Une constante de tous ces Acta de martyrs : le pardon toujours donné, donc le cœur en paix au pire de l’épreuve. Les survivants ont recueilli cet héritage. Ils veulent en être dignes. Bouleversants, ces pardons si souvent donnés, parfois échangés ! Certains massacres, trahisons, sont si atroces, qu’il est impossible à l’homme blessé par le péché d’origine, de pardonner. Mais à Dieu, serait-ce impossible ? Ce type de pardon relève du miracle. Il implique une intervention personnelle du Saint-Esprit ; Et comme ils sont donnés en grand nombre, nous touchons du doigt sa puissance éclatant dans notre fragilité.
Ces pardons opèrent des résurrections. Ils sont signes que sur tout mal, la Croix a remporté la Victoire. Voici le Père Ubad : « J’ai pu pardonner à ceux qui ont décimé ma famille. Je veux proclamer que le Christ est vainqueur du mal, des ténèbres et de la mort ! »
Voici Jean Marie et Stéphanie Twanbazemungu (littéralement : « nous prions Dieu ») : « Nous avons décidé de prier pour arriver à accorder d’avance le pardon à ceux qui allaient nous tuer. Lorsque j’ai réussi à prier pour les assassins et à accepter la mort que Dieu choisirait pour moi, j’ai reçu la paix et la joie du cœur. La peur était vaincue ! » Le fusil sur la tempe devant la fosse : « j’ai renouvelé ma décision de pardonner, je me suis mis à sourire. Mon assassin, doigt sur la gâchette : « Pourquoi tu n’as pas peur ? » – « Quand on prie, on n’a pas peur « – « Quelle est ta prière ? » « Je prie pour la Paix. » (1)
Oui, nous avons expérimenté que le pardon est une puissance qui libère. Mais il doit se redonner chaque jour et la réconciliation se vivre au quotidien. Voici Mgr Louis Gasorè, mon père spirituel, à son tueur : » Je veux te bénir et ta famille avant que tu me tues. Je le fais avec mon arme à moi : l’eau bénite. Son dernier mot : Gloire à toi Seigneur ! » Il venait de baptiser un enfant.
J’ai personnellement été témoin de pardons extraordinaires. Voici Daphrosa (25 ans) : elle a vu et entendu le meurtre de ses parents. Depuis, elle croise régulièrement les meurtriers dans son quartier, mais renonce à les dénoncer. Or, c’est risqué : s’ils savent qu’elle sait, ils peuvent encore la liquider en douce, comme témoin gênant. Mais la voilà qui, régulièrement rencontre les meurtriers de ses parents, et refuse de les dénoncer. Ce qu’elle veut ? Leur sanctification, non leur condamnation. Elle prie et jeûne pour eux. Elle veut arracher à l’enfer ceux qui ont fait l’enfer. Elle veut les retrouver au ciel. Elle veut les enfanter à la vie, eux qui ont donné la mort. Et à une vie immortelle. Elle ignore qu’une autre jeune fille de son âge, a fait la même chose avec un autre assassin. Pour des milliers de Pranzini, l’Esprit Saint suscite des milliers de Thérèse. Combien de témoignages pourraient être ici cités !
