avérées, force serait d’admettre que nos « humanistes » sont des totalitaires haineux.

Seulement voilà, l’existence de pareils adversaires est trop commode pour justifier la théorie des deux camps à l’hostilité inexpiable. Il y a abus à figurer la société actuelle sous le mode d’une lutte frontale, d’autant que la tentation d’un blocage politico-religieux peut renforcer la systématisation et produire des catastrophes doctrinales ou pratiques. J’ai réfléchi ces temps-ci à cette dimension du problème à la lecture de Carl Schmitt1, de sa théorisation très particulière du concept de « théologie politique » ainsi que de celle de la théorie ami/ennemi. Le même Carl Schmitt avait des affinités très fortes avec l’espagnol Donoso Cortes, lui-même très caractéristique d’un blocage qui conduit à la guerre. Bien sûr, certaines prémonitions prophétiques de Cortes lui avaient fait entrevoir un Léviathan moderne se lever à l’horizon, avec une pseudo-religion de l’humanité absolue. Le XXe siècle a vécu tragiquement ce défi, mais malheureusement la lucidité n’a pas toujours éclairé certains choix qui ont joué en faveur du pire, du côté de ceux qui se voulaient les meilleurs.

Telle est donc mon objection à l’abbé de Caqueray. Oui, il y a un combat spirituel à mener. Non, il ne se déroule pas forcément dans des conditions simples et manichéennes, d’autant qu’il nous concerne nous-mêmes avant de définir l’ennemi. C’est pourquoi il ne suffit pas de dénoncer à bon escient. Il faut tenter aussi l’attestation de la foi et l’évangélisation de terres incertaines où se poursuit le combat de l’homme et de l’ange. Il faut protester, mais il faut aussi expliquer, persuader sous le mode pascalien. Cela implique de trouver d’autres moyens d’expression que les postures guerrières. Sans doute faut-il parfois reprendre les exorcismes nécessaires contre les forces infernales. Mais il faut aussi annoncer la beauté du Royaume selon les Béatitudes et la gloire du Ressuscité. Quant au monde, il est à aimer en ce qu’il est aimable et en ce qu’il y a encore de lui à sauver.

  1. Carl Schmitt, La visibilité de l’Église… textes réunis par le Père Bernard Bourdin, Cerf