En prévision de ma participation à une émission de la chaîne « Histoire », j’ai encore repris le dossier Pie XII. J’en sors encore plus conforté dans mes convictions mais perplexe quant à la possibilité d’un débat honnête avec ceux qui ont choisi pour cible le pape de la Seconde Guerre mondiale. Comment réfléchir objectivement lorsque les prises de position sont ancrées dans le passionnel et l’inconscient ? J’en ai fait plus d’une fois l’expérience. Avec certains interlocuteurs, toute discussion historique se heurte à des archétypes indéracinables qu’il semble scandaleux de vouloir contester. Ce pourrait être décourageant à force, mais je ne vois pas pourquoi se dérober à ce qui relève de la vérité et de la justice. La difficulté réside aussi dans le fait que nous sommes face à des justiciers ou à des procureurs. En quoi auraient-ils mieux agi que l’intéressé ? Bien sûr, il n’y a aucune limite à fixer aux historiens, et dans plusieurs siècles on pourra toujours s’interroger sur d’autres possibilités de réagir dans une situation impossible. Encore faut-il ne pas s’abstraire de la réalité de l’époque. Il est vrai aussi que le père Pierre Blet, dans la conclusion de son ouvrage (Pie XII et la Seconde Guerre mondiale, Perrin, collection Tempus) est en droit d’affirmer : « Dans l’ordre des résultats, affirmer que lui-même ou un autre à sa place aurait pu faire bien davantage, c’est une sortie du champ de l’histoire pour s’aventurer dans la broussaille des suppositions et du rêve. »
Ce qui n’est pas du rêve, c’est ce que les historiens peuvent tirer des sources et notamment des témoignages de l’époque, tout à fait circonstanciés. J’ai été frappé à ce sujet par l’hommage rendu à Pie XII au moment de sa mort par le directeur de la revue juive américaine Jewish News Letter, William Zuckermann. En quelques lignes, il résume de façon très impressionnante toute l’action du pape de la guerre au secours des persécutés : « Aucun homme d’État de cette génération n’a offert aux juifs une aide plus importante à l’heure de la plus grande tragédie : l’occupation nazie de l’Europe. Ce qu’a fait le Vatican a été une des plus grandes manifestations d’humanitarisme au vingtième siècle, et a constitué une méthode nouvelle et efficace pour combattre l’antisémitisme. »
Et Zuckermann de rappeler l’ouverture aux juifs, sur l’ordre du Pape, des bâtiments qui jouissaient de l’extra-territorialité à Rome et qui devinrent comme un sanctuaire pour les persécutés. « N’importe quel juif, de n’importe quel pays, qui parvenait à toucher le Vatican, était sauf » ; l’aide concrète aux juifs par les nonces pontificaux dans les différents pays, à travers la concession de « passeports de protection », qui plaçaient les victimes de la persécution sous la protection spéciale du Vatican ; les monastères de toute l’Europe ouverts pour les juifs en fuite. Pour Zuckermann, « cette conduite magnifique et bénéfique constitua un coup de grâce pour le racisme antisémite et rendit un service incalculable aux relations entre chrétiens et juifs, tandis qu’elle servit à relever dans tant d’esprits la conscience religieuse ». Je retrouve ce texte en conclusion de la biographie de Pie XII de l’Italien Andrea Tornielli (Tempora/éditions du Jubilé).