Voici Bassilissa… quand je l’ai accompagnée sur sa colline, nous avons prié sur les sanitaires où ont été jetés ses parents bien-aimés. Une bonne voisine lui a remis quelques robes de sa maman. Et elle, de faire son plus beau sourire à ces voisins qui avaient du sang sur les mains : « Quand j’ai retrouvé le crâne de papa, et que je ‘n’ai pas été révoltée, j’ai compris que j’avais effectivement pardonné… « et d’ajouter, de sa voix douce : « Jésus avait raison de dire : « ils ne savent ce qu’ils font ! » J’ai perdu mes parents, mais d’autres n’en n’ont jamais eus. Alors, on partage leur croix. Je suis devenue orpheline avec eux. Nos parents nous étaient donnés gratuitement, alors pourquoi nous plaindre ? Dieu a permis cela pour que je puisse maintenant parler du pardon, l’ayant vécu. j’ai dit à la commune : n’ayez pas peur, j’ai tout pardonné ! Je ne gagne rien à ce que vous soyez condamnés, mais j’ai tout à pardonner, si vous vous convertissez. »
À l’heure actuelle, de petites équipes de jeunes vont chaque week-end de paroisse en paroisse, sillonnent colline après colline, semant à pleines mains la semence de la réconciliation. Un jeune qui naguère ne savait ni lire ni écrire, prêche avec tant de fougue dans une église, qu’un passant en est saisi, entre et écoute. Puis il vient trouver le père curé : « Voici la grenade que je tenais en main, partant tuer ceux qui ont massacré ma famille. Moi aussi je veux pardonner… »
Mais les plus forts des pardons, sont les Actes d’héroïque Charité : ces jeunes filles renonçant à leurs études pour se consacrer totalement à l’accueil d’orphelins de l’autre ethnie, alors que tous les leurs ont été massacrés par des membres de cette ethnie, ces femmes nourrissant en prison les meurtriers de leur famille, ces détenus qui demandent pardon aux familles de ceux qu’ils ont tué Ou encore : telle maman Tutsi, dont les enfants ont été tués par des Hutus, adoptant des orphelins Hutus.
Après une rivière de sang et de larmes se déverse un fleuve de miséricorde descendant du Ciel dans le secret des cœurs . 1 000 affluents sur la terre, ces pardons implorés et donnés, reçus et transmis.
Au cours des Gatchatcha ( tribunaux mis en place pour juger les dizaines de milliers de coupables, dans la catégorie des crimes secondaires), bien des personnes avouent avoir participé aux massacres et en demandent publiquement pardon à la famille rescapée. Ceux-ci donnent aussi des pardons bouleversants. Il semble qu’il y ait plus de ces cas que de règlements de comptes. (2)
Marie, l’Eucharistie : avec eux et avec moi…
Clore avec le rôle tout particulier de Marie, Reine de la Paix. Est-ce pour rien qu’à Kibeho (3), elle avait insisté sur l’importance du massacre des enfants innocents et de la fuite en Égypte, demandant de le réintégrer dans les mystères du rosaire ? Ces visitations de la Mère du Verbe en terre rwandaise ont préparé bien des cœurs à vivre ces tragiques événements. Elles ont été l’équivalent de l’onction de Béthanie six jours avant la Passion. Encore vivant dans tous les esprits, ce 19 août 1981, en présence de 20 000 pèlerins, Alphonsine (4) a vu les scènes atroces qui devaient se réaliser douze ans plus tard. La Mère de Dieu en sanglotait. À l’époque, on tentait d’interpréter : « Il s’agit du Cambodge ! », mais les personnages étaient de race noire …
Typique que, dans son discours de clôture du synode des Églises d’Afrique, Jean-Paul II – du fond de son lit à la clinique Gemelli – ait évoqué les larmes de Marie, concluant : « Ces larmes et ces pleurs sont l’expression suprême de la joie de Pâques ! »
Dans plusieurs cas, à ceux qui allaient livrer leur vie, il semble que Marie se soit montrée un instant avec son Fils.
Deux questions… cet Esprit Saint qui a inspiré de telles paroles de lumière, surtout qui a suscité de tels actes de pur héroïsme, est-il autre que Celui reçu à mon baptême ? L’Esprit Saint qui, dans le cœur de ces confesseurs de la foi, leur donnait un tel courage, est-il autre que Celui qui comble mon propre cœur de sa Présence ?
Conclusion logique : si je suis docile à ses inspirations dans les petites choses, alors fortes sont les chances que je lui sois fidèle dans les moments de grande épreuve…
Autre question : ce Corps et ce Sang de Jésus qui leur donnait de verser leur propre sang, de livrer leur propre corps, est-il autre que cette Eucharistie qui me nourrit jour après jour ?
