La télévision était déjà une catastrophe. Elle a habitué une majorité écrasante de la population occidentale à passer l’intégralité de ses soirées, alignée en rang d’oignons sur le canapé, immobile, dans le halo bleuté d’un canon à électrons, avant d’aller se coucher, mutique, la tête pleine de vide. Adieu les discussions, les jeux, les histoires, les chansons, les lectures, les menus travaux, l’intimité, le sommeil même. C’est la caverne de Platon à domicile.
Prothèses électroniques
Mais que dire alors des smartphones et des réseaux sociaux ? Ces inventions diaboliques ont aggravé le mal télévisuel dans des proportions gigantesques. Il suffit d’observer les gens dans les rues, dans le métro, à table, à la maison, à la plage, en promenade, dans les musées, en famille : ils sont tous rivés à leur écran, absents du monde qui les entoure, absents à leurs proches, absents à leur corps, absents à la nature comme à la culture, absents à eux-mêmes, le fil de leur vie psychique étant rempli et dirigé par l’industrie du divertissement et les sollicitations de leur prothèse électronique.
En toute rigueur, d’ailleurs, l’instrument dans cette affaire n’est pas le téléphone. C’est l’humain qui est désormais l’instrument du dispositif technique, lui-même outil de l’entreprise de valorisation infinie du capital. L’humanité tout entière est un gisement de matière cérébrale disponible, une mine de data pour les algorithmes.
Je n’exagère pas : j’observais l’autre jour les passagers d’un TGV ; personne ne lisait, personne ne parlait, personne ne dormait, tout le monde surfait sur le web, regardait une série ou pire, « scrollait » sans fin sur TikTok – dans un silence de mort. La jeune fille devant moi a passé deux heures et demie à enchaîner, d’un simple geste machinal du pouce, des « vidéos » absurdes de 20 secondes à chaque fois : un accident de la route, un chat qui saute, une influenceuse qui se fait les ongles, un rappeur qui éructe, un Chinois qui sculpte de la glace, un débile qui fait exploser sa télé, ad nauseam…
Imagine-t-on l’état de son cerveau après un tel traitement hypnotique ? Les Gafam ont réduit ses capacités de concentration à celles du poisson rouge. De quoi seront capables des générations d’individus esseulés, hébétés, abîmés dans le tripotage frénétique de leur doudou vibratile ?
Sous couvert, donc, de « connecter les gens » – « Connecting People », dit le slogan plein d’humour noir de Facebook –, les réseaux détruisent les fondements mêmes de toute sociabilité proprement humaine. Il est intuitivement évident, et scientifiquement prouvé, que les écrans à haute dose réduisent les capacités d’attention et de concentration, diminuent drastiquement les moyens d’expression et de description, laminent la syntaxe et le vocabulaire, restreignent le champ d’expérience, amenuisent et superficialisent les relations avec les autres, appauvrissent l’imaginaire, fragilisent l’affectivité des adolescents en réduisant leur empathie.
La chose la plus importante à comprendre est que le mal tient à la forme même de ces médias. Injecter des « contenus culturels » dans TikTok ne changerait rien. La dispersion, l’immédiateté, le turn-over, le primat de l’image et du mouvement sont les causes fondamentales du péril. Le contenu ne vient qu’en second.
Pulvérisation des âmes
D’une certaine façon, les réseaux sont spécialisés : Twitter habitue les adultes à « penser » en 140 caractères, sans syntaxe, ni argument – twit veut dire « imbécile » en anglais – ; les SMS, plus prisés des jeunes, travaillent à la disparition du langage articulé lui-même, la pensée étant réduite à l’émotion et l’émotion à l’émoticône. J’observe même chez de plus en plus de gens, une incapacité à exprimer leurs émotions autrement qu’en faisant une grimace, faute de vocabulaire adéquat.
En d’autres termes, beaucoup de jeunes gens se transforment en smiley vivant. TikTok et Instagram favorisent le narcissisme le plus vulgaire et la pulvérisation littérale des âmes par l’enchaînement frénétique des images, sans continuité aucune. Quant à Facebook et LinkedIn, ils accoutument tout le monde à la mentalité putassière, qui porte à mettre sa vie dans une vitrine, comme un produit de consommation, à la recherche névrotique de l’approbation par une foule d’« amis » invisibles.
Une vie de simulacres
Seule, perdue dans un dédale d’images absurdes et de reflets trompeurs, dépendante des petites giclées hormonales déclenchées par chaque notification, par chaque « like », par chaque SMS, pauvre en monde et pauvre en langage, l’humanité numérique vit un processus d’aliénation radicale. Comment ces hommes-là supporteront-ils cette vie de simulacres ? « En ces jours-là, les hommes chercheront la mort, et ils ne la trouveront pas ; ils désireront mourir, et la mort fuira loin d’eux » (Apocalypse 9, 6). Si notre société était gouvernée par des adultes, et non par des prêtres du Baal-Moloch qu’est devenue l’économie, les smartphones et les réseaux sociaux seraient interdits depuis longtemps : on aurait félicité les créateurs pour la prouesse technique… et mis la chose au rebut comme gravement contraire au bien des hommes. À défaut de vivre dans la Cité de Platon ou dans la Jérusalem céleste, nous n’avons donc plus qu’une chose à faire : sécession avec tous ces réseaux.