Tornielli a réalisé un travail tout à fait sérieux à partir d’une documentation considérable. Il n’est, certes, pas le premier à s’être lancé dans une telle entreprise. Robert Serrou, Jean Chélini, Philippe Chenaux l’ont précédé en France. Je ne connais pas toute la production italienne qui doit ressembler assez à la nôtre. Tornielli fait partie de ceux qui estiment Eugenio Pacelli et sont entrés avec lui dans une véritable empathie. Mais cela ne l’empêche pas de procéder en historien, qui n’affirme que sur pièce et montre toujours la complexité des situations et les difficultés qui en résultent pour celui qui assume les responsabilités au plus haut niveau. Bien sûr, il y a des historiens qui sont sur d’autres positions. Je songe en Italie à Giovanni Miccoli, qui adopte une tout autre problématisation (Les dilemmes et les silences de Pie XII, Vatican, Seconde Guerre mondiale et Shoah, éditions Complexe, Bruxelles, 2005). Sans être un adversaire du pape Pacelli à la manière de John Cornwel, il est dans une posture très critique, envisageant l’attitude du pape en fonction de la culture chrétienne, traditionnellement hostile au judaïsme. Sa thèse est que le sort des juifs n’était pas le souci prioritaire de Pacelli qui voulait d’abord protéger les catholiques. Elle conforte aussi le soupçon d’une peur du communisme qui aurait paralysé en partie une attitude plus déterminée contre le nazisme. Enfin, la conclusion tombe quasiment comme un couperet : « L’attitude compromettante de l’Église s’est révélée inadéquate face aux tragédies de la guerre et de la Shoah. »
D’une certaine façon, ce style de jugement fait beaucoup plus mal que les polémiques des adversaires déclarés. Son impartialité très affichée, son intention d’échapper aux passions des camps antagonistes, l’habileté suprême qui consiste à ne pas s’ériger en tiers-parti ou encore en justicier, confortent la stature du Commandeur à la lucidité supérieure. Mais elle ne parvient pas à m’intimider ou me convaincre. Et je m’interroge sur l’attitude qui « aurait été adéquate aux tragédies de la guerre et de la Shoah ». On peut certes imaginer des scénarios. Celui d’un Pie XII partant pour New York et lançant depuis Manhattan des messages comminatoires contre Hitler. Roosevelt, qui l’aimait bien, lui aurait fait le meilleur accueil. Ou encore celui d’un pape se présentant aux portes d’Auschwitz comme victime offerte. Autre hypothèse, celle de la dissolution de l’institution, les membres de l’Église étant invités à entrer en résistance clandestine ou ouverte à travers toute l’Europe… Je ne veux pas faire de l’ironie, j’imagine des solutions et certaines me sont suggérées par des amis qui les ont formulées ouvertement devant moi.
Pardon, mais toutes les projections possibles ne parviennent pas à me convaincre, même si je suis sensible à quelques objections. Est-il vrai que Pacelli fut victime d’un anachronisme ? Celui qui consistait à transposer sur la Seconde Guerre mondiale les principes adoptés par Benoît XV pendant la Première Guerre mondiale. D’évidence, Eugenio Pacelli, qui avait été directement associé à cette politique de compromis en faveur de la paix, ne pouvait pas ne pas en garder la mémoire. Mais on ne peut tenir non plus pour négligeables ses affrontements directs avec les deux formes du totalitarisme moderne. Il les avait observées de près, à Munich et à Berlin. Plus tard, comme collaborateur le plus proche de Pie XI, il avait eu à réagir fermement contre l’une et l’autre, qui donneront lieu à deux encycliques mémorables : Mit brennender Sorge et Divini Redemptori, publiées toutes les deux en 1937, à quatre mois de distance.
Par ailleurs, Miccoli n’échappe pas à la tentation récurrente chez nombre d’historiens de dissocier Pie XI de son secrétaire d’État Pacelli, comme s’il y avait une différence d’orientation doctrinale et politique considérable entre les deux hommes. Ce qui est absolument absurde. Pie XI a choisi son bras droit en connaissance de cause. Il ne pouvait se passer de lui et souhaitait de toute son âme qu’il lui succédât. Bien sûr, il y avait des différences de caractère entre un Ratti plus « sanguin » et un Pacelli plus « secondaire ». Mais faire croire à une opposition substantielle relève de l’imagination et de la sollicitation des faits. Miccoli invoque la dernière déclaration de Pie XI contre l’antisémitisme et le projet d’une encyclique contre le racisme, pour l’opposer à un Pie XII tentant de renouer avec le régime nazi au début de son pontificat. Mais c’est à mon sens tout à fait spécieux. Pie XI lui aussi avait négocié avec les nazis et aurait voulu établir avec les soviétiques des relations diplomatiques que le nonce Pacelli avait été chargé de négocier. Car c’était aussi sa conviction que créer des bases juridiques avec les régimes totalitaires permettait au moins un minimum de possibilités de négociation. Était-ce illusoire dans ces deux cas ? C’était sûrement extrêmement difficile, mais pas tout à fait inopérant. Ou alors il aurait fallu choisir la guerre ouverte, la clandestinité et les risques d’une persécution totale. On n’a pas échappé à la persécution, aux camps et au Goulag ? Sans nul doute, mais comment agir autrement ?