Conclusion : si je vis de l’Eucharistie aujourd’hui, ma mort – martyr ou non – sera une Eucharistie vivante, une oblation à la gloire du Père .
Le dernier mot à la Résurrection
Un miracle étonnant : qu’un si grand nombre de baptisés, que tant d’horreurs auraient pu pousser à la révolte, n’aient pas failli dans leur foi. Contre toute apparence, contre toute espérance, ils continuent de croire que Dieu ne sait qu’aimer… Envers et contre tout, ils lui demeurent fidèles !
Cet étonnant dialogue à un barrage, au sud de Butare. Les tueurs : « Dieu vous a livrés entre nos mains. Il a retiré sa main protectrice. Vous allez mourir car votre Dieu est mort ! »
Réponse du tac au tac : « Je sais que vous allez nous tuer et sans doute commencer par moi, à cause de ce que je vais vous dire : non, notre Dieu n’est pas mort ! Il est vivant ! Vous allez nous tuer, oui, mais c’est vers Lui que je me dirige. Je tiens à l’affirmer. Il est vivant ! N’ajoutez pas un blasphème à vos crimes ! » Il est aussitôt décapité par une machette.
Voici Fromuald, Philomène et leurs deux enfants arrêtés sur la paroisse de Ruhango. Ils demandent à prier ensemble quelques instants. Tous les quatre à genoux, ils entonnent le Magnificat. Pendant le chant, ils sont exécutés. Neuf mois plus tard, leur curé, le père Stani, retrouve leurs corps totalement intacts ! Signature de Dieu ! Sceau de la Résurrection !
Oui, le pays aux mille collines est devenu la terre aux 100 000 croix, mais aussi aux 10 000 pardons ! Son seul avenir : que le cercle vicieux de la vengeance s’ouvre en vertueuse spirale de pardon !
Ultime alternative : une nouvelle effusion de sang humain ou une lumineuse effusion du Sang de l’Agneau, c’est-à-dire de l’Esprit Saint, jaillissant du Cœur blessé. Une nouvelle guerre ou l’éternelle Pentecôte.
Au Rwanda, on est acculé à un Credo de larmes et de sang, qui en devient hymne à la victoire finale de l’Homme en croix, du Rwanda en croix.
Il n’est tout simplement pas possible que tant de grains de blé tombés en terre ne portent pas une moisson de Gloire. Ce proverbe rwandais le dit d’un mot : « Quand le diable jette des pierres contre l’Église, les anges ramassent les pierres pour continuer de construire ! »
C’est une certitude : le Rwanda, encore à son Samedi Saint, connaîtra l’aube de Pâques. Rwanda ruzazuka !
Père DANIEL-ANGE
http://www.jeunesse-lumiere.com/
(1) « Le pardon c’est le choix de la vie.Je choisis l’avenir plutôt que le passé. Le pardon est un excès d’amour qui répond à un excès de mal. C’est dire à l’autre : tu vaux plus que ton offense. » P. Juvénal Tutumbu (rescapé) ; Il prêchait une retraite à des jeunes filles sur « le frère livrera son frère… » Le lendemain, 7 avril, elles sont toutes tuées !
(2) L’évêque de Kigali, dans une récente lettre pastorale, cite, noms à l’appui, plusieurs admirables témoignages donnés durant le Synode diocésain. Entre autre, une jeune femme ayant, par simple inadvertance, montré à une bande de tueurs où se trouvait un homme qu’ils cherchaient, et qui a adopté ses orphelins, mais voulant faire la vérité, a eu le courage inouï d’avouer sa faute à cette famille ainsi qu’au tribunal.
(3) Reconnu publiquement par l’évêque du lieu, avec approbation de Rome, en l’an 2000.
(4) J’ai eu la grâce de la revoir récemment.