La seule solution adéquate, pour parler comme Miccoli, c’est d’abattre le totalitarisme et, pour cela, il faut des armes, des canons et des avions. Le pape n’en avait pas, ce qui faisait bien rire Staline. Sa seule résistance efficace était spirituelle. A-t-il défailli de ce côté-là ? Ce n’était pas du tout le sentiment du cardinal de Lubac, lui-même résistant de premier rang, sur lequel les accusations contre Pie XII n’eurent jamais le moindre crédit. Dans son livre Résistance chrétienne à l’antisémitisme, (Fayard, 1988), il défend le pape Pacelli, tout comme le pape Ratti qui avait été l’objet des mêmes accusations. Il rappelle ainsi un texte en date du 24 décembre 1940 dont les adversaires de Pie XII ne parlent jamais et où le pape dénonce « le mépris de la dignité, de la liberté et de la vie humaine, d’où découlent des actes qui crient vengeance devant Dieu ». D’ailleurs, le même Lubac note que les fondateurs de Témoignage chrétien, l’organe le plus explicite et le plus engagé de la résistance chrétienne se voulaient avant tout les diffuseurs de la pensée du pape. Les Cahiers du Témoignage chrétien avaient été précédés par une publication intitulée La Voix du Vatican, qui reprenait simplement les textes de certains émissions de Radio-Vatican confiées à un jésuite belge, le père Mistiaen. Ces émissions provoquèrent les protestations constantes de l’ambassadeur de l’Allemagne nazie, mais elles disposaient de l’appui du pape.
Ce témoignage du grand jésuite français me rappelle un récent entretien de Miccoli à La Croix qui, justement, le mettait en cause : « … la reconnaissance de l’héroïcité de ses vertus (celles de Pie XII) conclut selon moi une campagne de réhabilitation menée par l’Église depuis plusieurs mois. Or, à mes yeux, cette campagne s’inscrit dans un mouvement général qui vise à réduire Vatican II : on essaie de montrer que ce fut une confirmation du magistère de Pie XII, alors que ce pape s’en était pris violemment à tous les théologiens – Congar, Chenu, de Lubac – qui ont triomphé pendant le Concile. »
Singuliers propos de la part d’un historien qui se prétend émancipé des polémiques passionnelles ! J’ai assez connu le cardinal de Lubac pour savoir comment il eût réagi à ce genre de jugement à l’emporte-pièce. Prétendre que Pie XII s’en serait pris violemment à lui est proprement absurde. La seule trace que nous ayons des sentiments de ce pape à l’égard du théologien est la lettre de remerciement écrite par le père Béa au nom de Pie XII en remerciement pour l’envoi de quatre ouvrages de l’intéressé. Bien sûr, la tempête de 1950, à propos de la nouvelle théologie, a gravement atteint Henri de Lubac. Faut-il attribuer au Saint-Père la responsabilité directe des sanctions qui s’abattirent sur l’auteur de Surnaturel ainsi que sur Congar, Chenu, Feret et quelques autres ? Cela ne me paraît pas démontré, même si c’est la théologie romaine d’alors qui s’oppose à celle de nos jésuites et dominicains français. En tout cas, nier la forte présence doctrinale de Pie XII dans les textes de Vatican II, c’est nier l’évidence.
Dernière remarque, il est notable que la campagne anti-Pie XII consécutive à l’affaire du Vicaire dans les années 60, a été fortement relayée en France par bon nombre de ceux qui en voulaient au Pape pour l’orientation des dernières années de son pontificat. Est-il exagéré d’affirmer que certains n’ont pas été fâchés de s’associer à un lynchage moral qui les vengeait de leurs déconvenues des années d’après-guerre ? J’ai entendu moi-même d’étonnants règlements de compte, où Pie XII était comparé à Staline, pas moins ! Inutile de dire qu’un Henri de Lubac a eu toujours une souveraine horreur de ce genre de débordements en dépit de l’indéniable blessure morale des années 50. Mais c’est une autre page d’histoire à relire et à méditer.